Tribunal du travail, 23 janvier 2014, SAM V c/ Mme C RO
Abstract🔗
Tribunal du Travail - Décision médicale du médecin de travail - Déclaration d'inaptitude définitive - Contestation - Compétence (non) - Action abusive de l'employeur (oui)
Résumé🔗
Le Tribunal du Travail ne peut que constater son incompétence pour se prononcer sur la décision médicale du médecin de travail de sorte que la demande tendant à l'organisation d'une expertise judiciaire ne peut être accueillie.
Il doit être allouée à la salariée défenderesse à la présente instance, la somme de 1 000 euros destinée à réparer le préjudice moral subi du fait de l'action abusive menée à son encontre devant la juridiction du travail, dans la mesure où l'employeur demandeur à la présente instance a mené la procédure avec légèreté blâmable dans un contexte où il a utilisé de multiples moyens de pression auprès du médecin du travail, de l'Inspecteur du travail et surtout de la salariée.
Motifs🔗
PRINCIPAUTÉ DE MONACO
TRIBUNAL DU TRAVAIL
AUDIENCE DU 23 JANVIER 2014
En la cause de la société anonyme monégasque V, dont le siège social se situe : 1X à MONACO (98000),
demanderesse, ayant élu domicile en l'Étude de Maître Alexis MARQUET, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, substitué par Maître Yann LAJOUX, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco,
d'une part ;
Contre :
Madame C RO, demeurant : 2X - « X » à NICE (06100),
défenderesse, bénéficiant de l'assistance judiciaire par décision n° 151/BAJ/12 du bureau d'assistance judiciaire en date du 3 juillet 2012, plaidant par Maître Arnaud ZABALDANO, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, et ayant élu domicile en son Étude,
d'autre part ;
LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,
Après en avoir délibéré conformément à la loi,
Vu la requête introductive d'instance en date du 10 avril 2012, reçue le 12 avril 2012 ;
Vu les convocations à comparaître par-devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, suivant lettres recommandées avec avis de réception en date du 15 mai 2012;
Vu les conclusions déposées par Maître Alexis MARQUET, avocat-défenseur, au nom de la société anonyme monégasque V, en date du 6 décembre 2012 ;
Vu les conclusions déposées par Maître Arnaud ZABALDANO, avocat-défenseur, au nom de Madame C RO en date du 7 mars 2013 ;
Après avoir entendu Maître Yann LAJOUX, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, pour la société anonyme monégasque V, et Maître Arnaud ZABALDANO, pour Madame C RO, en leurs plaidoiries ;
Vu les pièces du dossier ;
* * * *
C RO a été employée par la société anonyme monégasque V, suivant contrat à durée indéterminée, à compter du 11 janvier 2010, en qualité de commercial sédentaire d'abord à mi-temps puis à temps complet (à compter du 9 juin 2010).
Celle-ci a été déclarée définitivement inapte à tout poste dans l'entreprise, suivant décision du médecin du travail du 6 mars 2012.
Par courrier recommandé avec accusé de réception en date du 5 avril 2012, C RO s'est vue notifier son licenciement.
La SAM V a, ensuite d'un procès-verbal de non-conciliation en date du 14 mai 2012, attrait C RO devant le bureau de jugement du Tribunal du Travail à l'effet d'obtenir sa condamnation au paiement des sommes suivantes :
- 5.824,91 euros à titre d'indemnités substitutives de préavis,
- 1.409,34 euros à titre d'indemnité de congédiement,
avec intérêts de droit à compter du versement de ces sommes entre les mains de la salariée,
- 10.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de la rupture du contrat de travail obtenue par fraude.
Après 8 renvois, l'affaire a été contradictoirement débattue lors de l'audience du 24 octobre 2013 et le jugement mis en délibéré a été prononcé le 23 janvier 2014.
À l'appui de ses prétentions, la SAM V fait valoir que :
- la défenderesse a été employée en qualité de commercial sédentaire aux termes d'un premier contrat conclu le 1er juillet 2006 et a présenté sa démission le 17 septembre 2007,
- C RO a ultérieurement manifesté son souhait de revenir au sein de l'entreprise, qu'elle a réintégrée le 22 octobre 2007 avec l'intégralité du portefeuille de la clientèle,
- une seconde démission a pris effet le 18 mars 2009 puis un nouveau contrat de travail à temps partiel a été conclu pour débuter le 11 janvier 2010,
- un avenant du 9 juin 2010, accepté par la salariée, lui a permis d'exercer ses fonctions à temps complet (fonctions de commercial et tâches de secrétariat) avec un intéressement sur les ventes,
- en l'état d'une baisse de son activité et de sa rentabilité, elle a été contrainte de procéder le 23 décembre 2011 à une restructuration de son service commercial (suppression du poste de commercial visitant la clientèle), alors que la défenderesse a conservé son emploi,
- le 15 février 2012, C RO a indiqué à sa supérieure hiérarchique, V FE, qu'elle souhaitait quitter l'entreprise pour un autre emploi,
- le même jour, la salariée a téléphoné au Président délégué, Monsieur TH, qui était absent de la Principauté, pour l'aviser qu'elle voulait démissionner, et a quitté son poste plus tôt (à 16 heures 30) que l'horaire contractuel sans prévenir ou solliciter la moindre autorisation,
- elle a ensuite reçu de la défenderesse un arrêt de travail pour la période du 16 au 22 février 2012,
- le 23 février 2012, C RO ne s'est pas présentée sur le lieu de travail, en sorte qu'elle l'a invitée à justifier de son absence par courrier du 27 février 2012,
- pour seule réponse, un nouvel arrêt de travail a été adressé par la salariée pour la période du 28 février au 6 mars 2012 et l'avis de la médecine du travail a été réceptionné le 8 mars 2012,
- l'intégralité des faits est confirmée par l'attestation de V FE, étant relevé que la direction, qui s'attendait à une lettre de démission, a été surprise de l'annonce d'inaptitude en l'absence d'un quelconque incident survenu antérieurement à l'absence maladie,
- son Président délégué a invité le médecin du travail à se rendre dans l'entreprise pour constater l'absence totale de circonstances pouvant justifier une telle inaptitude,
- le docteur J. a refusé de se déplacer en précisant qu'il était en total désaccord avec la position de l'employeur et connaissait bien le personnel pour l'avoir suivi (de 2002 à 2008) et s'être rendu à cette époque à plusieurs reprises dans les locaux,
- le caractère subjectif des termes de la correspondance du médecin du travail doit être souligné puisque les visites dataient de plus de quatre années, alors que l'équipe dirigeante avait changé,
- dans ce contexte, il n'est pas déraisonnable de croire que le docteur J.a pu se laisser abuser par la salariée,
- l'Inspecteur du travail a quant à lui tenu à recevoir son Président délégué avec le médecin du travail le 26 mars 2012,
- le lendemain, la défenderesse s'est présentée avec Monsieur TH devant l'Inspecteur du travail, le docteur J. n'ayant pu se libérer,
- au cours de cette réunion, C RO a reconnu qu'hormis quelques difficultés pour obtenir rapidement d'un collègue les devis qu'elle demandait, elle n'avait fait l'objet que de rappels à l'ordre sur les respects de ses horaires de travail et n'avait rencontré aucune difficulté (avait même obtenu le soutien du Président délégué), ainsi que le confirme V FE,
- les parties ont évoqué à cette occasion la formalisation d'une lettre de démission mais l'Inspecteur du travail l'a par la suite informée que la salariée avait indiqué qu'elle ne démissionnerait pas,
- elle s'est ainsi trouvée contrainte de procéder à la rupture du contrat de travail en application des dispositions de la loi n° 1.348, en se réservant le droit d'obtenir le remboursement des sommes obtenues frauduleusement,
- la défenderesse a travesti une 3ème décision de démission en inaptitude totale à tout poste dans l'entreprise,
- C RO s'est volontairement soustraite à ses obligations contractuelles de loyauté et de respect du préavis
- ces manœuvres lui ont causé un préjudice financier substantiel, en l'état de la désorganisation de l'entreprise dont le fonctionnement a été perturbé par la perte brutale de la seule personne assurant une fonction commerciale,
- elle s'est rapprochée de l'Inspecteur du travail pour lui demander d'établir un compte-rendu de la situation évoquée lors de la réunion précitée, ce que ce dernier a refusé de faire sans nier la réalité des propos,
- à titre subsidiaire, le Tribunal pourra ordonner l'audition de Monsieur BI sur le fondement des articles 326 et suivants du Code de procédure civile et à titre infiniment subsidiaire, organiser une expertise afin d'apprécier la réalité de l'inaptitude définitive.
C RO demande au Tribunal, à titre principal, de se déclarer incompétent, à titre subsidiaire, de débouter la SAM V de ses demandes, faute de preuve de la fraude alléguée, et à titre reconventionnel, de condamner l'employeur à lui payer la somme de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive.
Elle fait valoir pour l'essentiel que :
- la présente juridiction est incompétente pour se prononcer sur le bien-fondé de la décision du médecin du travail puisque les contestations relatives aux avis et décisions de l'office de la médecine du travail relèvent de l'article 13-1 de l'ordonnance souveraine n° 1.857 du 3 septembre 1958 qui prévoit la procédure applicable (saisine d'une commission médicale),
- à cet égard, le législateur a rappelé, en dépit du silence de la loi, que le recours dont s'agit appartient également à l'employeur, et ce, dans son rapport sur le projet de loi n° 834 relative au reclassement des salariés déclarés inaptes par le médecin du travail,
- par ailleurs, la décision de la commission médicale instituée par l'ordonnance souveraine n° 1.857 peut ensuite faire l'objet d'un recours devant le Tribunal Suprême,
- aucun contrôle juridictionnel de l'avis du médecin du travail ne peut ainsi être opéré par le Tribunal du Travail, la jurisprudence française retenant également cette solution,
- la SAM V n'a pas saisi la commission médicale, alors que l'avis lui a été régulièrement notifié,
- il ne peut davantage être sollicité l'organisation d'une enquête ou d'une expertise,
- à titre subsidiaire, la demanderesse ne rapporte pas la preuve de la fraude qu'elle allègue,
- s'agissant de la relation contractuelle passée, la première démission est intervenue suite au grave accident de moto dont elle a été victime avec son concubin, lequel a été privé de toute autonomie en l'état de huit fractures à la jambe nécessitant un fixateur externe,
- l'employeur était parfaitement au courant de cette situation et a accepté de la réengager dès que son concubin a recouvré peu à peu ses capacités physiques suite à l'ablation du fixateur externe,
- elle a en réalité été embauchée par la SAM G à compter du 27 octobre 2007, tout en exerçant son activité pour la SAM V (structures intimement liées, même adresse),
- au mois de mars 2009, il a été décidé de la réintégrer à la société demanderesse, ce qui a conduit à sa démission auprès de la SAM G. le 18 mars 2009, même si elle n'a finalement été réemployée que dix mois plus tard (11 janvier 2010) à temps partiel et a obtenu un poste à temps complet le 9 juin 2010,
- elle s'est pliée aux décisions de l'employeur sans que puisse lui être reprochée la moindre instabilité,
- elle n'a jamais entendu démissionner aux mois de février et mars 2012 malgré les pressions insistantes dont elle a fait l'objet et qui ont conduit à l'arrêt de travail du 16 février 2012,
- l'attestation et le courrier de V FE, qui est une employée de la SAM V, ne suffisent pas à établir une quelconque intention de démissionner,
- l'historique volontairement erroné de la relation contractuelle, le courrier menaçant du 13 mars 2012 évoquant une mise en péril de sa carrière, la production de pièces sans valeur probante, la demande adressée à l'Inspecteur du travail en vue d'obtenir son témoignage ainsi que la réclamation exorbitante de dommages et intérêts sans la moindre démonstration d'un préjudice, mettent en exergue la volonté de nuire de l'employeur qui l'a contrainte à faire face à une procédure judiciaire génératrice d'un préjudice moral important après les nombreuses pressions subies.
SUR QUOI,
Il convient tout d'abord de relever que l'attestation de V FE, salariée de la SAM V, laquelle n'est pas corroborée par d'autres éléments de preuve, n'est pas suffisante pour établir la volonté certaine, libre et réfléchie, claire et non équivoque de C RO de démissionner.
Par ailleurs, l'article 13-1 de l'ordonnance souveraine n° 1.857 du 3 septembre 1958, modifiée, relative à l'organisation et au fonctionnement de la médecine du travail est rédigé comme suit :
« Toute contestation portant sur une décision d'un médecin du travail peut être déférée à une commission médicale qui statue en dernier ressort.
Cette commission est composée :
- du médecin inspecteur de l'action sanitaire et sociale, qui la préside ;
- du médecin du travail intéressé ;
- du médecin traitant du salarié.
La réclamation doit, à peine de forclusion, être introduite par le salarié ou son mandataire dans un délai de quinze jours francs à compter de la date où il a eu connaissance de la décision ; elle est adressée au secrétaire de l'Office qui doit provoquer la réunion de la commission dans les quinze jours francs suivants ».
Par ailleurs, le rapporteur du projet de loi n° 834 relative au reclassement des salariés déclarés inaptes par le médecin du travail (qui a conduit au vote de la loi n° 1.348 du 25 juin 2008) a été amené à préciser qu' « en application de l'article 13-1 de l'ordonnance souveraine n° 1.857 du 3 septembre 1958 relative à l'organisation et au fonctionnement de la médecine de travail, modifiée, le salarié et/ou l'employeur [en se référant manifestement au principe d'égalité des armes] peuvent introduire une contestation portant sur la déclaration d'inaptitude définitive délivrée par le médecin du travail. Cette contestation sera alors déférée devant une commission médicale (…). De plus, en vertu des dispositions de l'article 90 de la Constitution du 17 décembre 1962, modifiée par la loi n° 1.249 du 2 avril 2002, la décision de cette commission médicale pourra faire l'objet d'un recours, par toutes les parties y ayant intérêt, devant le Tribunal Suprême ».
Dans ces conditions, le Tribunal du Travail ne peut que constater son incompétence pour se prononcer sur la décision médicale du médecin de travail, en sorte que la demande tendant à l'organisation d'une expertise judiciaire ne peut être accueillie.
La présente juridiction est liée par la déclaration d'inaptitude définitive, qui n'a pas été contestée, et doit considérer que les indemnités de préavis et de congédiement prévues par la loi n° 1.348 du 25 juin 2008 étaient bien dues.
En outre, à supposer que la question de la fraude (à propos de la demande en paiement de dommages et intérêts), détachée de ses aspects purement médicaux, relève de la compétence de ce Tribunal, il apparaît que la société demanderesse n'apporte pas le moindre élément de preuve à ce sujet, étant relevé que le parcours contractuel apparaît sans incidence, tout comme l'éventuel projet exprimé quant à une démission.
Il y a également lieu de souligner que la salariée pouvait parfaitement s'abstenir de formuler le moindre grief à l'encontre de l'employeur lors de l'entretien réalisé en présence de l'Inspecteur du travail, si bien que son audition dans le cadre d'une enquête n'apparaît pas utile, ni même justifiée.
Dans ces conditions, l'ensemble des demandes formées par la SAM V doivent être rejetées.
La présente procédure a été menée avec légèreté blâmable (incompétence pour connaître de l'avis du médecin du travail, absence du moindre élément de preuve permettant d'étayer les allégations de fraude) et dans un contexte où la société demanderesse avait utilisé de multiples moyens de pression auprès du médecin du travail, de l'Inspecteur du travail et surtout de C RO (courrier du 13 mars 2012 lui suggérant de faire le recours devant la commission médicale « car il vous serait difficile ensuite de trouver un emploi si, questionné par un employeur potentiel nous précisons les circonstances de votre départ »). Le Tribunal estime à 1.000 euros le montant des dommages et intérêts destinés à réparer le préjudice moral subi par la défenderesse du fait de l'action abusive menée à son encontre devant la juridiction du travail.
La SAM V, qui succombe, doit supporter les dépens du présent jugement.
Dispositif🔗
PAR CES MOTIFS
LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,
Statuant publiquement, contradictoirement, en premier ressort, après en avoir délibéré,
Constate son incompétence pour connaître du bien-fondé de la décision du médecin du travail du 6 mars 2012 ;
Déboute la société anonyme monégasque V de l'ensemble de ses demandes ;
Condamne la société anonyme monégasque V à payer à C RO la somme de 1.000 euros (mille euros) à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
Condamne la société anonyme monégasque V aux dépens du présent jugement qui seront recouvrés conformément aux dispositions applicables en matière d'assistance judiciaire ;
Composition🔗
Ainsi jugé par Mademoiselle Magali GHENASSIA, Juge de Paix, Président du Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, Messieurs Jean DESIDERI et Daniel CAVASSINO, membres employeurs, Messieurs Bruno AUGE et Lionel RAUT, membres salariés, et prononcé en audience publique du Tribunal du Travail de la Principauté de Monaco, au Palais de Justice, le vingt trois janvier deux mille quatorze, par Mademoiselle Magali GHENASSIA, Juge de Paix, Président du Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, en présence de Messieurs Jean DESIDERI et Bruno AUGE, Messieurs Daniel CAVASSINO et Lionel RAUT étant empêchés, assistés de Mademoiselle Sylvie DA SILVA ALVES, Secrétaire-Adjoint.