Tribunal du travail, 28 septembre 2001, n AL c/ la société monégasque Lanvin

  • Consulter le PDF

Abstract🔗

Insuffisance professionnelle - Éléments constitutifs

Résumé🔗

L'insuffisance professionnelle se caractérise par le fait que le salarié n'est pas en mesure d'exécuter sa prestation dans des conditions que l'employeur peut légitimement attendre en exécution du contrat de travail.

Salariée embauchée par une boutique de vêtements de luxe en qualité de vendeuse puis de cadre, celle-ci fut licenciée le 24 juin 1999 pour n'avoir pas atteint les objectifs quantitatifs fixés ni adopté la démarche qualitative nécessaire au développement de la clientèle locale et internationale. Elle formula une demande d'indemnités pour licenciement sans motif valable et abusif, les objectifs devant être réalisables et n'ayant pas été communiqués, selon elle. La société Lanvin, de son côté, soutenait que les objectifs réalisables étaient connus et que la salariée disposait des moyens nécessaires à leur réalisation effectuée d'ailleurs par son successeur.

Selon le tribunal, l'insuffisance professionnelle se caractérise par le fait que le salarié n'est pas en mesure d'exécuter sa prestation dans les conditions que l'employeur peut légitimement attendre en application du contrat de travail.

En l'occurrence, les résultats, constamment inférieurs aux objectifs-connus de la salariée- depuis 1995, ne s'expliquaient ni par la politique de la maison mère, ni par une absence d'indépendance alléguée par la salariée qui n'avait pris aucune initiative concrète pour développer la clientèle. L'ensemble de ces éléments démontraient l'insuffisance professionnelle, motif avéré du licenciement exempt de légèreté ou de précipitation.


Motifs🔗

LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,

Après en avoir délibéré conformément à la loi,

Vu la requête introductive d'instance en date du 10 novembre 1999 ;

Vu les convocations à comparaître par-devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, suivant lettres recommandées avec avis de réception en date du 14 décembre 1999 ;

Vu les conclusions déposées par Maître Christine PASQUIER-CIULLA, avocat-défenseur, au nom de Madame n AL, en date des 10 février 2000, 6 juillet 2000 et 15 février 2001 ;

Vu les conclusions déposées par Maître Didier ESCAUT, avocat-défenseur, au nom de la SOCIÉTÉ ANONYME MONÉGASQUE LANVIN MONTE CARLO, en date des 18 mai 2000, 11 janvier 2001 et 9 mars 2001 ;

Après avoir entendu Maître Olivier MOULIGNEAUX, avocat au barreau de Nice, au nom de Madame n AL, et Maître Laurence LAUTRETTE, avocat au barreau de Paris, au nom de la SOCIÉTÉ ANONYME MONÉGASQUE LANVIN MONTE CARLO, en leurs plaidoiries ;

Lesdits avocats-défenseurs ayant repris et maintenu ce jour leurs conclusions en l'état de la composition différente du Tribunal ;

Vu les pièces du dossier ;

*

n AL a été embauchée par la SAM LANVIN MONTE CARLO le 1er août 1998 en qualité de vendeuse.

À partir du 1er décembre 1994, elle a été promue responsable de boutique, d'abord et jusqu'au 31 décembre 1995 en conservant son statut d'employé puis, à compter du 1er janvier 1996, en accédant au statut de cadre.

Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 24 juin 1999, la SAM LANVIN a notifié à n AL son licenciement.

Il était essentiellement reproché à n AL, aux termes de cette correspondance, d'une part de ne pas avoir atteint les objectifs quantitatifs qui lui avaient été régulièrement fixés et d'autre part de ne pas avoir, dans l'exercice de ses fonctions de responsable de boutique, adopté la démarche constructive et qualitative nécessaire au développement de la clientèle locale et internationale.

Soutenant que ce licenciement revêtait un caractère manifestement abusif, n AL, ensuite d'un procès-verbal de non-conciliation en date du 13 décembre 1999, a attrait son ancien employeur devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, afin d'obtenir, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, l'allocation à son profit d'une somme de 800.000,00 F à titre de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice tant moral que financier.

À la date fixée par les convocations, les parties ont comparu par leurs conseils respectifs puis, après douze renvois intervenus à la demande des avocats, l'affaire a été contradictoirement débattue le 12 juillet 2001 et le jugement mis en délibéré pour être prononcé ce jour 28 septembre 2001.

n AL soutient en substance, à l'appui de ses prétentions, d'une part que le motif de licenciement invoqué à son encontre n'est pas avéré et d'autre part que l'employeur a fait un usage abusif de son droit de rupture.

Elle fait valoir à cet effet en premier lieu que l'insuffisance de résultats d'un salarié ne peut constituer un motif valable de licenciement que sous les réserves suivantes :

  • la fixation des objectifs ou résultats à atteindre par le salarié doit résulter d'un accord des parties,

  • ces objectifs doivent être réalisés ou en tous cas réalisables,

  • les résultats tenus pour insuffisants doivent être établis par des éléments chiffrés insusceptibles de contestation.

Elle soutient qu'en l'espèce ces conditions ne sont nullement requises dès lors que :

  • aucun objectif financier ou commercial ne lui a été contractuellement assigné,

  • les objectifs dont l'employeur se prévaut et qui ont été fixés unilatéralement par ce dernier ne lui ont pas été communiqués,

  • la SAM LANVIN s'étant toujours refusée à verser aux débats les documents comptables qui lui ont été réclamés, les éléments chiffrés dont ce dernier fait état dans les correspondances échangées entre les parties et dans les conclusions sont invérifiables en l'état.

Elle prétend, à titre subsidiaire, que les pièces versées par ses soins aux débats démontrent de manière incontestable que la baisse du chiffre d'affaires de la boutique de MONACO n'est pas liée à son incompétence ou à son inertie, mais « à l'inadaptation de la société LANVIN à la clientèle particulière de MONACO », au style LANVIN qui ne plait pas, au manque de moyens informatiques ainsi qu'à des problèmes d'approvisionnement.

Elle estime en définitive que ces divers éléments établissent clairement que la Direction de la SAM LANVIN a choisi, à la fin de l'année 1998, de se débarrasser d'une employée devenue gênante en raison de son ancienneté en fabriquant une situation conflictuelle et en lui reprochant une baisse de chiffre d'affaires qu'elle avait elle-même générée.

Elle demande en conséquence au Tribunal du Travail de sanctionner à la fois la non validité du motif de rupture et l'abus de droit dont l'employeur s'est rendu coupable en l'espèce en lui allouant la somme de 800.000,00 F, se décomposant ainsi :

• 102.000,00 F, à titre d'indemnité de licenciement,

• 698.000,00 F, à titre de dommages et intérêts.

La SAM LANVIN conclut pour sa part à l'entier débouté des demandes formées à son encontre.

Elle invoque à cette fin en substance les moyens suivants :

• n AL a été licenciée en raison de ses insuffisances professionnelles, qu'il s'agisse de son incapacité à atteindre les objectifs fixés d'un commun accord ou de son incapacité à mettre en œuvre les actions et initiatives à prendre en qualité de responsable de boutique,

• Les objectifs auxquels n AL était soumise étaient fixés d'un commun accord entre les parties, à l'occasion des passages de l'intéressée à PARIS, puis confirmés à cette dernière par des notes internes dont le principe et le contenu n'ont jamais été contestés,

• La fonction de responsable de boutique implique par nature l'obligation de respecter des objectifs aussi bien financiers (gestion d'un budget fixé par la Direction Parisienne) que commerciaux (recherche et développement de clients nouveaux) et la mise en œuvre d'actions nécessaires pour atteindre les objectifs fixés d'un commun accord,

• n AL disposant non seulement des moyens matériels (marque de prestige – équipe de qualité – collections sans cesse renouvelées boutique implantée dans un secteur très concurrentiel), mais aussi de l'autonomie budgétaire et financière nécessaires à la réalisation des objectifs susvisés, les mauvais résultats obtenus sont imputables à la seule incapacité de l'intéressée,

• Les chiffres d'affaires réalisés mois par mois par la boutique de MONACO depuis le départ de n AL démontrent que les objectifs auxquels celle-ci était soumise étaient parfaitement réalisables,

• Nonobstant les multiples demandes qui lui ont été adressées à cet effet n AL n'a entrepris aucune des actions nécessaires (développement et prospection de nouveaux clients, mailings, opérations spéciales et amélioration du marchandising) au rétablissement de la bonne santé de la boutique dont elle assume pourtant la responsabilité.

n AL réplique à ces divers arguments :

• que le concept « d'obligation juridique par nature », inhérente à une fonction n'existe pas en droit du travail,

• qu'à l'exception des affirmations de l'employeur rien ne permet d'établir que les objectifs auxquels elle était soumise aient été fixés « d'un commun accord par les parties »,

• qu'elle ne disposait pas d'une réelle autonomie budgétaire et financière,

• que si elle passait certes les ordres de commande des produits vendus dans sa boutique, tant en ce qui concerne la qualité que le type, elle ne pouvait choisir, lors des séances d'achat à Paris, que des créations de la collection LANVIN, laquelle ne correspondait pas à l'attente de la clientèle particulière de MONACO,

• qu'à défaut de disposer d'un budget correspondant elle ne pouvait mettre en œuvre d'actions commerciales,

• que la baisse du chiffre d'affaires entre 1997 et 1999 ne peut lui être imputée dès lors qu'elle est commune à toutes les boutiques LANVIN,

• que l'amélioration du chiffre d'affaires pour la période postérieure au licenciement s'explique par des facteurs extérieurs à la personne de son successeur (rénovation de la boutique – retard exceptionnel de la période des soldes en France – accroissement de la fréquentation touristique pour l'année 2000).

SUR CE,

Dans le domaine du droit social l'insuffisance professionnelle se caractérise par le fait que le salarié n'est pas en mesure d'exécuter sa prestation de travail dans les conditions que l'employeur peut légitimement attendre en application du contrat de travail.

Si l'appréciation de l'insuffisance ou de l'inaptitude d'un salarié relève en principe du seul pouvoir de l'employeur, elle doit toutefois reposer sur des griefs vérifiables et précis.

En l'espèce la SAM LANVIN soutient que l'insuffisance professionnelle de n AL se traduirait concrètement d'une part par les mauvais résultats financiers réalisés au cours des années 1996 à 1998 et du 1er semestre 1999, par la boutique de MONACO, et d'autre part par l'incapacité de la salariée à mettre en œuvre les actions et initiatives inhérentes à sa fonction de responsable de boutique.

Il est constant tout d'abord que les résultats financiers réalisés par la SAM LANVIN ont connu une baisse sensible et constante à compter de l'année 1995 ; qu'ainsi le chiffre d'affaires, qui était en 1995 de 6.247.000 F, a successivement baissé à 5.439.000 F en 1996, puis à 5.050.000 F en 1997 pour atteindre 4.900.000 F en 1998.

Il est également constant en outre que les résultats effectivement obtenus au cours de ces différentes années se sont avérés largement inférieurs aux prévisions budgétaires initiales ou révisées.

Il apparaît ainsi, à l'examen des pièces comptables certifiées conformes versées aux débats :

  • que pour l'année 1997, alors que le chiffre d'affaires prévisionnel avait été fixé à 6.445.000 F, le chiffre d'affaires réel s'élève à 5.050.000 F,

  • que pour l'année 1998, alors que le chiffre d'affaires prévisionnel avait été fixé à 5.562.000 F, le chiffre d'affaires réel s'élève à 4.853.000 F,

  • que la situation est identique pour le 1er semestre 1999.

Si la SAM LANVIN n'est certes pas en mesure de démontrer que ces chiffres d'affaires prévisionnels, qui constituent les objectifs à atteindre par n AL, aient été fixés d'un commun accord entre les parties, il résulte toutefois incontestablement des pièces produites (cf. lettre en date du 22 juin 1998 adressée à Monsieur EB par n AL – Fax envoyé le 4 février 1999 à n AL par la SAM LANVIN) que la salariée d'une part en avait bien connaissance et d'autre part et surtout qu'elle les avait au moins tacitement acceptées.

C'est en effet à juste titre que la SAM LANVIN fait observer que les nombreux courriers adressés par ses soins à n AL tout au long de l'année précédant son licenciement, qui font tous mention des résultats effectivement obtenus par rapport aux objectifs fixés initialement ou après révision (R2) n'ont jamais été contestés par cette dernière, ni dans leur principe, ni dans leur contenu.

En l'état des éléments d'information dont dispose cette juridiction, ces objectifs, qui ont été plusieurs fois révisés à la baisse, ne paraissent pas irréalisables.

Aucune comparaison ne peut à cet égard être utilement effectuée avec les autres établissements de la SA JEANNE LANVIN et notamment ceux de Paris dès lors que les conditions d'exploitation de ces boutiques, qu'il s'agisse de leur situation, de leur taille, de leur clientèle et enfin de leur date d'ouverture ne sont absolument pas identiques.

Si le procès-verbal de la réunion du C.E. du 17 juin 1999 du groupe JEANNE LANVIN, dont se prévaut n AL, révèle certes que toutes les boutiques implantées en France (15 Faubourg – 22 Faubourg Saint Germain des Prés) sont en retard par rapport à leurs objectifs, le recul du chiffre d'affaires constaté à MONACO, soit 16 %, apparaît toutefois nettement plus important.

Les bons résultats effectivement obtenus à partir du mois de juillet 1999, pour une bonne part par le successeur de n AL, démontrent en tout état de cause que les objectifs fixés auraient pu raisonnablement être atteints.

Contrairement à ce que soutient erronément la demanderesse, les mauvais résultats obtenus ne s'expliquent en outre ni par le contexte économique, ni par la politique qui aurait été pratiquée par la maison mère, à savoir la SA JEANNE LANVIN.

n AL ne peut en effet imputer cette situation à son absence totale d'indépendance d'une part et à un style « qui ne plait pas à la clientèle » alors que les pièces du dossier révèlent :

  • qu'elle avait une autonomie budgétaire certes partielle mais réelle (dans la limite de l'enveloppe qui lui était accordée, elle procédait au règlement de l'ensemble des factures),

  • qu'elle effectuait seule lors des séances d'achat organisées à cette fin à Paris le choix des articles ultérieurement proposés à la vente dans la boutique de MONACO.

Il lui appartenait dès lors d'adapter qualitativement et quantitativement ses achats aux goûts et aux attentes de sa clientèle, ce point précis constituant l'essence même des fonctions d'une responsable de boutique.

Il ne peut être sérieusement contesté, pour le surplus, que la fonction importante confiée à n AL par la SAM LANVIN suppose par nature, compte tenu notamment du statut de cadre qui en est le corollaire, l'exercice de responsabilités diverses et étendues parmi lesquelles au premier chef l'obligation susvisée de respecter des objectifs financiers mais également celle de prospecter et développer la clientèle, en imaginant et mettant en œuvre, avec l'équipe dont elle assume la charge, les actions nécessaires pour y parvenir.

Sur ce point précis, alors pourtant qu'elle y a été invitée à de nombreuses reprises par des messages alarmants de son employeur (cf. fax des 4 février 1999 et 20 avril 1999) n AL ne peut justifier à ce jour d'aucune initiative concrète prise par ses soins.

À défaut vraisemblablement d'avoir pris conscience de la gravité de la situation, elle ne justifie pas davantage avoir répondu au courrier que lui a adressé le 11 mai 1999 son employeur, manifestement sidéré par le nombre extrêmement faible des fiches nouveaux clients et qui se terminait en ces termes « il y a donc un nouveau problème extrêmement sérieux et j'attends vos commentaires de toute urgence ».

L'ensemble de ces éléments établissant suffisamment l'incapacité de n AL à exercer, dans des conditions satisfaisantes, les fonctions de responsable de boutique qui lui avaient été dévolues par son employeur, le licenciement de cette salariée a été mis en œuvre pour un motif valable au sens de l'article 2 de la loi n° 845 du 27 juin 1968.

Dès lors en outre d'une part que le motif d'insuffisance professionnelle invoqué par la SAM LANVIN est en l'espèce avéré, et d'autre part que cette dernière n'a fait preuve en l'espèce ni de légèreté, ni de précipitation (si aucun avertissement au sens juridique du terme n'a certes été infligé, le licenciement a en revanche été précédé de multiples « mises en gardes »), la rupture du contrat de travail de n AL, précédée d'un préavis de trois mois normalement exécuté, ne peut être qualifiée d'abusive.

n AL ne pourra dans ces conditions qu'être déboutée de l'intégralité de ses prétentions.

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,

Statuant publiquement, contradictoirement, en premier ressort après en avoir délibéré.

Dit que le licenciement de n AL par la SOCIÉTÉ ANONYME MONÉGASQUE LANVIN a été mis en œuvre pour un motif valable.

Dit en outre que cette mesure ne revêt aucun caractère abusif.

Déboute en conséquence n AL de l'intégralité de ses prétentions.

Condamne n AL aux entiers dépens.

  • Consulter le PDF