Tribunal du travail, 1 février 2001, s LE c/ la société en nom collectif Carrefour Monaco

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Abstract🔗

Consommation occasionnelle, par un salarié, de denrées alimentaires appartenant au supermarché sur les lieux et pendant le temps de travail Infraction au règlement intérieur - Faute grave (non) - Motif de licenciement (non) - Licenciement abusif (oui)

Résumé🔗

La consommation sur les lieux et pendant le temps de travail de marchandises appartenant à l'entreprise (un petit pain et une barre de chocolat), compte tenu de son caractère occasionnel et mineur et en l'absence de tout antécédent du salarié, ne pouvait être considéré comme une faute grave, ni même un motif valable de licenciement.

Un boulanger pâtissier engagé par une grande surface est licencié pour faute grave, un peu plus d'un an plus tard, pour avoir fabriqué et consommé un petit pain et une barre de chocolat, sur les lieux et pendant son temps de travail, en infraction avec le Règlement intérieur. L'employeur qu'il a attrait devant le bureau de jugement du Tribunal du travail, en paiement d'indemnités de rupture et dommages et intérêts, soutient, outre la forclusion liée à l'absence de dénonciation du reçu pour solde de tout compte, l'infraction au Règlement intérieur qui interdit la consommation de denrées alimentaires sur les lieux de travail et qualifie le vol de faute grave.

Le Tribunal tient tout d'abord la non dénonciation du reçu comme inopérante car, d'une part il ne comporte aucune date, et d'autre part, il est conçu en termes très généraux. Sur le fond, s'il est vrai que la contravention au règlement intérieur est caractérisée, l'employeur ne démontre pas que le maintien du salarié pendant le préavis était impossible et le licenciement ne pouvait se concevoir pour faute grave. De plus, si cet incident autorisait une mise en garde ou un avertissement, il ne peut toutefois, compte tenu de son caractère occasionnel et mineur, en l'absence de tout antécédent, constituer un motif valable de licenciement. L'indemnité de licenciement est due ainsi que des dommages et intérêts pour rupture abusive en raison de la brutalité de sa mise en œuvre.


Motifs🔗

LE TRIBUNAL,

Après en avoir délibéré conformément à la loi,

Vu la requête introductive d'instance en date du 16 mars 2000 ;

Vu les convocations à comparaître par-devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, suivant lettres recommandées avec avis de réception, en date du 4 avril 2000 ;

Vu les conclusions déposées par Maître Joëlle PASTOR, avocat-défenseur, au nom de Monsieur s LE, en date des 4 mai 2000 et 13 juillet 2000 ;

Vu les conclusions déposées par Maître Étienne LEANDRI, avocat-défenseur, au nom de la SOCIÉTÉ EN NOM COLLECTIF CARREFOUR MONACO, en date des 8 juin 2000 et 12 octobre 2000 ;

Ouï Maître Yann LAJOUX, avocat à la Cour d'appel de Monaco, assisté de Maître Joëlle PASTOR, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, au nom de Monsieur s LE, et Maître Étienne LEANDRI, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco au nom de la SOCIÉTÉ EN NOM COLLECTIF CARREFOUR MONACO, en leurs plaidoiries et conclusions ;

Vu les pièces du dossier ;

Embauché à compter du 4 juillet 1998 par la SNC CARREFOUR MONACO, en qualité d'ouvrier professionnel Boulanger Pâtissier au coefficient 150, s LE a été licencié de cet emploi le 9 juillet 1999 pour faute grave ;

Soutenant d'une part que le grief invoqué par son employeur à l'appui de son licenciement ne constitue ni une faute grave, ni même un motif valable de rupture de son contrat de travail et d'autre part qu'au regard des circonstances dans lesquelles il est intervenu, son congédiement revêt un caractère manifestement abusif, s LE, ensuite d'un procès-verbal de non-conciliation en date du 3 avril 2000, a attrait la SNC CARREFOUR devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, afin d'obtenir l'allocation à son profit, avec intérêts de droit à compter de la citation en conciliation, des sommes suivantes :

– 7.519,00 Francs au titre du préavis,

– 751,00 Francs au titre des congés payés sur le préavis,

– 3.609,12 Francs à titre d'indemnité de licenciement,

– 50.000,00 Francs à titre de dommages et intérêts.

À la date fixée par les convocations les parties ont comparu par leur conseil respectif, et après quatre renvois contradictoires intervenus à la demande des avocats l'affaire a été contradictoirement débattue au cours de l'audience du 14 décembre 2000 et le jugement mis en délibéré pour être prononcé ce jour 1er février 2001 ;

s LE fait valoir, à l'appui de ses prétentions, que les faits qui lui sont reprochés, dont il ne conteste nullement la matérialité, ne peuvent toutefois constituer un motif valable de licenciement dans la mesure où :

  • cette pratique, bien que contraire au règlement intérieur de l'entreprise, a toujours été tolérée par les supérieurs hiérarchiques de la SNC CARREFOUR,

  • ni le bon fonctionnement de l'établissement, ni le maintien de l'ordre ni même le respect de chacun n'ont été troublés par cet acte de « malveillance »,

  • il n'a pas assisté à la réunion au cours de laquelle le chef de rayon aurait rappelé aux salariés l'interdiction qui leur était faite de consommer de la marchandise, sans accord préalable ;

Il estime, en tout état de cause, que la sanction prononcée à son encontre par la SNC CARREFOUR est totalement disproportionnée avec la gravité, toute relative, de la faute commise ;

Il soutient enfin que les conditions de brutalité dans lesquelles il est intervenu, alors qu'il avait jusque-là toujours donné satisfaction à son employeur, faisant preuve notamment d'une totale disponibilité et flexibilité, confèrent à son licenciement un caractère manifestement abusif ;

Il demande en conséquence au Tribunal du Travail de faire droit à l'intégralité de ses prétentions, telles qu'elles ont été exposées ci-dessus ;

La SNC CARREFOUR soutient pour sa part en premier lieu que s LE est forclos en ses demandes, faute par lui d'avoir régulièrement dénoncé le reçu pour solde de tout compte dans le délai de deux mois à compter de sa délivrance ;

Elle prétend subsidiairement que le refus de s LE de se soumettre à la discipline de l'entreprise constitue bien une faute grave justifiant son licenciement immédiat et sans indemnités de rupture ; que dès lors ce dernier ne peut prétendre à l'allocation d'aucune somme à son profit ;

s LE réplique à ces arguments :

  • qu'à partir du moment où le reçu en sa possession n'est pas daté, aucune forclusion ne peut lui être opposée,

  • qu'en tout état de cause, dès lors que le reçu ne portait que sur le paiement de salaires et d'une indemnité de congés payés, il est recevable à solliciter l'allocation d'une indemnité de licenciement et de dommages et intérêts ;

La SNC CARREFOUR rétorque à son tour :

  • qu'il n'est point nécessaire, pour qu'un reçu ait force libératoire, que figure sur l'exemplaire conservé par le salarié la mention manuscrite « pour solde de tout compte », ce dernier étant apte à compléter l'exemplaire qu'il a conservé ;

  • que le reçu pour solde de tout compte signé par s LE ne concerne pas exclusivement le paiement de salaires et de congés payés, mais vise expressément les salaires, accessoires du salaire, remboursements de frais et indemnités de toute nature dus au titre de l'exécution et de la cessation du contrat de travail ;

SUR QUOI,

I - Sur la forclusion tirée de la non dénonciation dans le délai de deux mois du solde de tout compte

En application des dispositions de l'article 7 de la loi n° 638 du 11 janvier 1958 le reçu pour solde de tout compte, délivré par un salarié ne peut avoir d'effet libératoire à l'égard de l'employeur que si les deux conditions suivantes sont cumulativement remplies ;

1°) Le reçu doit satisfaire à des conditions de forme, à savoir :

– établissement en double exemplaire,

– indication en caractères très apparents du délai de forclusion,

  • mention « pour solde de tout compte » apposée de la main du salarié concerné, suivie de sa signature ;

2°) Le salarié ne doit pas avoir usé de la faculté de dénonciation qui lui est reconnue par la loi ;

En l'espèce, s'il résulte certes des pièces versées aux débats que le reçu pour solde de tout compte, délivré par s LE à la SNC CARREFOUR satisfait bien aux conditions de forme susvisées, l'exemplaire demeurant en la possession du salarié ne comporte pas en revanche l'indication de la date à laquelle ce document a été établi ;

Le délai de deux mois imparti pour la dénonciation n'ayant pu, en l'absence de datation par le salarié, commencer à courir, aucune forclusion ne peut en l'espèce être opposée à s LE ;

Dès lors en tout état de cause que le document litigieux non seulement ne comporte pas le détail des sommes allouées à s LE mais a été au surplus rédigé en termes très généraux (il vise les salaires, accessoires du salaire, remboursements de frais et indemnités de toute nature dus au titre de l'exécution et de la cessation du contrat de travail), la signature d'un tel reçu ne peut valoir renonciation du salarié au droit de contester le bien-fondé de son licenciement ;

Aucune forclusion ne peut en conséquence être opposée par la SNC CARREFOUR à la demande en justice introduite par s LE le 16 mars 2000 ;

II - au fond

Aux termes de la lettre de notification de la rupture adressée le 9 juillet 1999 en la forme recommandée avec accusé de réception à s LE, il apparaît que le licenciement pour faute grave de ce salarié a été mis en œuvre pour le motif suivant :

« Le 5 juillet 1999, vous vous êtes fabriqué et avez consommé un » sandwich au chocolat à l'intérieur du laboratoire, pendant vos heures « de travail, ceci malgré le rappel de votre supérieur hiérarchique » Monsieur GA, lors des briefs de rayon, sur l'interdiction de « consommer de la marchandise sans accord préalable. »

La correspondance susvisée comportait en outre le rappel des articles 1 et 3 du titre VI du règlement intérieur, selon lesquels :

  • afin d'assurer le bon fonctionnement de l'établissement et le maintien du bon ordre, de la discipline générale et le respect de chacun, il est notamment interdit de consommer des boissons ou aliments sur le lieu de travail ;

  • le vol, au détriment de l'établissement ou d'un membre du personnel, constitue une faute grave entraînant la résiliation immédiate du contrat de travail ;

S'agissant d'un licenciement prononcé pour faute grave la charge des éléments propres à le justifier incombe exclusivement à l'employeur ;

Il est constant en droit que le contrat individuel de travail place le salarié dans une situation juridique régie par un statut collectif, lequel découle des accords collectifs régissant l'entreprise ou des décisions unilatérales de l'employeur, comportant pour lui des obligations communes ou catégorielles ;

Le salarié doit donc respecter les dispositions du règlement intérieur et des notes de service qui peuvent le compléter, à défaut de quoi il pourra être sanctionné par des observations, voire même au stade ultime par un licenciement ;

En l'espèce il est suffisamment établi par les pièces produites par l'employeur (cf. déclaration signée par s LE le 6 juin 1999 et rapports de Messieurs TH et BE) que s LE a consommé, sur les lieux et pendant les heures de son travail, des marchandises (un petit pain et une barre de chocolat) produites dans le laboratoire de la boulangerie du magasin CARREFOUR ;

Que ce faisant, s LE a effectivement contrevenu aux dispositions de l'article 1er du titre VI du règlement intérieur, lequel interdit au personnel de consommer des boissons ou aliments sur le lieu de travail ;

Qu'en conséquence l'employeur était en droit de prononcer à son encontre une sanction ;

À partir du moment toutefois où la SNC CARREFOUR ne démontre pas que la faute commise par s LE rendait impossible, compte tenu de sa gravité intrinsèque ou de ses conséquences pour l'entreprise, le maintien de ce salarié à son poste de travail pendant la durée limitée du préavis, ce dernier ne pouvait être licencié sur le champ pour faute grave ;

s LE est donc en droit de prétendre, au regard de son ancienneté de services et du montant de son salaire mensuel, à l'allocation des sommes suivantes :

– 7.519,00 Francs à titre d'indemnité compensatrice de préavis, (un mois),

– 751,00 Francs au titre des congés payés y afférents ;

Par ailleurs, si cet incident autorisait certes l'employeur à notifier à s LE une mise en garde écrite voire même un avertissement, il ne peut toutefois, compte tenu de son caractère occasionnel et mineur et en l'absence de tout antécédent, être considéré comme un motif valable de licenciement ;

s LE est dans ces conditions fondé à obtenir le bénéfice de l'indemnité de licenciement prévue par l'article 2 de la loi n° 845 du 27 juin 1968 ;

La SNC CARREFOUR doit dès lors être condamnée à lui payer à ce titre la somme de :

(7.519 x 13) / 25 = 3.909,88 Francs

Le Tribunal du Travail ne pouvant toutefois statuer ultra petita, il sera alloué à s LE la somme qu'il réclame à ce titre dans sa requête introductive d'instance soit : 3.609,12 Francs ;

Le licenciement de s LE revêtant enfin, au regard notamment de la brutalité avec laquelle il a été mis en œuvre, un caractère manifestement abusif, celui-ci est en droit d'obtenir réparation par son employeur, en application des dispositions de l'article 13 de la loi n° 729 du 16 mars 1963, du préjudice à la fois moral et matériel qu'il a subi ;

Il résulte des pièces versées aux débats par la SNC CARREFOUR que s LE a fait l'acquisition d'un fonds de commerce de boulangerie sis à Cap d'Ail qu'il exploite depuis le 5 mai 2000 ;

Le préjudice matériel subi par s LE du 9 juillet 1999 au 5 mai 2000 et le préjudice moral résultant notamment du caractère infamant des griefs invoqués à son encontre (cf. lettre de licenciement qualifiant ces faits de vols), seront justement réparés par l'allocation, au profit de ce dernier, d'une somme de 50.000,00 francs à titre de dommages et intérêts ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,

Statuant publiquement, contradictoirement, en premier ressort après en avoir délibéré,

Rejette la fin de non-recevoir tirée de la forclusion opposée par la SNC CARREFOUR MONACO aux demandes formées par s LE ;

Dit que le licenciement de ce salarié a été mis en œuvre pour un motif non valable ;

Dit en outre que cette mesure revêt un caractère manifestement abusif ;

Condamne en conséquence la SNC CARREFOUR MONACO à verser à s LE les sommes suivantes :

– 7.519,00 Francs (sept mille cinq cent dix-neuf francs) au titre du préavis,

– 751,00 Francs (sept cent cinquante et un francs) au titre des congés payés sur le préavis ;

lesdites sommes portant intérêts à compter de la citation introductive d'instance ;

– 3.609,12 Francs (trois mille six cent neuf francs et douze centimes) à titre d'indemnité de licenciement ;

– 50.000,00 Francs (cinquante mille francs) à titre de dommages et intérêts ;

Condamne la SNC CARREFOUR MONACO aux entiers dépens.

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