Tribunal du travail, 23 juin 2023, Monsieur A. c/ La société anonyme monégasque dénommée F. exploitant sous l’enseigne G.

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Abstract🔗

Contrat de travail – Qualification (non

Résumé🔗

Il convient d'apprécier si Monsieur A. était lié par un contrat de travail avec la société F. afin de déterminer la compétence du Tribunal et ce peu importe la dénomination que les parties ont donnée à leur collaboration, seule la réalité matérielle de la relation permettant de caractériser la nature salariale ou non.

Le simple fait d'exercer un mandat social n'écarte pas de facto la possibilité d'une relation salariale. Le contrat de travail peut en effet se cumuler avec l'exercice d'un mandat social sous trois conditions cumulatives :

  • • l'effectivité de fonctions techniques, distinctes de celles indiquées par le mandat social,

  • • le maintien d'un lien juridique de subordination continue entre l'employé et la société,

  • • l'existence d'une rémunération du contrat de travail distincte de celle du mandat social.

En l'absence de fonctions techniques distinctes, Monsieur A. ne peut être considéré comme lié par un contrat de travail avec la société F et le Tribunal du travail est incompétent pour statuer sur les conséquences de la cessation des relations entre les parties. En outre, au regard de la diversité et de l'importance des prérogatives que le Conseil d'Administration lui a confiées le 30 avril 2019, Monsieur A. disposait de pouvoirs très larges et étendus et ne se trouvait nullement soumis, à l'égard des instances dirigeantes de la société, à un contrôle continu générateur d'une subordination. Cette absence de lien de subordination n'est pas contredite par l'incident survenu en mai 2021, Monsieur A. disposant bien, au titre de son mandat d'Administrateur, du pouvoir de nommer et révoquer tous agents, employés et ouvriers, fixer les conditions de leur admission et de leur renvoi, ainsi que tous traitements, salaires, remises et gratifications.


TRIBUNAL DU TRAVAIL

JUGEMENT DU 23 JUIN 2023

En la cause de Monsieur A., demeurant Résidence x1 à VILLENEUVE-LOUBET (06270) ;

Demandeur, ayant élu domicile en l'étude de Maître Christophe SOSSO, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par Maître Nicolas MATTEI, avocat au barreau de Nice ;

d'une part ;

Contre :

La société anonyme monégasque dénommée F. exploitant sous l'enseigne G., dont le siège social se situe immeuble x2 à MONACO ;

Défenderesse, ayant élu domicile en l'étude de Maître Arnaud ZABALDANO, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, substitué et plaidant par Maître Arnaud CHEYNUT, avocat-défenseur près la même Cour ;

d'autre part ;

Visa🔗

LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,

Après en avoir délibéré conformément à la loi ;

Vu la requête introductive d'instance en date du 6 décembre 2021, reçue le même jour ;

Vu la procédure enregistrée sous le numéro 35-2021/2022 ;

Vu les convocations à comparaître par-devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, suivant lettres recommandées avec avis de réception en date du 4 janvier 2022 ;

Vu les conclusions récapitulatives de Maître Christophe SOSSO, avocat-défenseur au nom de Monsieur A., en date du 16 mars 2023 ;

Vu les conclusions récapitulatives de Maître Arnaud ZABALDANO, avocat-défenseur au nom de la S. A. M. F., en date du 13 avril 2023 ;

Après avoir entendu Maître Nicolas MATTEI, avocat au barreau de Nice, pour Monsieur s. C., et Maître Arnaud CHEYNUT, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, substituant Maître Arnaud ZABALDANO, avocat-défenseur près la même Cour, pour la S. A. M. F., en leurs plaidoiries à l'audience du 4 mai 2023 ;

Vu les pièces du dossier ;

Motifs🔗

Soutenant être engagé par contrat de travail par la société anonyme monégasque F. exploitant sous l'enseigne G. depuis le 1er janvier 1997 et avoir subi une rupture abusive de son contrat de travail au 30 juin 2021, Monsieur A. a saisi le Tribunal du travail par requête reçue le 6 décembre 2021 afin d'obtenir :

  • 181.652 euros d'indemnité de congédiement,

  • 22.027 euros de solde de congés payés,

  • 76.248 euros de délai-congé ou préavis,

  • 7.624 euros de congés payés sur délai-congé ou préavis,

  • 25.000 euros de solde bonus 2017,

  • 14.000 euros de solde bonus 2019,

  • 24.500 euros de solde bonus 2020,

  • 35.000 euros de bonus 2021 au prorata de janvier à juin 2021,

  • 609.984 euros de dommages et intérêts pour conditions de mise en oeuvre du licenciement,

  • 902.896 euros de manque à gagner entre les indemnités de la GSC et le cas du maintien de la rémunération globale jusqu'au 31 décembre 2024 (acquisition des 168 trimestres nécessaires),

  • 785.162 euros de manque à gagner à court terme (soit à compter du 1er janvier 2025) entre la rente partielle de retraite et celle qu'il aurait dû percevoir en raison des trimestres et points manquants,

  • 170.302 euros de manque à gagner à court terme (soit à compter du 1er janvier 2025) de la rente viagère,

  • la délivrance de la documentation sociale sous astreinte de 500 euros par jour de retard,

  • les dépens,

le tout avec intérêts au taux légal et sous le bénéfice de l'exécution provisoire.

À défaut de conciliation l'affaire était renvoyée devant le Bureau de Jugement.

Par conclusions récapitulatives du 13 avril 2023, la S. A. M. F. soulève l'incompétence du Tribunal du travail, elle sollicite en outre que les pièces n°s 22, 28 et 44 en langue étrangères soient écartées des débats et que Monsieur A. soit condamné à 30.000 euros au titre des frais irrépétibles.

Elle fait valoir pour l'essentiel que :

  • les pièces non traduites communiquées par Monsieur A. sont irrecevables,

  • le contrat de travail avait disparu depuis de nombreuses années, en tous cas depuis janvier 2011,

  • les conditions permettant le cumul d'un mandat d'administrateur avec des fonctions salariales ne sont pas réunies,

  • il n'assumait aucune fonction technique distincte de celle d'administrateur en sa qualité de Directeur Général,

  • ses fonctions commerciales avaient été absorbées sept ans avant sa nomination en qualité d'Administrateur,

  • il bénéficiait d'une délégation de signature bancaire pour toutes les opérations de plus de 150.000 euros,

  • il avait été exclu du statut de salarié par l'assurance chômage,

  • aucun lien de subordination n'existait,

  • il gérait la société en toute autonomie,

  • il ne rendait compte qu'à la société mère,

  • le contrat de travail ayant disparu depuis plus de cinq ans, Monsieur A. est forclos dans ses prétentions à ce titre.

Par conclusions récapitulatives du 16 mars 2023, Monsieur A. soutient la compétence du Tribunal du travail.

Il fait valoir pour l'essentiel que :

  • le cumul d'un contrat de travail avec un mandat social est parfaitement admis,

  • il a été nommé Directeur Général salarié le 1er août 2003,

  • ce n'est qu'à partir du 4 janvier 2007 qu'il a été nommé Administrateur (non délégué) de la société, en sus de ses fonctions salariales,

  • en sa qualité d'Administrateur de la société il avait des fonctions très spécifiques et restreintes, celle d'assistance dans l'établissement des orientations stratégiques relatives au développement commercial de la société,

  • ce n'est qu'en 2019 qu'un directeur commercial a été embauché, prouvant que les fonctions techniques salariales de Monsieur A. étaient toujours effectives,

  • il s'occupait de la relation commerciale complète au sein de l'entreprise,

  • la décision de Pôle Emploi n'engage ni Monsieur A. ni la S. A. M. F. quant à la nature de la relation de travail,

  • le contrat de travail n'a jamais disparu, aucune documentation en ce sens n'ayant été établie,

  • en qualité de Directeur Général le salarié a continué à être destinataire de directives de la part du Président Délégué et d'autres entités du groupe,

  • il n'était pas investi des pouvoirs les plus étendus dans le cadre de ses fonctions salariales,

  • il a exercé son activité sous le contrôle permanent du Conseil d'Administration ou du Président Délégué,

  • un avenant au contrat de travail a été régularisé le 7 juin 2018, démontrant son existence,

  • la rémunération de Monsieur A. était clairement distinguée entre son salaire et son indemnité d'Administrateur.

SUR CE,

Aux termes de l'article 1er de la loi n° 739 du 16 mars 1963, le contrat de travail est la convention par laquelle une personne s'engage temporairement à exécuter un travail sous l'autorité et au profit d'une autre contre le paiement d'une rémunération déterminée.

En application de l'article 1er de la loi n° 446 du 16 mai 1946, le Tribunal du travail a compétence exclusive pour connaître de tous les litiges individuels nés à l'occasion du contrat de travail.

Il convient dès lors d'apprécier si Monsieur A. était lié par un contrat de travail avec la société F. afin de déterminer la compétence du Tribunal et ce peu importe la dénomination que les parties ont donnée à leur collaboration, seule la réalité matérielle de la relation permettant de caractériser la nature salariale ou non.

Le simple fait d'exercer un mandat social n'écarte pas de facto la possibilité d'une relation salariale. Le contrat de travail peut en effet se cumuler avec l'exercice d'un mandat social sous trois conditions cumulatives :

  • l'effectivité de fonctions techniques, distinctes de celles indiquées par le mandat social,

  • le maintien d'un lien juridique de subordination continue entre l'employé et la société,

  • l'existence d'une rémunération du contrat de travail distincte de celle du mandat social.

En l'espèce, la relation s'est enchaînée chronologiquement de la manière suivante :

  • Monsieur A. a été embauché comme Directeur commercial le 1er janvier 1997,

  • il a été investi de fonctions sociales spécifiques le 4 janvier 2007, à savoir :

    • l'assistance dans l'établissement des orientations stratégiques relatives au développement commercial de la société,

  • sans aucun pouvoir de signature, y compris sur les comptes,

  • il a acquis des actions le 4 janvier 2007,

  • il a été nommé Directeur Général à compter du 1er août 2003,

  • il a été nommé Administrateur le 4 janvier 2007, avec pour mission spécifique l'assistance en orientations stratégiques,

  • il s'est vu attribuer le pouvoir d'engager des sommes de plus de 150.000 euros, conjointement avec un autre administrateur le 1er octobre 2013,

  • il a reçu un mandat spécial pour des missions spécifiques à trois reprises en 2016 et 2018,

  • au titre de son mandat d'administrateur, il a reçu, le 28 mai 2018, les missions spécifiques suivantes :

    • assistance dans l'établissement des orientations stratégiques relatives au développement commercial de la société,

    • signer conjointement tout chèque dans le cadre de sa délégation de signature,

  • un avenant à son contrat de travail a été signé le 7 juin 2018 rappelant :

    • sa fonction de Directeur Général depuis le 1er juin 2003, rémunéré 240.000 euros brut annuels outre un bonus annuel de 70.000 euros basé sur performance,

    • son mandat d'administrateur chargé de missions spécifiques depuis 2006 rémunéré 40.000 euros annuels,

  • au titre de son mandat d'administrateur, il a reçu le 30 avril 2019 les missions spécifiques suivantes :

    • Conjointement avec Madame j. D., Administrateur :

      • nommer et révoquer tous agents, employés et ouvriers, fixer les conditions de leur admission et de leur renvoi, ainsi que tous traitements, salaires, remises et gratifications,

      • diriger et surveiller les bureaux chargés du service commercial et de la comptabilité,

      • signer la correspondance,

      • passer et accepter tous traités et marchés, à forfait ou autrement, rentrant dans l'objet de la société, faire toutes soumissions, prendre part à toutes adjudications, fournir tous cautionnements,

      • toucher les sommes dues à la société et payer celles qu'elle doit, régler et arrêter tous comptes, contracter et résilier toutes assurances, souscrire, endosser, accepter, négocier et acquitter tous effets de commerce,

      • signer ou établir tous chèques, donner tous ordres de virement en respectant les pouvoirs bancaires ci-dessous définis,

      • exercer toutes actions judiciaires, tant en demandant qu'en défendant, représenter la société dans toutes opérations de faillite ou liquidation judiciaire,

      • faire tous traités et transactions, consentir tous acquiescements et désistement, ainsi que toutes subrogations, saisies, oppositions et autres droits, avant et après paiement,

      • demander ou consentir tous acquiescements et prorogations, faire faire toutes réparations, arrêter tous devis et conventions,

      • retirer de la poste tous objets recommandés, toutes sommes et tous plis,

      • faire tous actes de ventes, achats, subrogations, affectations hypothécaires, mainlevées et tous autres actes comportant la forme authentique,

      • aux effets ci-dessus, passer et signer tous actes et pièces, constituer tous mandataires spéciaux et, généralement, faire tout ce qui sera nécessaire pour l'administration courante des affaires de la société et de l'exécution des décisions du Conseil,

    • Seul :

      • assistance dans l'établissement des orientations stratégiques sur le développement commercial de la société.

    • Conjointement avec toute autre personne habilitée :

      • fonctionnement des comptes bancaires.

Ainsi, s'il ne fait pas débat que deux rémunérations distinctes ont bien été maintenues tout au long de la relation, il convient de déterminer si Monsieur A. disposait de fonctions techniques distinctes de celles indiquées par son mandat social et s'il était maintenu sous un lien de subordination continu avec son employeur.

La mission d'assistance dans l'établissement des orientations stratégiques sur le développement commercial de la société est une mission très spécifique, elle se résume à du conseil et se limite à l'aspect stratégique. Elle ne se confond nullement avec la fonction de Directeur Général, bien plus générale et qui recoupe notamment la gestion quotidienne de l'entreprise, les relations commerciales et administratives. Des fonctions techniques distinctes perduraient dès lors après la nomination en qualité d'administrateur avec mission spécifique.

En revanche, à compter du 30 avril 2019, Monsieur A., en qualité d'Administrateur, s'est vu confier la direction complète de la société. La liste exhaustive de ses prérogatives ne permet alors plus de les distinguer de celles de Directeur Général, dont l'ensemble des tâches sont reprises au titre de son mandat d'administrateur.

La description de ses fonctions salariales, réalisée par ses soins dans le questionnaire Pôle Emploi en 2014, ne diverge pas non plus des missions qui lui ont été ensuite dévolues au titre de son mandat social. Ainsi « l'élaboration de la stratégie commerciale de l'entreprise, le développement du chiffre d'affaires sur tous les marchés, la gestion humaine et financière de l'entité juridique » correspondent aux missions de direction des ressources humaines, direction des volets commerciaux et comptables, direction financière listées dans le procès-verbal d'Assemblée Générale du 30 avril 2019.

Par ailleurs, aucune des tâches exercées quotidiennement par Monsieur A., retranscrites dans les mails qu'il produit, ne constitue une fonction technique distincte, sa gestion commerciale de la société (discussions sur les commandes, les prix…) répondant à la mission d'administrateur de « direction et surveillance des bureaux chargés du service commercial et de la comptabilité ».

En l'absence de fonctions techniques distinctes, Monsieur A. ne peut être considéré comme lié par un contrat de travail avec la société F et le Tribunal du travail est incompétent pour statuer sur les conséquences de la cessation des relations entre les parties.

En outre, au regard de la diversité et de l'importance des prérogatives que le Conseil d'Administration lui a confiées le 30 avril 2019, Monsieur A. disposait de pouvoirs très larges et étendus et ne se trouvait nullement soumis, à l'égard des instances dirigeantes de la société, à un contrôle continu générateur d'une subordination.

Cette absence de lien de subordination n'est pas contredite par l'incident survenu en mai 2021, Monsieur A. disposant bien, au titre de son mandat d'Administrateur, du pouvoir de nommer et révoquer tous agents, employés et ouvriers, fixer les conditions de leur admission et de leur renvoi, ainsi que tous traitements, salaires, remises et gratifications.

Monsieur A. succombant, il sera condamné aux entiers dépens.

Il convient en outre de le condamner à verser à la société F une somme qu'il est équitable de fixer à 1.500 euros au titre des frais irrépétibles.

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

LE TRIBUNAL DU TRAVAIL, statuant publiquement, contradictoirement, en premier ressort et après en avoir délibéré,

Se déclare incompétent pour statuer sur les demandes de Monsieur A. à l'encontre de la société anonyme monégasque F. exploitant sous l'enseigne G. ;

Condamne Monsieur A. aux entiers dépens ;

Condamne Monsieur A. à verser à la S. A. M. F. exploitant sous l'enseigne G. la somme de 1.500 euros (mille cinq cents euros) au titre des frais irrépétibles ;

Composition🔗

Ainsi jugé par Madame Cyrielle COLLE, Juge de Paix, Président du Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, Messieurs Jean-François RIEHL et Anthony GUICHARD, membres employeurs, Messieurs Karim TABCHICHE et Fabrizio RIDOLFI, membres salariés, assistés de Madame Céline RENAULT, Secrétaire adjoint, et - en l'absence d'opposition des parties - mis à disposition au Secrétariat du Tribunal du Travail, le vingt-trois juin deux mille vingt-trois.

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