Tribunal Suprême, 5 décembre 2019, Monsieur G.R., La Société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL c/ l'État de Monaco
Abstract🔗
Compétence
Contentieux administratif - Recours en annulation - Acte administratif individuel
Recours pour excès de pouvoir
Urbanisme et construction - Loi n° 1.235 du 28 décembre 2000 modifiée, relative aux conditions de location de certains locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947 - Exercice du droit de préemption de l'État - Bien immobilier, propriété d'un particulier, objet d'une promesse synallagmatique de vente - Exercice du droit de préemption subordonnée à des motifs d'intérêt général correspondant à un objet suffisamment précis - Exercice fondé sur un motif urbanistique - Acquisition d'un seul appartement insuffisante pour la réalisation du motif urbanistique allégué - Décision non fondée sur un motif d'intérêt général - Décision légale (non)
Motifs🔗
LE TRIBUNAL SUPRÊME
Siégeant et délibérant en Assemblée plénière
Vu la requête, enregistrée au Greffe Général de la Principauté de Monaco le 28 janvier 2019 sous le numéro TS 2019-04, par laquelle Monsieur G. R. et la société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL demandent l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 28 novembre 2018 du Ministre d'État portant exercice du droit de préemption de l'État, ainsi que la condamnation de l'État de Monaco aux entiers dépens ;
CE FAIRE :
Attendu que, le 10 janvier 2017, Monsieur G. R., en son nom personnel et en qualité d'administrateur judiciaire de son frère H. R., a signé une promesse synallagmatique de vente et d'achat de leur appartement situé « Villa René » à Monaco, pour un prix de 3.200.000 euros, affectée de conditions suspensives au profit de la société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL, dans le cadre d'une opération de promotion immobilière de cette société sur la villa René ; que, par lettre du 29 octobre 2018, intitulée « purge du droit de préemption de l'État », il en a informé le Ministre d'État, lui demandant de faire connaître au notaire s'il envisageait de se porter acquéreur du bien, avant de lui adresser le 25 novembre 2018 un courrier de rétractation de la première lettre pour avoir été adressée prématurément, un terme ayant été mis à l'accord ; que le 28 novembre 2018 le Ministre d'État a notifié au notaire une décision de préemption en application de l'article 38 de la loi n° 1.235 du 28 décembre 2000, motifs pris d'accroître la présence foncière de l'État dans une zone de préemption prioritaire, dans le périmètre de l'opération Annonciade II, pour des lieux en état correct, à un prix raisonnable ;
Attendu qu'à l'appui de leur requête, les demandeurs soutiennent, tout d'abord, que le Ministre d'État a commis une erreur de droit dès lors que le bien concerné n'est pas soumis au droit de préemption de la loi du 28 décembre 2000, par application de son article premier qui en excepte les appartements relevant de la loi n° 887 du 25 juin 1970 ;
Attendu que les requérants font ensuite valoir, à supposer que le droit de préemption s'applique, sur la légalité externe, que la décision est entachée de vice de forme, car le Ministre d'État, qui n'a pas avisé le Conseil National, a omis de notifier la décision à M. R. dans le délai d'un mois fixé à l'article 38 de la loi du 28 décembre 2000 et qu'elle est dépourvue de la motivation requise par la loi du 29 juin 2006, dès lors que celle-ci ne concerne pas l'appartement préempté mais la copropriété et qu'elle est contradictoire, les motifs retenus s'excluant réciproquement ;
Attendu que les requérants font aussi grief à la décision attaquée d'être entachée d'illégalité interne, en premier lieu, faute de réalisation de la vente dans le délai d'un mois imparti par l'alinéa 4 de l'article 38 de la loi du 28 décembre 2000 ; qu'elle est, en deuxième lieu, entachée d'une erreur de droit tenant à l'absence de précision suffisante de l'objet du droit de préemption, fondée sur le projet « Annonciade II », alors que l'État a renoncé à préempter les six précédents appartements vendus dans cet immeuble ; qu'en troisième lieu, la décision attaquée est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation en raison de la disproportion au regard de l'objectif poursuivi d'une préemption davantage guidée par la mise au patrimoine domanial d'un bien considéré comme en État correct et d'un prix raisonnable que par le motif urbanistique invoqué ;
Vu la contre-requête, enregistrée au Greffe Général de la Principauté le 29 mars 2019, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête, ainsi qu'à la condamnation du requérant aux entiers dépens ;
Attendu que le Ministre d'État souligne, à titre principal, que les requérants ont eux-mêmes présentés une déclaration d'aliéner sur le fondement de l'article 38 de la loi de 2000 qu'ils déclarent désormais, à tort, inapplicable et que si l'article 1er de la loi du 28 décembre 2000 excepte de son champ d'application les locaux d'habitation relevant de la loi du 25 juin 1970, cette exception ne s'étend pas aux dispositions régissant le droit de préemption de l'État qui s'appliquent indistinctement à tous les locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947 ;
Attendu que le Ministre d'État soutient, à titre subsidiaire, que la décision de préemption n'est pas tardive pour avoir été, dans le délai, notifiée au notaire conformément à la demande de M. R. ; que le Conseil National a été avisé ; que la décision comporte les considérations de fait et de droit qui la justifient ;
Attendu que le Ministre d'État fait aussi valoir que les griefs de légalité interne ne sont pas plus fondés ; qu'en effet, le non-respect du délai d'un mois pour la réalisation de la vente est dépourvu de sanction et ne peut affecter la légalité d'une décision qui lui est antérieure, alors, de surcroit, que ce délai est imputable au vendeur préempté, comme l'établit le procès-verbal de carence dressé le 21 février 2019 par le notaire ;
Attendu que, par ailleurs, la décision de préemption ne repose pas sur des finalités contradictoires, l'État ayant exercé son droit de préemption en considération du prix raisonnable de l'appartement, de son État correct et de son emplacement dans une zone de préemption prioritaire, ce que confirme l'absence de préemption lors de la mise en vente d'autres appartements de la Villa René ; qu'au regard de ces motifs principalement fondés sur les caractéristiques et le coût du bien, lesquels sont en rapport avec l'objectif d'intérêt général consistant à permettre aux personnes ayant des liens particuliers avec la Principauté de se loger à Monaco, la préemption contestée ne traduit aucune atteinte excessive au droit de propriété, ni aucune disproportion au regard de l'objectif d'intérêt général poursuivi ;
Vu la réplique, enregistrée au Greffe Général le 30 avril 2019, par laquelle Monsieur G. R. et la société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL tendent aux mêmes fins que la requête et par les mêmes moyens ;
Attendu que les requérants prennent acte de l'information du Conseil National et maintiennent que l'appartement que les consorts R. donnent à bail sous « loi n° 887 », relève de cette loi et non de la loi du 28 décembre 2000 ; que la Direction de l'habitat a d'ailleurs confirmé au notaire, par lettre du 21 décembre 2018, que le bien ne relève pas de la loi de 2000, par application de son article 1er premier tiret ; que le changement de doctrine de l'État sur le champ d'application de la loi de 2000 méconnait le principe de sécurité juridique ;
Attendu que les requérants soutiennent, à titre subsidiaire, sur la légalité externe, que le courrier du Ministre d'État au notaire, qui n'avait pas mandat de purger le droit de préemption, ne le dispensait pas de notifier sa décision à M. R., auquel elle impose des sujétions, pour qu'elle puisse lui être opposable ; que la motivation, erronée et contradictoire, équivaut à un défaut de motivation ;
Attendu que les requérants font valoir, sur la légalité interne, que l'absence de réalisation de la vente dans le délai impératif d'un mois imparti par la loi est imputable à l'État, dont les services se sont désintéressés du rendez- vous à fixer pour la vente ; que le notaire a d'ailleurs signalé à l'administrateur des domaines, par lettre du 28 décembre 2018, l'expiration à cette date du délai fixé à l'article 38 de la loi du 28 décembre 2000 ;
Attendu que les requérants affirment, en outre, que la décision n'a pas d'objet suffisamment précis, l'opération « Annonciade II » n'étant qu'un projet ; qu'une erreur manifeste d'appréciation a été commise quant aux caractéristiques du bien préempté ; que la décision est disproportionnée, l'acquisition d'un appartement d'une villa dont d'autres appartements, dont l'un à un prix quasiment équivalent au m2, n'ont pas été préemptés ne présente d'intérêt ni pour l'opération « Annonciade II », ni pour le motif social désormais invoqué, l'appartement étant déjà soumis au secteur protégé ;
Vu la duplique, enregistrée au Greffe général le 3 juin 2019, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête par les mêmes moyens que la contre-requête ;
Attendu qu'il ajoute que le principe de sécurité juridique n'est pas méconnu ; qu'à supposer même que dans certains courriers, concernant des tiers, l'administration ait utilisé des formules ambigües, ceux-ci n'ont pu modifier la loi qui seule s'applique ;
Attendu, par ailleurs, que, sur la légalité externe, la notification de la décision, motivée et non contradictoire, est opposable à M. R., auteur de la déclaration d'intention d'aliéner, pour avoir été adressée, à sa demande expresse, au notaire ;
Attendu, enfin, sur la légalité interne, qu'il résulte du procès-verbal de carence du notaire du 21 février 2019 que les vendeurs ne se sont pas présentés à la signature de l'acte ; qu'en tout État de cause, le délai imparti est dépourvu de sanction et que son dépassement ne saurait être interprété comme une renonciation implicite de l'État à l'exercice d'un droit déjà effectué ; que les motifs essentiels de la préemption tenant aux caractéristiques de l'appartement, à son prix, à l'objectif social de pouvoir loger des personnes ayant des attaches avec le Principauté suffisent à le justifier ; que le motif tenant à la situation de l'immeuble quant à l'accès potentiel au nouveau quartier est suffisamment défini ; enfin, que la circonstance que l'appartement serait déjà soumis au secteur protégé est inopérante, dès lors que l'application de la législation relative à ce secteur implique que l'appartement soit mis en location, alors que rien n'oblige le nouveau propriétaire à le louer ;
Vu la requête en autorisation de triplique déposée au Greffe Général le 11 juin 2019 par Maître Arnaud ZABALDANO, Avocat-Défenseur, au nom de G. R. et de la Société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL ;
Vu l'Ordonnance du 14 juin 2019 du Président du Tribunal Suprême portant mesure d'instruction ;
Vu le courrier du 14 juin 2019 par lequel le Président du Tribunal Suprême a autorisé à titre exceptionnel le dépôt d'une triplique ;
Vu le mémoire de production du Ministre d'État, enregistré au Greffe Général le 12 juillet 2019 ;
Vu la triplique, enregistrée au Greffe Général le 7 août 2019, par laquelle Monsieur R. et la société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL tendent aux mêmes fins que la requête et par les mêmes moyens ;
Attendu que les requérants maintiennent que la décision de préemption doit être annulée faute de signature de l'acte notarié à la date fixée par le notaire, car s'il résulte de l'attestation du 20 février 2019 du Trésorier Général des Finances, dont la production a été ordonnée, que les fonds étaient disponibles et devaient être immédiatement versés, au jour de la signature de l'acte d'acquisition du bien, à l'étude du notaire, la vente n'aurait pu se réaliser le 21 février 2019, car les fonds n'avaient pas été préalablement versés à la comptabilité du notaire avant cette date, contrairement à la clause « prix » de l'acte de vente, et que le montant des fonds disponibles, s'élevant à 3.363.500 euros, ne correspondait pas à la somme demandée de 3.363.700 euros ;
Vu l'ordonnance du 9 août 2019 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a accordé à l'État un ultime délai d'un mois pour déposer une triplique en réponse ;
Vu les observations en réponse à la triplique, déposées au Greffe Général le 9 septembre 2019, par lesquelles le Ministre d'État conclut au rejet de la requête par les mêmes moyens que la contre-requête ;
Attendu qu'il soutient que l'État s'est engagé à verser les fonds immédiatement au jour de la signature de l'acte d'acquisition fixé par le notaire au 21 février 2019 ; que s'ils n'ont pas été versés à cette date, la responsabilité en revient au vendeur absent à cette signature ; que l'écart de deux cents euros ne concerne pas le prix de vente mais la provision sur frais, déduite de ce montant, sur lequel le notaire n'a pas émis d'observations ; que quand bien même les fonds eussent été virés préalablement à la vente, celle-ci n'aurait pu être conclue en l'absence des vendeurs, laquelle n'est pas liée à la question du versement des fonds dont ils n'ont eu connaissance qu'en avril 2019 ; enfin, que le délai prévu pour la réalisation de la vente est dépourvu de sanction et n'implique pas renonciation de l'État à l'exercice du droit déjà exercé de préemption ;
SUR CE,
Vu la décision attaquée ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la Constitution, notamment son article 90-B ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu loi n° 1.235 du 28 décembre 2000 modifiée relative aux conditions de location de certains locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947, notamment en son article 38 ;
Vu l'Ordonnance du 29 janvier 2019 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a désigné Madame Magali INGALL-MONTAGNIER, membre suppléant, comme rapporteur ;
Vu le procès-verbal de clôture de Madame le Greffier en Chef en date du 16 septembre 2019 ;
Vu l'Ordonnance du 21 octobre 2019 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience de ce Tribunal du 21 novembre 2019 ;
Ouï Madame Magali INGALL-MONTAGNIER, membre suppléant du Tribunal Suprême, en son rapport ;
Ouï Maître Jean André ALBERTINI Avocat au barreau de Bastia, pour Monsieur G. R. et la société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL ;
Ouï Maître François MOLINIE, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France, pour l'État de Monaco ;
Ouï Madame le Procureur général en ses conclusions ;
La parole ayant été donnée en dernier aux parties ;
Après en avoir délibéré
1° Considérant que Monsieur G. R., en son nom personnel et en qualité d'administrateur judiciaire de son frère H. R., a signé une promesse synallagmatique de vente de leur appartement et d'une cave, situés « Villa René » à Monaco, au profit de la société DIGHTON FUNDS INTERNATIONAL ; que M. G. R., vendeur préempté, et la société DIGHTON FUNDS, acquéreur évincé, demandent l'annulation de la décision du 28 novembre 2018 du Ministre d'État portant exercice du droit de préemption de l'État sur ce bien ;
2° Considérant qu'aux termes de l'article 38 de la loi n° 1.235 du 28 décembre 2000 modifiée relative aux conditions de location de certains locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947, qui a vocation à s'appliquer à l'ensemble des locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947 : « Les aliénations volontaires à titre onéreux et apports en société, sous quelque forme que ce soit, portant sur un ou plusieurs locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947 doivent, à peine de nullité, faire l'objet par les propriétaires ou les notaires instrumentaires d'une déclaration d'intention au Ministre d'État. Le Ministre d'État en avise le Conseil national. (...) / Cette déclaration, qui vaut offre de vente irrévocable pendant un délai d'un mois à compter de sa notification, doit comporter le prix et les principales caractéristiques de l'opération envisagée. / Dans ce délai, le Ministre d'État peut faire connaître sa décision de se porter acquéreur aux conditions fixées dans la déclaration. / Lorsque le Ministre d'État décide de se porter acquéreur, la vente doit intervenir dans un délai d'un mois à compter de la notification de cette décision. / (...) » ;
3° Considérant que l'exercice du droit de préemption par le Ministre d'État ne peut s'exercer, sous le contrôle du juge, que pour des motifs d'intérêt général qui, propres à chaque espèce, doivent correspondre à un objet suffisamment défini ;
4° Considérant qu'il ressort des termes de la décision attaquée que l'État a décidé d'exercer son droit de préemption pour un « motif urbanistique » tiré de ce que « l'immeuble est situé dans une zone de préemption prioritaire dans le périmètre de l'opération Annonciade II et le terrain en question est situé au droit d'un accès potentiel à ce futur quartier » ; que, toutefois, l'acquisition d'un seul appartement au sein de l'immeuble en cause n'est pas de nature à permettre la réalisation du motif urbanistique sur lequel la décision se fonde ; que, par suite, la décision attaquée ne peut être regardée comme fondée sur un motif d'intérêt général ; qu'ainsi, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, la décision du 28 novembre 2018 du Ministre d'État doit être annulée ;