Tribunal du travail, 4 octobre 2018, Monsieur j. R. c/ SAM V. SHIPS MONACO

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Abstract🔗

Contrat de travail - Licenciement économique - Charge de la preuve pesant sur l'employeur de la réalité et de la validité du motif de la rupture

Contrat de travail - Licenciement abusif - Rupture abusive (non) - Dommages-intérêts (non)

Résumé🔗

En droit, la rupture du contrat de travail pour un motif non inhérent à la personne du salarié résultant d'une suppression d'emploi rendue nécessaire par l'existence effective de la restructuration de l'entreprise constitue un licenciement économique. Si le Juge ne peut apprécier la pertinence de la décision prise par l'employeur, il lui appartient néanmoins de contrôler la réalité du motif économique, c'est-à-dire en l'occurrence de la nécessité économique de la réorganisation (difficultés économiques ou sauvegarde de la compétitivité) et de l'effectivité de la suppression du poste, dont la charge de la preuve revient à l'employeur. Constitue un motif économique de licenciement, le motif non inhérent à la personne du salarié résultant d'une suppression effective d'emploi consécutive à des difficultés économiques réelles et non passagères ou aux nécessités de restructuration de l'entreprise. Il incombe ainsi à l'employeur, qui a la charge de la preuve de la réalité et de la validité du motif de la rupture, de démontrer par des éléments objectifs susceptibles de vérification par le Tribunal que le licenciement était fondé sur un motif non inhérent à la personne du salarié résultant d'une suppression de son emploi consécutive à une réorganisation de l'entreprise. À cet égard, il doit matériellement établir la nécessité économique de la restructuration et l'effectivité de la suppression du poste.

La réorganisation de l'entreprise, bien qu'elle relève du pouvoir de direction de l'employeur, ne peut se faire au détriment de l'emploi dans le cadre de simples choix de gestion discrétionnaires qui ne seraient pas rendus nécessaires par des difficultés financières ou la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise. En effet, la suppression de poste ne peut constituer un motif valable de rupture que si l'employeur rapporte la preuve aussi bien de son effectivité que de sa nécessité économique. La réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient. Répond à ce critère la réorganisation mise en œuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l'emploi. Dès lors que la présente juridiction constate que la réorganisation de l'entreprise entraînant la suppression d'emploi est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité, elle n'a pas le pouvoir de contrôler le choix effectué par l'employeur entre les différentes solutions possibles.

Constitue un licenciement abusif l'existence d'une faute commise par l'employeur dans l'exercice de son droit de mettre fin au contrat de travail, laquelle peut consister notamment dans l'allégation d'un motif de rupture fallacieux ; qu'il appartient au salarié qui se prévaut du caractère abusif de la rupture d'en rapporter la preuve. Il appartient à celui qui réclame des dommages et intérêts, de prouver outre le préjudice subi, l'existence d'une faute commise par l'employeur dans l'exercice de son droit de mettre fin au contrat de travail, laquelle peut consister dans l'allégation d'un motif de rupture fallacieux ou dans la précipitation, la brutalité ou la légèreté blâmable avec lesquelles le congédiement a été donné. En application de l'article 13 de la loi n° 729 du 16 mars 1963, toute rupture abusive du contrat de travail peut donner lieu à des dommages et intérêts. Le licenciement qui ne repose pas sur un motif valable n'ouvre droit à la réparation du préjudice matériel en résultant que lorsque l'employeur a commis un abus dans la prise de décision, soit par exemple en invoquant des motifs fallacieux ou encore en prononçant la rupture malgré l'absence de tout fondement légal, ce qui ne s'avère pas être le cas en l'espèce. L'analyse qui précède a permis de constater que le grief énoncé dans la lettre de licenciement s'est avéré infondé. Pour autant le motif fallacieux se caractérise par la fausseté du grief invoqué combinée à la volonté de tromperie et de nuisance de celui qui l'invoque. Pour justifier un licenciement, le motif invoqué doit être valable, c'est-à-dire « présenter les conditions requises pour produire son effet » et par extension être « acceptable, admissible, fondé ». Un licenciement peut être considéré comme abusif (qu'il ait été reconnu valable ou non) si l'employeur a avancé pour le justifier un faux motif, c'est-à-dire un motif qui n'était pas le motif réel qui l'a conduit à prendre cette décision et qui voulait « tromper ».


Motifs🔗

TRIBUNAL DU TRAVAIL

JUGEMENT DU 4 OCTOBRE 2018

En la cause de Monsieur j. R., demeurant X1à PORTOROSE (6320 - Slovénie) ;

Demandeur, ayant élu domicile en l'étude de Maître Hervé CAMPANA, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par Maître Aurélie SOUSTELLE, avocat au barreau de Nice ;

D'une part ;

Contre :

La société anonyme monégasque dénommée V. SHIPS MONACO, dont le siège social se situe « Les Industries », 2 rue du Gabian à MONACO ;

Défenderesse, ayant élu domicile en l'étude de Maître Joëlle PASTOR-BENSA, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par Maître Jean-Marie CANAC, avocat au barreau de Nice ;

D'autre part ;

Le Tribunal,

Après en avoir délibéré conformément à la loi ;

Vu la requête introductive d'instance en date du 29 février 2016, reçue le 2 mars 2016 ;

Vu la procédure enregistrée sous le numéro 72-2015/2016 ;

Vu les convocations à comparaître par-devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, suivant lettres recommandées avec avis de réception en date du 12 avril 2016 ;

Vu les conclusions de Maître Hervé CAMPANA, avocat-défenseur au nom de Monsieur j. R. en date des 6 octobre 2016, 1er juin 2017 et 11 janvier 2018 ;

Vu les conclusions de Maître Joëlle PASTOR-BENSA, avocat-défenseur au nom de la S.A.M. V. SHIPS MONACO, en date des 2 mars 2017, 5 octobre 2017 et 8 mars 2018 ;

Ouï Maître Aurélie SOUSTELLE, avocat au barreau de Nice pour Monsieur j. R. en sa plaidoirie ;

Vu les pièces du dossier ;

Monsieur j. R. a été embauché par la société anonyme monégasque V. SHIPS MONACO suivant contrat de travail en date du 15 mars 2010, à effet au 1er avril 2010, en qualité de Directeur Général Adjoint.

Il a ensuite occupé le poste de directeur à compter du 1er février 2012.

Par courrier en date du 6 février 2015, Monsieur j. R. a fait l'objet d'un licenciement pour suppression de poste.

Par requête en date du 29 février 2016 reçue au greffe le 2 mars 2016, Monsieur j. R. a saisi le Tribunal du travail en conciliation des demandes suivantes :

  • certificat de travail conforme portant comme date d'entrée le 4 juillet 1974 sous astreinte de 20 euros par jour de retard,

  • rappel de salaire (notamment prime et congés payés) : 50.000 euros,

  • complément indemnité de congédiement : 150.000 euros,

  • non validité du licenciement

  • indemnité de licenciement non cumulable : 0 euro (subsidiairement : 35.000 euros),

  • dommages et intérêts pour licenciement abusif : 200.000 euros,

  • compensation retraite : 100.000 euros,

  • intérêts au taux légal,

  • exécution provisoire.

Aucune conciliation n'étant intervenue, l'affaire a été renvoyée devant le bureau de jugement.

Monsieur j. R. a déposé des conclusions les 6 octobre 2016, 1er juin 2017 et 11 janvier 2018 dans lesquelles il demande au Tribunal de :

«  - déclarer irrecevables les pièces non numérotées, ni mentionnées sous bordereau produites le 5 octobre 2017 et non traduites,

  • aire droit aux demandes présentées par Monsieur j. R. dans sa requête introductive du 29 février 2016 et les présentes conclusions n° 1,

  • en conséquence,

  • condamner la S.A.M. V. SHIPS MONACO à lui régler les sommes suivantes :

  • 30.400 euros à titre de rappel de salaire,

  • 3.040 euros à titre de congés payés y afférents,

  • 109.894,68 euros à titre de complément d'indemnité de congédiement,

  • la condamner à délivrer un certificat de travail conforme portant comme date d'entrée le 4 juillet 1974 et date de sortie le 8 mai 2015 et ce sous astreinte de 20 euros par jour de retard,

  • dire que le licenciement ne repose sur aucun motif valable,

condamner également la S.A.M. V. SHIPS MONACO à lui payer la somme de 200.000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement abusif et celle de 100.000 euros au titre de la compensation retraite qu'il devait avoir,

  • débouter la S.A.M. V. SHIPS MONACO de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

  • la condamner également en tous les dépens distraits au profit de Maître Hervé CAMPANA, avocat-défendeur, sous sa due affirmation ».

Monsieur j. R. fait essentiellement valoir que :

  • le rappel de salaire :

  • par lettre du mois de juin 2012, l'employeur l'informait de la mise en place d'un « nouveau plan d'incitation » pour reconnaitre « la contribution de votre fonction et de votre personne aux activités de la société »,

  • il a reçu au mois d'avril 2013 un bonus annuel de 11.736 euros équivalent à 10 % de son salaire annuel,

  • il n'a rien reçu en 2014 pour 2013, ni en 2015 pour 2014,

  • le montant exigible est soumis à une acceptation par le Comité des rémunérations, mais dépend en premier lieu des résultats,

  • il n'a reçu aucune information sur les raisons pour lesquelles il n'a perçu aucun bonus après 2013,

  • l'employeur ne fournit aucun élément relatif à la détermination du versement du bonus,

  • l'ancienneté :

  • il est entré au service de la société V. SHIPS le 4 juillet 1974, ce qui est confirmé au point 11 « date d'entrée en fonction » du contrat de travail établi lors de son transfert à Monaco,

  • la S.A.M. V. SHIPS MONACO est une branche de la société V. SHIPS, elle-même appartenant à la société V. GROUP. Elle englobe un réseau de dix-huit bureaux de gestion de navires dont celui de Monaco,

  • son contrat suisse n'a pas été interrompu ensuite de son transfert à Monaco,

  • le complément d'indemnité de congédiement :

  • ce complément doit être calculé sur une ancienneté de quarante ans et dix mois,

  • le licenciement :

  • l'employeur ne démontre pas la suppression de son poste,

  • aucun des documents produits par l'employeur ne fait état d'une restructuration qui conduirait à la suppression des directeurs locaux. Il s'abstient de communiquer son registre du personnel,

  • il n'a en aucune manière envisagé un départ volontaire de la société dans le cadre d'une retraite,

  • la société ne donne pas plus de précision sur la nécessité de la réorganisation invoquée,

  • l'employeur a fait preuve d'une précipitation particulièrement blâmable et n'a pas hésité à avancer un prétexte fallacieux pour cacher le véritable motif, à savoir sa grande ancienneté,

  • il subit un préjudice moral et matériel considérable,

  • la compensation retraite :

  • s'il était resté en poste à Genève et avait pris sa retraite à soixante-cinq ans, la somme dont il aurait disposé sur le fond de prévoyance de V. SHIPS SWITZERLAND aurait dû être de 467.750 CHF (429.662,56 euros),

  • il subit une perte financière de 180.848,67 euros .

La S.A.M. V. SHIPS MONACO a déposé des conclusions les 2 mars 2017, 5 octobre 2017 et 8 mars 2018 dans lesquelles elle s'oppose aux prétentions émises à son encontre et sollicite reconventionnellement la somme de 10.000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive.

Elle soutient essentiellement que :

  • le bonus :

  • ainsi qu'il résulte du courrier du mois de juin 2012 prévoyant le versement d'un bonus, ce dernier est purement discrétionnaire,

  • il est aussi précisé que seul le Comité de rémunération du groupe est compétent pour décider de l'attribution d'un tel bonus, et que le montant potentiel du bonus peut aller jusqu'à dix pour cent du salaire annuel,

  • ledit bonus est de la compétence de la holding V. GROUP LIMITED, société immatriculée à l'île de Man,

  • l'ancienneté :

  • V. SHIPS MONACO et V. SHIPS SWITZERLAND sont deux entités distinctes qui n'ont pas, entre elles, le moindre lien de capital. Il s'agit de deux personnes morales différentes,

  • le contrat de travail de Monsieur j. R. ne comporte aucune clause de reprise d'ancienneté,

  • de 1974 à 1996, Monsieur j. R. a été en service en qualité de Marin sur des navires. Il était donc lié à son employeur par des contrats « offshore » standards sans aucun lien de droit avec les contrats des

employés du Groupe V. SHIPS à terre. Ces contrats excluent la reprise de toute ancienneté,

  • Monsieur j. R. a été ensuite salarié de la société Suisse du Groupe, la société V. SHIPS SWITZERLAND, puis de la société monégasque le 1er avril 2010,

  • le licenciement :

  • le Groupe V. SHIPS a mis en place, au plan mondial, une nouvelle organisation des opérations maritimes qui est au cœur de ses métiers,

  • le poste de Directeur Général de V. SHIPS MONACO qu'occupait Monsieur j. R. a été supprimé dans le cadre de la nouvelle organisation des opérations maritimes mise en place par le Groupe et dont la communication a commencé le 18 septembre 2014,

  • le 20 mars 2015, le Directeur Groupe des Opérations Maritimes, Monsieur Matt D. confirme, dans un communiqué reçu par l'ensemble du personnel et communiqué à la presse, quelle sera la nouvelle organisation du Groupe,

  • le Groupe comprendra désormais deux entités regroupées : gestion maritime et gestion d'équipages,

  • les postes de directeurs généraux locaux sont supprimés puisque les nouvelles directions deviennent régionales,

  • Monaco est donc désormais rattachée à la direction régionale SUD EUROPE dirigée depuis la Grèce par Monsieur Alastair E.

  • dans un mail du 10 juillet 2014, Monsieur j. R. désignait Monsieur Lorenzo L. comme Responsable Opérationnel et non plus comme Directeur Général,

  • outre l'âge de la retraite dépassé de Monsieur j. R. les modifications organisationnelles du Groupe entrainaient la suppression de son poste de travail,

  • le licenciement repose donc, a minima, sur deux motifs valables,

  • la compensation retraite :

  • il appartient à Monsieur j. R. de faire la preuve relative au montant des prestations de retraite versées en Suisse pour pouvoir prétendre à obtenir à ce titre une quelconque compensation.

  • si le montant cumulé de la retraite acquise en Suisse et de celle acquise à Monaco est inférieur au montant qu'aurait acquis Monsieur j. R. s'il était demeuré en Suisse, elle s'est engagée à lui verser la différence,

  • Monsieur j. R. doit dès lors prouver qu'il existe bien une différence.

SUR CE,

Sur les pièces non numérotées, ni mentionnées sous bordereau, produites le 5 octobre 2017

Le simple fait d'obtenir de l'adversaire une communication de documents ne figurant pas dans un bordereau de pièces ne saurait suffire à en justifier le rejet des débats dans la mesure où le principe du contradictoire a été respecté par ladite communication.

Sur le bonus

Le contrat de travail en date du 15 mars 2010 ne prévoit le versement d'aucun bonus.

Monsieur j. R. fonde sa demande sur un courrier qui lui a été adressé par l'employeur au mois de juin 2012, aux termes duquel :

« Cher J.,

Rigoureusement personnel et confidentiel.

Faisant suite à une récente communication ayant pour objet des mesures d'incitation pour les employés, je vous confirme qu'après analyse, les résultats au titre des mesures d'incitation sur le long terme, restent en adéquation avec les données communiquées précédemment, à savoir que le nombre des actionnaires membres de la direction du Groupe a diminué considérablement étant donné qu'O. est actionnaire à 75%, alors que dans le passé, il y avait une répartition à 50/50 entre la direction et les investisseurs.

Au vu de ce qui précède, un nouveau Plan d'incitation réservé à la direction et entièrement discrétionnaire, qui récompense les résultats à l'échelle du Groupe, du Business Unit (Unité d'exploitation), du bureau ou du secteur associé aux performances individuelles sur l'année, a été créé et entre en vigueur en janvier 2012. Votre droit à faire partie de ce Plan est confirmé. La création du nouveau Plan reconnaît la contribution de votre fonction et votre personne aux activités de la société, mais en se concentrant sur une échéance à court terme plutôt que sur une stratégie d'actionnariat à long terme.

Nous vous informons que tout montant exigible du plan ci-dessus doit être accepté au préalable par le Comité des rémunérations, à son entière discrétion ; et dans les cas où les objectifs du Groupe et ceux des autres sont atteints, le montant potentiel exigible s'élèverait jusqu'à 10 % de votre salaire annuel.

Si vous avez des questions relatives aux éléments ci-dessus, n'hésitez pas à me contacter directement ou à contacter Faye C. ».

L'employeur est lié par les conditions fixées au bénéfice des primes, qu'elles résultent d'un accord collectif opposable, du contrat de travail ou encore de l'usage. Ainsi, lorsqu'un document contractuel prévoit l'attribution d'une gratification fixée selon les résultats de l'entreprise, sans autres conditions, le salarié a droit à cette gratification dont le montant dépend seulement de ces résultats.

En l'espèce, la lettre susvisée prévoit le versement d'un bonus à la discrétion du Comité des rémunérations.

Il n'est pas contestable que le contrat de travail peut prévoir l'attribution d'une prime laissée à la libre appréciation de l'employeur, et que ce dernier peut parfaitement continuer à verser des bonus discrétionnaires sans s'appuyer sur des critères objectifs préalablement déterminés.

En conséquence, le salarié ne devrait pouvoir contester le montant de son bonus que par comparaison avec des salariés placés dans une situation comparable.

En l'espèce, le poste occupé par Monsieur j. R. ne pouvait être comparé à aucun autre de l'entreprise, celui-ci étant Directeur Général, de sorte que l'employeur pouvait légitimement attribuer le bonus qui lui convenait sans avoir à justifier des raisons qui l'avaient conduit à en fixer le montant et ce de manière totalement discrétionnaire, tant dans le montant que dans la décision de l'attribuer.

La demande de Monsieur j. R. à ce titre sera dans ces circonstances rejetée.

Sur l'ancienneté

Monsieur j. R. soutient que son ancienneté doit être calculée en tenant de son entrée au sein de la société V. SHIPS, à savoir depuis le 4 juillet 1974.

Il n'est pas contestable que la société V. SHIPS SWITZERLAND et la S.A.M. V. SHIPS MONACO font partie du groupe V. Group Holdings Limited.

Il est d'ailleurs constant que les différentes sociétés faisant partie d'un groupe n'ont aucun lien capitalistique entre elles et constituent des personnes morales indépendantes les unes des autres.

Les parties ne contestent pas l'entrée en fonction de Monsieur j. R. au sein de V. GROUP à compter du 4 juillet 1974.

La nomenclature de cette holding fait apparaître l'ensemble des sociétés du groupe et notamment en Suisse et Monaco.

Le contrat de travail de Monsieur j. R. avec la société Suisse prévoit que ce contrat remplacera le contrat de travail actuel puisqu'il sera transféré.

Le salarié a par la suite fait l'objet d'un nouveau transfert auprès de la société monégasque, toujours en qualité de directeur général.

Le lien entre les différentes sociétés du groupe et ce dernier résulte encore des écritures de l'employeur au titre du bonus discrétionnaire et du courrier qui avait été adressé au salarié à ce titre au mois de juin 2012.

En effet, il est mentionné :

« Par courriers en date de juin 2012, le Président de la société holding du groupe V SHIPS a informé un certain nombre de cadres de direction de la mise en place d'un plan d'incitation réservé à la direction et entièrement discrétionnaire.

Il est aussi précisé que seul le comité de rémunération du groupe est compétent pour décider de l'attribution d'un tel bonus... ».

Dans ces circonstances, lorsque le transfert du salarié intervient à l'intérieur d'un groupe de sociétés, associé étroitement par des liens à la fois réels et apparents, et que la holding a conservé un pouvoir décisionnaire dans lesdits transferts et la rémunération des cadres dirigeants, les mutations intérieures assurent au salarié qui demeure au service du groupe la conservation de l'ancienneté acquise à ce titre.

Le salarié, dans le cadre de ses différentes mutations dans les différentes sociétés du groupe, a escompté bénéficier du maintien d'un tel avantage.

Cet élément est en outre confirmé par les dispositions du contrat proposé à Monsieur j. R. par la société monégasque, en son paragraphe 11 :

« Date d'entrée en fonction :

Le 1er avril 2010 sauf accord contraire entre les parties. Vous travaillez pour la Société de manière ininterrompue depuis le 4 juillet 1974 ».

La lettre de licenciement en date du 6 février 2015 prévoit encore :

« Au surplus, nous acceptons en raison de vos états de service de calculer les indemnités légales qui vous sont dues en tenant compte, non seulement de votre contrat monégasque, mais encore de votre ancienneté à terre au sein des bureaux du Groupe V. SHIPS.

Ces indemnités seront soumises au montant le plus favorable entre les exigences de législation monégasque et les règles applicables au sein du Groupe ».

Le Tribunal relève enfin que l'argumentation de l'employeur quant à la spécificité des contrats de marins excluant toute reprise d'ancienneté n'est étayée par aucun élément et ne saurait dès lors être retenue.

Au regard des éléments développées supra, il convient de retenir le point de départ de l'ancienneté de Monsieur j. R. à la date du 4 juillet 1974.

Ce faisant, il convient d'ordonner la rectification du certificat de travail du salarié en faisant apparaître la date ainsi retenue et ce, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette condamnation d'une astreinte.

Le salarié a également droit à un complément d'indemnité de congédiement dont le mode de calcul n'est pas contesté par l'employeur.

Le Tribunal relève d'ailleurs que la somme réclamée par Monsieur j. R. à ce titre a été calculée en fonction des dispositions de l'article 13 du contrat de travail :

« Résiliation due au licenciement :

Dans l'éventualité d'un licenciement, nous pouvons vous confirmer que vous aurez droit à une indemnité de licenciement basée sur le calcul d'une semaine de salaire par année travaillée jusqu'à l'âge de 41 ans et 1,5 semaine de salaire pour chaque année travaillée au-delà de 41 ans jusqu'à un maximum de 6 mois de salaire OU un paiement calculé en fonction des exigences légales locales ».

Il reste ainsi dû à Monsieur j. R. une somme de 109.894,68 euros à titre de complément d'indemnité de congédiement avec intérêt au taux légal à compter de la présente décision.

Sur le motif de la rupture

En droit, la rupture du contrat de travail pour un motif non inhérent à la personne du salarié résultant d'une suppression d'emploi rendue nécessaire par l'existence effective de la restructuration de l'entreprise constitue un licenciement économique.

Si le Juge ne peut apprécier la pertinence de la décision prise par l'employeur, il lui appartient néanmoins de contrôler la réalité du motif économique, c'est-à-dire en l'occurrence de la nécessité économique de la réorganisation (difficultés économiques ou sauvegarde de la compétitivité) et de l'effectivité de la suppression du poste, dont la charge de la preuve revient à l'employeur.

Constitue un motif économique de licenciement, le motif non inhérent à la personne du salarié résultant d'une suppression effective d'emploi consécutive à des difficultés économiques réelles et non passagères ou aux nécessités de restructuration de l'entreprise.

Il incombe ainsi à l'employeur, qui a la charge de la preuve de la réalité et de la validité du motif de la rupture, de démontrer par des éléments objectifs susceptibles de vérification par le Tribunal que le licenciement était fondé sur un motif non inhérent à la personne du salarié résultant d'une suppression de son emploi consécutive à une réorganisation de l'entreprise. À cet égard, il doit matériellement établir la nécessité économique de la restructuration et l'effectivité de la suppression du poste.

La lettre de licenciement en date du 6 février 2015 est ainsi libellée :

« Monsieur,

Nous faisons suite aux différents entretiens que vous avez eus avec votre responsable hiérarchique, Monsieur D. depuis le mois de juillet 2014 concernant votre décision de taire valoir vos droits à la retraite en mai 2015.

Comme vous le savez, votre décision est quasi concomitante avec la mise en place de la nouvelle organisation des Opérations Maritimes dans lequel le poste de Directeur des opérations de gestion de navires à Monaco que vous occupez actuellement sera supprimé à partir du 1er mars 2015.

En conséquence, et conformément aux diverses discussions que nous avons eues, nous avons décidé de procéder à votre licenciement pour suppression de poste et votre contrat de travail se terminera après un préavis de 3 mois à compter de la présente, soit le 9 mai 2015... ».

La réorganisation de l'entreprise, bien qu'elle relève du pouvoir de direction de l'employeur, ne peut se faire au détriment de l'emploi dans le cadre de simples choix de gestion discrétionnaires qui ne seraient pas rendus nécessaires par des difficultés financières ou la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise.

En effet, la suppression de poste ne peut constituer un motif valable de rupture que si l'employeur rapporte la preuve aussi bien de son effectivité que de sa nécessité économique.

La réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient.

Répond à ce critère la réorganisation mise en œuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l'emploi.

Dès lors que la présente juridiction constate que la réorganisation de l'entreprise entraînant la suppression d'emploi est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité, elle n'a pas le pouvoir de contrôler le choix effectué par l'employeur entre les différentes solutions possibles.

La S.A.M. V. SHIPS MONACO doit dès lors matériellement établir la concomitance du licenciement avec la restructuration, la nécessité économique de la réorganisation (difficultés financières ou sauvegarde de la compétitivité en raison d'une menace) et l'effectivité de la suppression du poste.

Les pièces produites par l'employeur et l'argumentation par lui développée dans ses écritures ne font état d'aucune nécessité économique justifiant la suppression de poste.

Bien plus, la conférence annuelle du groupe du mois d'août 2014 fait état d'une bonne santé financière de celui-ci, avec des résultats en hausse dans tous les secteurs.

Il s'agit dès lors d'un simple choix discrétionnaire de l'employeur effectué au détriment de l'emploi, dans un seul souci de rentabilité.

Si le chef d'entreprise est certes libre d'organiser et de structurer son entreprise comme il l'entend, la « mise en place d'une nouvelle stratégie commerciale et marketing » ne repose sur aucune nécessité économique.

Il résulte des explications développées supra que le licenciement de Monsieur j. R. ne repose pas sur une cause valable.

Sur le caractère abusif du licenciement

Constitue un licenciement abusif l'existence d'une faute commise par l'employeur dans l'exercice de son droit de mettre fin au contrat de travail, laquelle peut consister notamment dans l'allégation d'un motif de rupture fallacieux ; qu'il appartient au salarié qui se prévaut du caractère abusif de la rupture d'en rapporter la preuve.

Il appartient à celui qui réclame des dommages et intérêts, de prouver outre le préjudice subi, l'existence d'une faute commise par l'employeur dans l'exercice de son droit de mettre fin au contrat de travail, laquelle peut consister dans l'allégation d'un motif de rupture fallacieux ou dans la précipitation, la brutalité ou la légèreté blâmable avec lesquelles le congédiement a été donné.

En application de l'article 13 de la loi n° 729 du 16 mars 1963, toute rupture abusive du contrat de travail peut donner lieu à des dommages et intérêts.

Le licenciement qui ne repose pas sur un motif valable n'ouvre droit à la réparation du préjudice matériel en résultant que lorsque l'employeur a commis un abus dans la prise de décision, soit par exemple en invoquant des motifs fallacieux ou encore en prononçant la rupture malgré l'absence de tout fondement légal, ce qui ne s'avère pas être le cas en l'espèce.

L'analyse qui précède a permis de constater que le grief énoncé dans la lettre de licenciement s'est avéré infondé.

Pour autant le motif fallacieux se caractérise par la fausseté du grief invoqué combinée à la volonté de tromperie et de nuisance de celui qui l'invoque.

Pour justifier un licenciement, le motif invoqué doit être valable, c'est-à-dire « présenter les conditions requises pour produire son effet » et par extension être « acceptable, admissible, fondé ».

Un licenciement peut être considéré comme abusif (qu'il ait été reconnu valable ou non) si l'employeur a avancé pour le justifier un faux motif, c'est-à-dire un motif qui n'était pas le motif réel qui l'a conduit à prendre cette décision et qui voulait « tromper ».

Force est de constater que Monsieur j. R. qui a la charge de la preuve à ce titre, ne démontre pas que le licenciement serait intervenu pour une autre cause que celle visée dans la lettre de licenciement.

Il soutient en effet que le motif avancé par l'employeur est fallacieux, « la suppression prétendue de son poste n'ayant été qu'un »paravent« pour cacher le véritable motif, à savoir » sa grande ancienneté.

Les pièces produites par l'employeur démontrent que le poste de Monsieur j. R. a réellement été supprimé, en dehors de toute nécessité économique, ce qui ne saurait suffire pour retenir le caractère fallacieux du motif.

Dans ces circonstances, la décision de rupture n'est pas fondée sur un motif fallacieux et ne présente donc pas en elle-même un caractère fautif ; ainsi, aucune faute de l'employeur ne peut ouvrir droit à l'indemnisation d'un préjudice matériel et financier résultant du licenciement.

Le Tribunal relève que le salarié ne fait état d'aucun fait fautif de l'employeur dans les circonstances entourant le licenciement.

Il ne fait état d'aucune précipitation, brutalité ou légèreté blâmable imputables à l'employeur.

Monsieur j. R. invoque en effet uniquement un rejet brutal de la société eu égard à son investissement tant dans le groupe que dans le monde maritime.

Le demandeur sera dans ces circonstances débouté de sa demande de dommages et intérêts pour licenciement abusif.

Sur la compensation retraite

Le contrat de travail conclu entre les parties prévoit en son paragraphe 8 :

« Régime de retraite :

Vous serez inscrit à un régime de retraite complémentaire. De plus, conformément à la lettre que nous vous avons adressée le 7 mai 2008, la Société vous garantira le montant de votre retraite qui vous aurait été versé en Suisse si votre lieu de travail était resté au même endroit, sous réserve de prestations de retraite obtenues via le régime de retraite monégasque ».

Cependant, les pièces n° 18 et 19 produites par le demandeur pour justifier sa demande sont en langue anglaise non accompagnées de leur traduction en français, de sorte qu'il sera débouté de ses prétentions à ce titre.

Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive

L'action en justice constitue l'exercice d'un droit et l'appréciation erronée qu'une partie fait de ses droits n'est pas, en soi, constitutive d'un abus, sauf démonstration, non rapportée au cas d'espèce, d'une intention de nuire, d'une malveillance ou d'une erreur équipollente au dol.

En outre, la défenderesse ne rapporte pas la preuve du préjudice qu'elle invoque. La défenderesse sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts.

Sur l'exécution provisoire

Les conditions requises par l'article 202 du Code de procédure civile pour que l'exécution provisoire puisse être ordonnée n'étant pas réunies en l'espèce la demande à ce titre ne pourra qu'être rejetée.

La S.A.M. V. SHIPS MONACO sera condamnée aux dépens.

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,

Statuant publiquement, contradictoirement, en premier ressort et après en avoir délibéré,

Dit que le licenciement Monsieur j. R. par la société anonyme monégasque V. SHIPS MONACO n'est pas fondé sur un motif valable et n'est pas abusif ;

Déboute Monsieur j. R. de ses demandes financières subséquentes ; Dit que l'ancienneté de Monsieur j. R. remonte au 4 juillet 1974 ;

Condamne en conséquence la société anonyme monégasque V. SHIPS MONACO à payer à Monsieur j. R. la somme de 109.894,68 euros (cent neuf mille huit cent quatre-vingt-quatorze euros et soixante-huit centimes) à titre de complément d'indemnité de congédiement avec intérêt au taux légal à compter de la présente décision ;

Ordonne la délivrance par la société anonyme monégasque V. SHIPS MONACO à Monsieur j. R. dans le délai d'un mois à compter de la signification de la présente décision, du certificat de travail conforme à la présente décision ;

Déboute les parties du surplus de ses demandes ;

Condamne la société anonyme monégasque V. SHIPS MONACO aux dépens.

Composition🔗

Ainsi jugé par Monsieur Michel SORIANO, Juge de Paix, Président du Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, Monsieur Émile BOUCICOT, Madame Anne-Marie MONACO, membres employeurs, Mesdames Agnès ORECCHIA, Mariane FRASCONI, membres salariés, et prononcé en audience publique du Tribunal du Travail de la Principauté de Monaco, au Palais de Justice, le quatre octobre deux mille dix-huit, par Monsieur Michel SORIANO, Juge de Paix, Président du Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, en présence de Monsieur Émile BOUCICOT, Mesdames Anne-Marie MONACO et Mariane FRASCONI, Madame Agnès ORECCHIA étant empêchée, assistés de Madame Sandrine FERRER-JAUSSEIN, Secrétaire en Chef.

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