Tribunal Suprême, 29 novembre 2018, Monsieur O.S. c/ Ministre d'État

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Abstract🔗

Compétence

Contentieux administratif - Recours en annulation - Acte administratif individuel

Recours pour excès de pouvoir

Étranger - Décision administrative de refoulement du territoire - Mesures de police administrative - Absence d'éléments révélant un risque de trouble à la tranquillité ou à la sécurité publique ou privée - Décision administrative de refus d'abroger la mesure de refoulement - Décision entachée d'erreur manifeste d'appréciation - Décision légale (non)

Procédure

Ordonnance souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963, modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême - Article 13 - Délai du recours contentieux - Article 15 - Délai du recours gracieux ou hiérarchique dans le délai du recours contentieux - Expiration du délai de recours gracieux - Irrecevabilité du recours aux fins d'annulation de la décision de refoulement - Recevabilité du recours formé contre la décision de rejet de la demande de levée de la mesure de refoulement


Motifs🔗

TRIBUNAL SUPRÊME

TS 2018-05

Affaire :

Monsieur O. S.

Contre :

Ministre d'Etat

DECISION

Audience du 16 novembre 2018

Lecture du 29 novembre 2018

Recours tendant à déclarer illégales la décision administrative de refoulement du 14 mai 2002, notifiée le 5 août 2017 et la décision de rejet du 2 octobre 2017 du recours formé le 31 août 2017 pour vice de forme, défaut de base légale et erreur manifeste d'appréciation et la condamnation de l'Etat de Monaco aux entiers dépens.

En la cause de :

Monsieur O. S.,

Ayant élu domicile en l'étude de Maître Thomas GIACCARDI, Avocat-Défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat.

Contre :

L'Etat de Monaco représenté par le Ministre d'Etat, ayant pour Avocat-Défenseur Maître Christophe SOSSO et plaidant par la SCP PIWNICA-MOLINIÉ, Avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation de France.

LE TRIBUNAL SUPRÊME

Siégeant et délibérant en Assemblée plénière

Vu la requête présentée par Monsieur O.S., enregistrée au Greffe général de la Principauté de Monaco le 1er décembre 2017 sous le numéro TS 2018-05, tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 14 mai 2002 du Ministre d'État prononçant son refoulement et de la décision du 2 octobre 2017 rejetant son recours gracieux contre cette décision, ainsi qu'à la condamnation de l'État de Monaco aux entiers dépens ;

CE FAIRE,

Attendu que M. S. se rendait habituellement en Principauté pour des raisons personnelles et professionnelles ; qu'une décision de refoulement a été prise à son encontre le 14 mai 2002 au motif que sa présence sur le territoire monégasque serait de nature à compromettre la tranquillité ou la sécurité publique ou privée ; que cette décision lui a été notifiée le 5 août 2017 ; qu'il indique avoir formé le 31 août 2017 un recours gracieux contre cette décision ; que par décision du 2 octobre 2017, le Ministre d'État a rejeté sa demande au motif que la présence de M. S. en Principauté « est encore à ce jour susceptible de créer un trouble à l'ordre public » ;

Attendu qu'à l'appui de sa requête, M. S. soutient, d'une part, que la décision de refoulement du 14 mai 2002 est entachée d'un vice de forme dès lors qu'elle est dépourvue de la signature manuscrite du Ministre d'État ; qu'elle ne comporte, en effet, que la mention tamponnée « signé » ; que la décision du 2 octobre 2017 se trouve par suite privée de base légale ;

Attendu que, d'autre part, M. S. fait grief aux décisions qu'il attaque d'être entachées d'une erreur manifeste d'appréciation ; que s'il ne conteste pas avoir été condamné en France en dernier lieu en 1996 pour détention d'armes à deux ans et demi d'emprisonnement avec sursis assorti d'une mise à l'épreuve de trois ans, il n'a ensuite plus commis d'acte répréhensible ; que sa condamnation était ancienne de sept ans à la date de la décision de refoulement et de plus de vingt ans lorsque le Ministre d'État a rejeté sa demande ; qu'il a eu un comportement irréprochable tant dans sa vie personnelle que professionnelle, ainsi que le démontrent les attestations de moralité fournies par un ancien commissaire divisionnaire de la police nationale française, un gérant de société au sein de laquelle il a travaillé, ainsi que deux médecins et le directeur général de l'établissement public d'aménagement Défense Seine Arche, par ailleurs ancien secrétaire général de la préfecture des Hauts-de-Seine, avec lesquels il a entretenu des relations professionnelles ; qu'il est propriétaire d'un appartement lui procurant des revenus locatifs ; qu'il démontre avoir satisfait à ses obligations fiscales entre 1994 et 2017 ; qu'il s'est, en outre, rendu à de nombreuses reprises en Principauté sans que sa présence ne génère le moindre trouble pour la tranquillité ou la sécurité publique ou privée ; qu'enfin, il a rencontré une personne de nationalité monégasque qui partage sa vie et avec laquelle il projette de se marier ; qu'il estime, à cet égard, que le maintien de la mesure de refoulement serait de nature à causer un préjudice irrémédiable à sa vie personnelle et sentimentale et à porter atteinte à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Vu la contre-requête, enregistrée au Greffe général le 5 février 2018, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête, ainsi qu'à la condamnation du requérant aux entiers dépens ;

Attendu que le Ministre d'État soutient, tout d'abord, que le moyen de vice de forme manque en fait dès lors que M. S. n'a été destinataire que d'une copie de la décision de refoulement du 14 mai 2002 et que l'original de la décision qu'il verse aux débats comporte la signature manuscrite de l'autorité compétente ; qu'au demeurant, à la différence du droit français, aucune disposition de droit monégasque n'impose, à peine de nullité, que les décisions de l'administration soient signées et comportent le nom et la qualité de leur signataire ;

Attendu ensuite, selon le Ministre d'État, que le motif de la condamnation prononcée en 1996 à l'encontre de M. S., son importance ainsi que l'existence de condamnations antérieures établissaient que l'intéressé constituait une réelle menace pour l'ordre public monégasque à la date à laquelle a été prise la décision de refoulement ; que, par ailleurs, les éléments invoqués par M. S. ne permettent pas de considérer que la menace pour l'ordre public monégasque ait disparu ; que les diverses attestations produites par l'intéressé ne suffisent pas à établir la réalité de son changement de comportement ; que, par suite, les décisions attaquées ne sont entachées d'aucune erreur manifeste d'appréciation ;

Attendu, enfin, que les décisions attaquées ne portent pas atteinte au droit à une vie privée et familiale normale garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que M. S., qui réside et travaille en France, n'établit pas la réalité des relations professionnelles et personnelles qu'il prétend entretenir en Principauté ;

Vu la réplique, enregistrée au Greffe général le 2 mars 2018, par laquelle M. S. tend aux mêmes fins que la requête et par les mêmes moyens ;

Attendu, toutefois, que la décision signée de la main du Ministre d'État ayant été produite dans l'instance, M. S. renonce au moyen de vice de forme soulevé dans sa requête ; qu'il entend souligner que, contrairement à ce que soutient le Ministre d'État, le Conseil d'État français sanctionnait, avant même l'intervention de la loi du 12 avril 2000, l'absence de signature d'une décision administrative ;

Attendu que M. S. soutient, par ailleurs, que le long délai entre sa dernière condamnation et la décision de refoulement puis sa notification lui a permis de changer de vie et de présenter toutes les garanties d'honnêteté ; que le Ministre d'État, à qui il incombe d'établir le bien-fondé de ses décisions, n'apporte aucune preuve de l'existence d'un risque pour l'ordre public en Principauté ; que la mesure de police prise à son égard faute d'être nécessaire et proportionnée, est bien entachée d'erreur manifeste d'appréciation ;

Attendu, enfin, que M. S. précise qu'il n'a pas soulevé dans sa requête de moyen tiré de la méconnaissance de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales mais s'est borné à faire état, au soutien d'un moyen d'erreur manifeste d'appréciation, d'éléments concernant sa vie personnelle ;

Vu la duplique, enregistrée au Greffe général le 5 avril 2018, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête par les mêmes moyens que la contre-requête ;

Attendu que le Ministre d'État prend acte de ce que M. S. a renoncé au moyen d'illégalité externe tiré de l'absence de signature de la décision de refoulement ;

Attendu que, selon le Ministre d'État, le délit de détention d'armes est en relation étroite et directe avec la sécurité publique et son auteur constitue par nature une menace potentielle pour l'ordre public ; qu'eu égard à la cause qui la justifie, cette menace ne peut totalement disparaître ; que, par suite, les éléments tendant à démontrer la réinsertion et l'honnêteté de M. S., à les supposer avérés, ne permettaient pas, à la date de la décision de refoulement, d'écarter tout risque pour l'ordre public en Principauté ;

Attendu, enfin, que le Ministre d'État donne acte à M. S. de ce qu'il n'a pas soulevé de moyen tiré de la méconnaissance de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Vu la lettre en date du 4 octobre 2018 informant les parties qu'en application des dispositions de l'article 23 de l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963, modifiée, le Tribunal Suprême envisage de relever d'office un moyen d'ordre public tiré de la requalification de la lettre du 31 août 2017, non en recours gracieux mais en demande d'abrogation de la décision du 14 mai 2002, susceptible d'engendrer une irrecevabilité, tenant à leur tardiveté, des conclusions de la requête dirigées contre la décision du 14 mai 2002, et les invitant à présenter leurs observations ;

Vu les observations de M. S. sur le moyen d'irrecevabilité soulevé d'office, enregistrées au Greffe général le 18 octobre 2018 ;

Attendu que M. S. estime que si, par le courrier adressé le 31 août 2017 au Ministre d'État, son conseil a demandé la levée de la mesure de refoulement, sa demande peut toutefois être regardée comme un recours gracieux dès lors qu'elle tendait à établir que la décision du 14 mai 2002 ne se justifiait pas à la date à laquelle elle a été prise en raison de l'ancienneté des condamnations prononcées à son égard en France ; qu'il est, par suite, recevable à demander l'annulation de la décision du 14 mai 2002 ;

Vu les observations écrites, enregistrées au Greffe général le 19 octobre 2018, présentées par le Procureur Général ;

SUR CE,

Vu les décisions attaquées ;

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Vu la Constitution, notamment son article 90-B ;

Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963, modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;

Vu l'Ordonnance Souveraine n° 3.153 du 19 mars 1964 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers modifiée, notamment son article 22 ;

Vu l'Ordonnance du 4 décembre 2017 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a désigné Monsieur Didier RIBES, Membre titulaire, comme rapporteur ;

Vu le procès-verbal de clôture de Madame le Greffier en Chef en date du 16 avril 2018 ;

Vu l'Ordonnance du 3 octobre 2018 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience de ce Tribunal du 16 novembre 2018 ;

Ouï Monsieur Didier RIBES, Membre titulaire du Tribunal Suprême, en son rapport ;

Ouï Madame le Procureur Général en ses conclusions ;

Ouï Maître Thomas GIACCARDI, Avocat-Défenseur pour Monsieur O.S. ;

Ouï Maître François MOLINIÉ, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France pour l'État de Monaco ;

Après en avoir délibéré

Sur la recevabilité des conclusions de la requête

Considérant que le premier alinéa de l'article 13 de l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 précitée dispose : « Sous réserve des dispositions de l'alinéa suivant, le délai du recours devant le Tribunal Suprême est, à peine d'irrecevabilité, de deux mois à compter, selon le cas, de la notification de la signification ou de la publication de l'acte ou de la décision attaquée » ; que le premier alinéa de l'article 15 de la même Ordonnance précise que « le recours gracieux ou hiérarchique conserve le délai du recours contentieux, à condition qu'il soit formé dans le délai de ce dernier et que le recours contentieux soit lui-même formé dans les deux mois du rejet explicite ou implicite du recours gracieux ou hiérarchique » ;

Considérant qu'une décision de refoulement a été prise à l'encontre de M. O.S. le 14 mai 2002 au motif que sa présence sur le territoire monégasque serait de nature à compromettre la tranquillité ou la sécurité publique ou privée ; que cette décision lui a été notifiée le 5 août 2017 ; que s'il soutient avoir formé le 31 août 2017 un recours gracieux contre cette décision, il ressort des pièces du dossier que sa demande adressée au Ministre d'État tendait à obtenir l'abrogation de la mesure de refoulement ; que par décision du 2 octobre 2017, le Ministre d'État a rejeté cette demande au motif que la présence de M. S. en Principauté était encore à ce jour susceptible de créer un trouble à l'ordre public ; que M. S. a saisi le Tribunal Suprême le 1er décembre 2017 d'une requête tendant à l'annulation des décisions du 14 mai 2002 et du 2 octobre 2017 ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, faute pour M. S. d'avoir formé un recours gracieux dans le délai du recours contentieux, les conclusions d'annulation de la décision du 14 mai 2002, présentées plus de deux mois après la notification de cette décision à l'intéressé, sont tardives et donc irrecevables ; qu'il y a lieu, en revanche, pour le Tribunal Suprême, de se prononcer sur la légalité de la décision du 2 octobre 2017 par laquelle le Ministre d'État a rejeté la demande de levée de la mesure de refoulement ;

Sur la légalité de la décision du 2 octobre 2017

Considérant que, l'objet des mesures de police administrative étant de prévenir d'éventuelles atteintes à l'ordre public, il suffit que les faits retenus révèlent des risques suffisamment caractérisés de trouble à la tranquillité ou à la sécurité publique ou privée pour être de nature à justifier de telles mesures ;

Considérant que, par décision du 14 mai 2002, le Ministre d'État a prononcé le refoulement de M. S. en considération notamment de faits de détention illégale d'armes pour lesquels il a été condamné en 1996 à deux ans et demi d'emprisonnement avec sursis assorti d'une mise à l'épreuve de trois ans ; que M. S. soutient sans être contredit qu'il n'a plus, depuis lors, commis d'infraction ; qu'il a produit de nombreuses pièces relatives à sa situation professionnelle, patrimoniale et fiscale attestant de sa pleine réinsertion sociale au cours des vingt dernières années ; que le Ministre d'État ne fait, par ailleurs, état d'aucune circonstance révélant un comportement préjudiciable à la sécurité publique ; que, dans ces conditions et eu égard à l'ancienneté des faits ayant justifié la mesure de refoulement, ceux-ci ne permettent plus de révéler, à la date de la décision attaquée, un risque suffisamment caractérisé de trouble à la tranquillité ou à la sécurité publique ou privée de nature à justifier le maintien de la mesure de refoulement ; que, dès lors, en refusant d'abroger la mesure de refoulement prise à l'encontre de M. S., le Ministre d'État a entaché sa décision d'erreur manifeste d'appréciation ; que la décision du 2 octobre 2017 doit, par suite, être annulée ;

Dispositif🔗

Décide :

Article 1er : La décision du 2 octobre 2017 du Ministre d'État est annulée.

Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 3 : Les dépens sont mis à la charge de l'État.

Article 4 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d'État.

Composition🔗

Ainsi délibéré et jugé par le Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco, composé de Messieurs Didier LINOTTE, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Président, Jean-Michel LEMOYNE DE FORGES, Commandeur de l'Ordre de Saint-Charles, Vice-président, José SAVOYE, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Membre titulaire, et Didier RIBES, Membre titulaire, rapporteur, et de Madame Magali INGALL-MONTAGNIER, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Membre suppléant,

et prononcé le vingt-neuf novembre deux mille dix-huit en présence du Ministère public, par Monsieur Didier LINOTTE, assisté de Madame Virginie SANGIORGIO, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Greffier en chef.

Le Greffier en Chef, Le Président,

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