Cour d'appel, 21 mars 1978, État de Monaco c/ Dame Veuve R.

  • Consulter le PDF

Abstract🔗

Responsabilité de la puissance publique

Refus de concours de la force publique - Responsabilité sans faute de l'Administration.

Résumé🔗

Le refus par l'autorité administrative de faire exécuter une décision judiciaire, en raison de circonstances touchant à l'ordre ou la sécurité, justifiant certaines inobservations des règles de droit, au point de ne plus être entachées d'irrégularité ou d'abus de pouvoir, n'en laisse pas moins subsister l'obligation pour l'Administration d'indemniser le particulier qui en est la victime, celui-ci n'ayant pas à supporter les conséquences d'une décision prise dans l'intérêt général.

L'action en réparation du préjudice résultant de ce refus a pour fondement une responsabilité sans faute de l'Administration, découlant du principe de l'égalité des citoyens devant la loi et les charges publiques, consacré par la Constitution, de même que le respect de la propriété.

Il ne peut être envisagé un ordre public particulier local, qui permettrait de faire supporter à certaines personnes les conséquences pécuniaires des avantages, dont il paraîtrait opportun, pour des considérations humanitaires, d'ordre ou de sécurité, de faire bénéficier d'autres personnes.


Motifs🔗

La Cour,

Statuant sur l'appel régulièrement interjeté, en la forme, par le Ministre d'État contre le jugement du Tribunal du 5 mai 1977 qui, faisant droit à la demande de la dame R., l'a condamné à payer à celle-ci les sommes de 26 833,22 F. et 8 357,60 F., représentant les loyers et charges demeurés impayés pour la période écoulée depuis la date à partir de laquelle il a refusé le concours de la force publique pour l'expulsion de la famille V., ordonnée par une décision de justice définitive et revêtue de la formule exécutoire ;

Attendu que par jugement du Tribunal du 11 décembre 1969, le sieur V., a été déclaré déchu de son droit au maintien dans les lieux, pour un appartement sis ., et son expulsion, ainsi que celle de tous occupants de son chef, a été ordonnée par toutes voies et moyens de droit, au besoin avec l'aide de la force publique ; que cette décision étant devenue définitive, le Procureur Général, à l'issue d'une tentative de conciliation, a déclaré le 20 mars 1970, ne pas s'opposer à ce que le Commissaire de Police fasse droit aux réquisitions de l'huissier chargé de l'expulsion ;

Que néanmoins, la dame R. n'a pu obtenir cette assistance qui lui fut refusée encore le 7 juillet 1976, date à laquelle le Conseiller de Gouvernement pour l'Intérieur, déclarait avoir accordé un ultime délai jusqu'au 30 avril 1977, compte tenu du cas social que représentait la dame V. ;

Attendu que le Ministre d'État déclare qu'il a pu supposer que la dame R. prenait en considération, pendant 6 ans, la situation pitoyable de sa locataire, abandonnée, et qu'il a estimé, lors de la reprise de ses poursuites et en présence d'un cas social préoccupant, que l'ordre public risquait d'être gravement perturbé si la dame V. et sa fille étaient expulsées et leurs meubles mis sur la voie publique ; qu'il estime avoir le droit et même le devoir d'apprécier les conséquences d'une mesure d'exécution au regard de l'ordre et de la sécurité publics sans que le refus opposé à cette exécution crée pour une charge ; qu'il reproche donc au jugement d'avoir retenu en faveur de la dame R. un droit à réparation que ce soit sur la base de la responsabilité délictuelle ou de la responsabilité fondée sur le risque, selon que le motif de refus serait ou non justifié ; que ce double fondement n'avait pas à être évoqué alors surtout que le Tribunal ne s'est pas prononcé sur la notion d'ordre public monégasque, avec les considérations humanitaires et sociales qui lui sont propres, et qu'il lui a échappé que les occupants de l'appartement pouvaient être bénéficiaires d'un droit personnel au maintien en vertu de l'article 10 de l'Ordonnance-Loi n° 669, d'ordre public, auquel cas la propriétaire aurait du être renvoyée au recouvrement de ses loyers contre les nouveaux maintenus dans les lieux ;

Attendu que l'intimée soutient, sur ce dernier point, que l'article 10 de la loi n° 669 n'est pas applicable quand l'occupant principal n'a aucun droit à transférer à son conjoint ou ses descendants ; et, pour le surplus, que l'obligation de faire exécuter les décisions revêtues de la formule exécutoire prévue par l'article 471 du Code de Procédure Civile est d'ordre public et que si le Ministre d'État décide de méconnaître cette obligation, pour des considérations dont il se déclare seul juge, il doit réparer le préjudice qui en résulte et indemniser la personne à qui est demandé, dans ce qu'il estime être l'intérêt général, un sacrifice particulier ;

Qu'elle relève, enfin, que le Tribunal a limité cette réparation aux loyers et charges dus à la date du 31 décembre 1976, mais qu'en invoquant le fait que l'occupation de la dame V. s'est prolongée jusqu'à la fin de septembre 1977, date de son relogement par l'Administration, elle demande par voie d'appel incident que soit ajouté à la condamnation prononcée, le montant de neuf mois de loyers et de charges, soit 5 107,50 F. ;

Attendu qu'à juste titre, l'appelant n'insiste pas verbalement sur son argument tiré de l'article 10 de la loi n° 669 ; qu'en effet, le conjoint ou les descendants ne peuvent bénéficier de la transmission du droit au maintien dans les lieux de leur auteur, occupant principal, que pour autant que celui-ci aurait disposé, lors de son décès ou de son départ, d'un tel droit, ce qui n'était pas le cas, nul ne pouvant transférer plus de droits qu'il n'en a lui-même ; qu'en l'espèce, la dame V. n'a jamais pu prétendre à un droit personnel et que c'est logiquement que la dame R. ne l'a pas actionnée en paiement de loyers, dont le défaut de règlement chronique, avait entraîné le jugement du 11 décembre 1969 ;

Attendu que le Ministre d'État ne peut davantage être suivi lorsqu'il estime que la dame R. avait elle-même sursis aux poursuites en expulsion, puisqu'à l'occasion de sa nouvelle demande insistante d'avril 1976 auprès de la Direction de la Sûreté Publique, il répondait qu'il était accordé à la dame V. un ultime délai jusqu'au 30 avril 1977, date qui n'a elle-même pas été respectée, les lieux n'ayant été libérés que fin septembre 1977 ;

Attendu cependant qu'en son assignation et ses conclusions de première instance, la dame R. n'invoquait pas l'abus de pouvoir ou la faute de l'Administration mais demandait seulement à être indemnisée du préjudice résultant pour elle du refus de prêter main forte à l'exécution d'une décision revêtue de la formule exécutoire, en invoquant la jurisprudence française constante depuis l'arrêt Couiteas du 30 novembre 1923 ;

Qu'il était dès lors inutile d'envisager que le droit à indemnisation par l'Administration puisse être recherché soit sur le fondement de la responsabilité délictuelle lorsque le refus d'exécution n'est pas fondé sur des motifs valables, soit dans l'hypothèse contraire, sur celui du risque, inexactement invoqué en l'espèce par le Tribunal, car il ne s'applique qu'aux travaux ou activités d'intérêt public dangereux ; que la responsabilité sans faute de l'Administration servant de base à la demande, telle que formulée, ne peut découler que du principe de l'égalité des citoyens devant les charges publiques ;

Attendu, en effet que c'est sur ce fondement que la jurisprudence du Conseil d'État, constamment maintenue depuis 1923, estime que si des circonstances touchant à l'ordre ou la sécurité peuvent justifier certaines inobservations des règles de droit par l'Administration au point de ne plus être entachées d'irrégularité ou d'abus de pouvoir, il n'en subsiste pas moins l'obligation pour elle d'indemniser le particulier qui en est victime, car il n'a pas à supporter les conséquences pécuniaires d'une décision prise dans l'intérêt général ;

Qu'il en est régulièrement ainsi en cas de refus ou de retard considérable apporté à exécuter des décisions de justice ordonnant des expulsions ou évacuations, le justiciable nanti d'une sentence définitive étant en droit de compter sur la force publique pour assurer l'exécution du titre qui lui a été ainsi délivré (Cons. d'État 22 janv. 1943, 23 mars 1945), que le droit à indemnisation a même été retenu en un cas où le refus d'exécution d'une décision judiciaire se fondait sur une disposition législative récente interdisant l'expulsion de certaines catégories de personnes (Cons. d'État 25 janv. 1963) ;

Attendu que devant la généralité du principe de l'égalité devant la loi et devant les charges publiques, consacré par la Constitution de même que le respect de la propriété, il ne peut être envisagé un ordre public particulier local, qui permettrait de faire supporter à certaines personnes les conséquences pécuniaires des avantages dont il paraîtrait opportun, pour des considérations humanitaires, d'ordre ou de sécurité, de faire bénéficier d'autres personnes ; que le jugement entrepris doit donc être confirmé en ce qu'il a reconnu le droit de la dame R. à être indemnisée du préjudice qu'elle a subi ;

Attendu sur le montant de cette indemnisation, que la dame R. s'est bornée à demander le paiement des loyers et charges dont elle a été privée ; que si le Tribunal en a limité le montant à une date voisine de celle à laquelle il statuait, la dame V. occupant alors encore les lieux, la date du départ de celle-ci, donc de la fin du trouble affectant la propriétaire, est maintenant connue et qu'il y a lieu de faire droit aux fins de l'appel incident demandant un complément d'indemnisation égal au montant des loyers et charges relatifs à cette période supplémentaire ; que le montant global de l'indemnisation doit donc être de : 26 833,22 F. + 8 357,60 F. + 5 107,50 F., soit 40 298,32 F. ;

Attendu que l'appelant qui succombe en son recours doit supporter la charge des dépens ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Accueille M. Le Ministre d'État en son appel, mais l'y déclare mal fondé et l'en déboute et, faisant droit aux fins de l'appel incident de la dame R., condamne M. le Ministre d'État à lui payer la somme de 40 298,32 F. ;

Note🔗

NOTE : Voir supra la décision rendue par le tribunal de première instance le 5 mai 1977 et infra, celles rendues par la Cour de révision les 13 octobre 1978 et 4 mai 1979 et la note signée R. Vialatte.

  • Consulter le PDF