Cour d'appel, 19 décembre 1986, R., dame B. et Ministère public c/ L., dame T.

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Abstract🔗

Vol - Contrainte

Photocopie de documents - Détention matérielle provisoire - Infraction consommée - Excuse absolutoire - Conditions

Résumé🔗

La prise de photocopies de documents manuscrits à l'insu et contre le gré de son auteur est constitutive du délit de vol même si la détention matérielle n'a été que provisoire.

Si la doctrine définit l'état de nécessité comme l'état de celui qui, pour sa sauvegarde ou celle d'autrui est contraint de commettre un fait pénalement punissable, la jurisprudence admet que, bien qu'il relève d'une notion strictement exceptionnelle, l'état de nécessité est suffisamment caractérisé par la situation dans laquelle se trouve une personne qui, pour sauvegarder un intérêt matériel ou moral supérieur, n'a d'autre ressource que d'accomplir un acte défendu par la loi pénale, sous réserve que soient réunies trois conditions, à savoir : existence d'une nécessité véritable, infériorité manifeste de la valeur de l'intérêt lésé par l'acte nécessaire à celle de l'intérêt sauvegardé, enfin inexistence antérieurement à cet acte d'une faute de son auteur.


Motifs🔗

La Cour,

Statuant correctionnellement,

Statuant sur les appels relevés par R. P. et B. S., d'une part, le Ministère public, d'autre part, d'un jugement du Tribunal correctionnel en date du 14 octobre 1986, qui, des chefs de vol et de recel, a renvoyé respectivement J.-C. L. et S. T. des fins de la poursuite et débouté lesdits R. et B., parties civiles, de leur action ;

Les faits peuvent être résumés comme suit :

En suite de son licenciement, le 20 avril 1984, du cabinet d'architecture R.-B. où elle avait été embauchée le 17 mai 1983, dame T. assignait son employeur devant le Tribunal du travail en paiement de diverses indemnités ;

A l'effet de démontrer le caractère abusif que revêtait selon elle ledit licenciement, elle remettait à son conseil, Maître Marquilly Hélène, pour être versées à la procédure, les photocopies de brouillons de témoignages établis de la main de R. P. au nom de C. A., F. C. et F. R., lesquelles attestations lui imputant en termes précis et circonstanciés diverses fautes et attitudes dont elle se serait rendue coupable préalablement à son licenciement et qui auraient justifié celui-ci ;

Ces pièces lui avaient été remises fin janvier 1985 par J.-C. L., collaborateur au cabinet d'architecture dont s'agit, lequel reconnaissait avoir, courant septembre 1984, photocopié sur les lieux de son travail les brouillons d'attestations susvisés - en laissant les originaux sur place - dont il venait de prendre connaissance par un collègue de travail, et ce, à seule fin d'éclairer la justice et d'éviter que la juridiction prud'homale ne soit abusée par des témoignages « préfabriqués » ;

En cet état et sur la dénonciation de ces faits à la Direction de la Sûreté publique, il était procédé à une enquête au terme de laquelle P. R. et B. S. déposaient plainte contre L. pour vol et contre dame T. pour recel de vol ensuite de quoi ces derniers étaient cités à comparaître devant le Tribunal correctionnel sous la prévention :

1° L. J.-C. :

d'avoir à Monaco, courant septembre 1984, en tout cas depuis temps non prescrit, frauduleusement soustrait divers documents au préjudice de P. R. et S. B.,

délit prévu et puni par les articles 309 et 325 du Code pénal,

2° S. T. :

d'avoir à Monaco, courant septembre 1984, en tout cas depuis temps non prescrit, sciemment recélé des documents provenant du vol commis par J.-C. L.,

délit prévu et puni par les articles 339 et 325 du Code pénal,

Pour statuer ainsi qu'il l'a fait, le Tribunal, après avoir observé que S. T. n'ignorait pas la provenance des photocopies à elle remises par L. et établies à partir d'originaux momentanément appréhendés aux fins de reproduction à l'insu de son employeur, a estimé que cette soustraction frauduleuse de très courte durée de documents originaux dépourvus par eux-mêmes de valeur patrimoniale avait été justifiée en l'espèce par un état de nécessité : celle de prévenir, par le seul moyen dont le prévenu disposait alors, la commission au détriment de S. T. d'une tentative d'escroquerie au jugement devant le Tribunal du travail, et ce, au moyen de la mise en scène résultant de la production devant cette juridiction de documents destinés à faire croire à une spontanéité des témoignages dont s'agit de nature à accréditer faussement le bien-fondé de griefs formulés à l'encontre de ladite dame T. par son employeur ;

Il a, en conséquence, fondé sa décision de relaxe sur la disparition, en l'espèce, de l'élément légal dudit délit de vol reproché à L. et, par voie de conséquence, sur l'inexistence du délit de recel imputé à dame T. dont ce vol était nécessairement le soutien ;

Les parties civiles appelantes font grief aux premiers juges d'avoir, en statuant de la sorte, inexactement apprécié les éléments de la cause et fait une fausse application de la loi ;

Elles soutiennent, d'une part, que la prise de photocopies par L. des documents litigieux, à leur insu et contre leur gré, est constitutive d'une soustraction frauduleuse car impliquant une détention définitive par le prévenu de l'objet de cette soustraction, d'autre part, que l'état de nécessité ne pouvant s'appliquer qu'à soi-même, c'est à tort que les premiers juges ont retenu cette notion au bénéfice de L. qui a agi pour le compte d'une tierce personne et non pour son propre compte ;

Estimant que les délits de vol et de recel respectivement reprochés à L. et à dame T. sont suffisamment caractérisés au vœu de la loi, elles demandent à la Cour de réformer le jugement déféré et, statuant à nouveau, de faire application aux prévenus de la loi pénale, d'accueillir leur constitution de partie civile et, y faisant droit, de condamner L. et dame T. conjointement et solidairement à leur payer une somme de 10 000 francs à titre de dommages-intérêts ainsi que celle de 8 000 francs au titre de leurs frais irrépétibles ;

Invoquant l'état actuel de la jurisprudence en la matière et considérant les faits de la poursuite comme constitutifs au vœu de celle-ci des délits visés par la prévention, le Ministère public requiert également l'infirmation du jugement entrepris et l'application aux prévenus de la loi pénale compte tenu toutefois des larges circonstances atténuantes existant en la cause ;

L. et dame T. estiment que les premiers juges ont fait une exacte appréciation des faits de la cause et pertinemment déduit leur décision en les renvoyant des fins de la poursuite sans peine ni dépens et en déboutant les parties civiles de leur action ;

Ils concluent, en conséquence, à la confirmation du jugement déféré dans toutes ses dispositions ;

Sur ce,

Considérant que la qualification de vol n'est plus, en l'état actuel de la jurisprudence, subordonnée à l'existence chez l'agent d'une volonté d'appropriation définitive de l'objet soustrait mais s'applique à tout acte matériel de disposition ou d'appréhension sans qu'il soit nécessaire de se livrer à une recherche de l'intention délictuelle ;

Que le dol général révélé par l'acte matériel étant considéré désormais comme suffisant pour caractériser le délit, il doit en être induit, en l'espèce, qu'en prenant des photocopies des brouillons visés par la prévention aux fins par lui spécifiées, à l'insu et contre le gré du propriétaire de ces documents, L., qui en a eu ainsi la détention matérielle, fut-elle simplement provisoire, les a nécessairement appréhendés commettant ce faisant une infraction à la loi pénale ;

Mais considérant qu'en l'état du moyen de défense tiré par L. de l'état de nécessité, par lui allégué, et invoqué comme fait justificatif de l'acte incriminé, il échet d'apprécier la valeur de ce moyen au regard des faits de la cause ;

Considérant que si la doctrine définit l'état de nécessité comme l'état de celui qui, pour sa sauvegarde ou celle d'autrui est contraint de commettre un fait pénalement punissable, la jurisprudence admet que, bien qu'il soit une notion strictement exceptionnelle, l'état de nécessité est suffisamment caractérisé par la situation dans laquelle se trouve une personne qui, pour sauvegarder un intérêt matériel ou moral supérieur, n'a d'autre ressource que d'accomplir un acte défendu par la loi pénale, à condition que soient réunies trois conditions, à savoir : existence d'une nécessité véritable, infériorité manifeste de la valeur de l'intérêt lésé par l'acte nécessaire à celle de l'intérêt sauvegardé, enfin inexistence antérieurement à cet acte d'une faute de son auteur ;

Considérant qu'il apparaît, en l'espèce, que la nécessité de photocopier des brouillons rédigés par R. d'attestations destinées à être produites en justice - ce qui est d'ailleurs advenu - comme des témoignages écrits, spontanés et concordants de tierces personnes, revêtait un caractère d'autant plus impérieux pour L. que le recours à la reproduction de ces documents et la remise de leur photocopie à dame T. constituaient le seul moyen objectivement efficace pour faire échec à une frauduleuse administration de la preuve judiciaire à l'occasion du litige qu'il savait pendant devant le Tribunal du travail entre cette collègue de bureau et ledit R. ;

Considérant, en outre, qu'il ne saurait être fait grief à L. d'avoir fait passer le souci d'éviter une déloyale et captieuse information des juges avant tout autre considération et privilégié ainsi l'intérêt supérieur de la justice par rapport à l'intérêt patrimonial de R. d'une valeur manifestement bien moindre et partant insusceptible d'être mis en balance avec lui ;

Considérant enfin qu'il n'y a pas à la base de l'état de nécessité invoqué par L. une faute commise par ce dernier ;

Considérant dès lors que toutes les conditions requises pour que l'état de nécessité soit réputé exister étant en l'espèce réunies, c'est à bon droit que les premiers juges ont relaxé L. du délit de vol à lui reproché et dame T. du délit de recel dont ce dernier était nécessairement le soutien juridique ;

Considérant que l'acte nécessaire accompli par L. n'ayant pas causé à R. et dame B. un dommage dont ces derniers soient en mesure de justifier, c'est également à juste titre que les premiers juges les ont déboutés de leur action ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

et ceux non contraires des premiers juges,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

Jugeant correctionnellement,

Accueille, en la forme, R. P. et dame B. S. et le Ministère public en leur appel respectif ;

Les y déclarant mal fondés, les en déboute ;

Confirme le jugement entrepris du 14 octobre 1986 ;

Composition🔗

MM. Vialatte, prem. prés. ; Rossi, cons. rapp. ; Serdet, subst., MMe Karczag-Mencarelli et Marquilly, av. déf. ; Dumont, av. (Cour d'appel de Paris).

Note🔗

La Cour de révision par arrêt du 17 mars 1987 a prononcé la déchéance du pourvoi formé contre cette décision. En l'espèce, l'auteur des documents photocopiés, voulant produire des attestations dans une instance judiciaire, avait préalablement établi le modèle de celles-ci, destiné à être reproduit par des témoins.

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