Tribunal Suprême, 16 avril 2012, Madame F. c/ Ministre d'État

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Abstract🔗

Compétence

Contentieux administratif. Recours en annulation. Acte administratif individuel.

Logement

Loi n° 1.235 du 28 décembre 2000, modifiée relative aux conditions de location de certains locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947, article 38 - Décision de signer l'acte d'acquisition d'un appartement par le Ministre d'État

Recours pour excès de pouvoir

Loi n° 1.235 du 28 décembre 2000, modifiée relative aux conditions de location de certains locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947 - Décision administrative de signer l'acte d'acquisition d'un bien immobilier - Annulation juridictionnelle de la décision administrative de préempter le bien immobilier. - Par voie de conséquence, annulation juridictionnelle de la décision de signature de l'acte d'acquisition


Motifs🔗

Le Tribunal Suprême,

Siégeant et délibérant en assemblée plénière

Vu la requête présentée par Madame F., enregistrée au Greffe général de la Principauté de Monaco le 14 juin 2010 sous le numéro TS 2011-12, tendant à l'annulation de la décision en date du 15 mars 2011 par laquelle S.E. Monsieur le Ministre d'État s'est porté acquéreur d'un appartement situé dans l'immeuble « Villa Augustine » [adresse] à Monaco, et de celle du 14 avril 2011 par laquelle il a rejeté le recours gracieux formé contre elle, ainsi que la condamnation de l'État aux entiers dépens.

Ce faire :

Attendu que Madame F. expose que par acte sous seing privé du 31 mai 2010, Monsieur V. et Madame H. ont promis de vendre à Madame F., sous la condition suspensive de non-préemption du Gouvernement Princier, un appartement de quatre pièces situé dans l'immeuble « Villa Augustine » [adresse] à Monaco, l'acte authentique devant intervenir au plus tard le 15 septembre 2010 ; qu'en application des dispositions de l'article 38 de la loi n° 1.235 du 28 décembre 2000 modifiée par les lois n° 1.256 du 12 juillet 2002 et n° 1.291 du 21 décembre 2004, les vendeurs ont notifié à Monsieur le Ministre d'État cet acte sous seing privé, par lettre du même jour ; que, par jugement rendu le 25 juin 2010, le Tribunal de Première Instance de Monaco a placé Madame H. sous tutelle et confié la gestion de son patrimoine à sa fille, Madame V. ; que, par une lettre en date du 28 juin 2010. Monsieur le Ministre d'État a informé Maître CROVETTO-ACQUILINA, notaire chargé de la vente, que « le Gouvernement Princier n'entend pas avoir recours à l'exercice du droit qui lui est conféré par la loi dans le cadre de la future vente de cet appartement  » ; que le 11 octobre 2010, Madame V. a sollicité de Madame la Présidente du Tribunal de Première Instance l'autorisation de procéder, es-qualité, à la vente de l'appartement sous compromis du 31 mai 2010 ; que dans l'attente de cette autorisation, la vente n'a ainsi pu être formalisée dans le délai prévu par l'acte sous seing privé avant le 15 septembre 2010 ; que par ordonnance rendue le 7 janvier 2011, Monsieur le Juge Tutélaire de la Principauté de Monaco a autorisé Madame V. à vendre es-qualité, conjointement avec Monsieur V., lesdits biens de Madame F. ; que c'est dans ce contexte que les notaires concernés ont fait signer aux parties les 15 et 16 février 2011 un nouveau document, aux mêmes charges et conditions que celui du 31 mai 2010. notifié par lettre du 16 février 2011 à Monsieur le Ministre d'État ; que, par lettre du 15 mars 2011 ce dernier a informé Maitre CROVETTO-ACQUILINA. notaire chargé de la vente, que « l'État entend faire jouer la faculté qui lui est conférée par la loi de se porter acquéreur de ces biens dans les conditions financières ci-dessus énoncées » ; que, par lettre du 18 mars 2011, Madame F. a alors formé un recours gracieux à l'encontre de cette décision, que Monsieur le Ministre d'État a rejeté le 14 avril 2011 ; qu'enfin, Maître CROVETTO-ACQUILINA a procédé le 14 avril 2011 à la vente de l'appartement an cause entre Monsieur V., Madame H. et l'État de Monaco.

Attendu qu'à l'appui de sa requête, Madame F. soutient que le Conseil National n'ayant pas été avisé par le Ministre d'État de l'aliénation de l'immeuble conformément aux prescriptions des deux premières phrases du premier alinéa de l'article 38 de la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée, la décision d'exercer son droit de préemption est atteinte d'un vice de procédure.

Attendu que Madame F. fait ensuite grief à la décision du 15 mars 2011 d'être dépourvue de tout motif de droit comme de fait, et ce en violation des prescriptions applicables de l'article 1er de la loi n°1.312 du 29 juin 2006 sur la motivation des actes administratifs.

Attendu que Madame F. reproche également au Ministre d'État d'avoir commis une erreur de droit au regard des dispositions de l'article 38 de la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée en exerçant son droit de préemption motif pris du non-respect du délai de six mois imparti au propriétaire pour parfaire la vente, institué à l'avant-dernier alinéa de cet article, alors même que ce délai de six mois ne concerne que l'hypothèse dans laquelle le bien a été donné à bail et le preneur a renoncé à exercer son droit d'acquisition, et qu'en l'espèce, l'appartement en cause étant libre de toute occupation, le délai de six mois n'était pas applicable.

Attendu qu'en tout état de cause, Madame F. fait valoir que la promesse de vente du 16 février 2011 n'était qu'un acte purement confirmatif de la promesse de vente du 31 mai 2010, de sorte qu'elle ne constituait pas une nouvelle aliénation au sens de l'article 38 de la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée.

Attendu encore qu'en tout état de cause, Madame F. fait valoir qu'à compter du placement de Madame H. sous tutelle par jugement du 25 juin 2010 et ce jusqu'au 7 janvier 2011, date à laquelle le Juge Tutélaire a autorisé la vente, les prescriptions de l'article 38 de la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée et les stipulations du compromis de vente du 31 mai 2010 étaient suspendues.

Attendu enfin que Madame F. invoque le caractère créateur de droits acquis de la décision prise par le Ministre d'État le 28 juin 2010 de ne pas préempter le bien, sur lequel il ne pouvait être revenu le 15 mars 2011.

Vu la contre requête enregistrée le 12 août 2011 au Greffe Général par laquelle S.E. M. le Ministre d'État conclut au rejet de la requête aux motifs que :

Tout d'abord, le moyen pris du défaut d'information du Conseil National est inopérant, dès lors que ce dernier n'intervenant à aucun titre dans la procédure, le Ministre d'État peut prendre une décision de préemption alors que le Conseil National n'a pas encore été avisé ; ensuite que procédant d'une compétence discrétionnaire, qui n'est assujettie à aucune condition, l'exercice du droit de préemption n'a pas à être motivé.

Attendu, au fond, qu'une nouvelle déclaration d'intention d'aliéner est requise, lorsque la vente n'est pas intervenue dans le délai de six mois, non seulement dans le cas où l'État n'ayant pas préempté, le bien a été proposé au locataire qui s'est alors porté acquéreur, mais également dans l'hypothèse où le bien est libre de toute occupation et où l'État a renoncé à exercer son droit de préemption.

Attendu encore que pour qu'une aliénation soit regardée comme « nouvelle » au sens des dispositions de l'article 38 de la loi n° 1.235 du 28 décembre 2000 modifiée, il suffit qu'un délai de six mois commençant à courir lorsque l'immeuble n'est pas loué à compter de la décision du Ministre d'État de ne pas préempter, et lorsque l'immeuble est loué à compter de la décision du locataire de ne pas se porter acquéreur, ait expiré sans que la vente ait été régularisée, peu important à cet égard que l'aliénation porte sur la vente du même bien, aux mêmes conditions et entre les mêmes parties.

Attendu également qu'il ne saurait être invoqué en l'espèce une suspension du délai de six mois à compter du placement de Madame H. sous tutelle par jugement du 25 juin 2010 et ce jusqu'au 7 janvier 2011, alors qu'aucune disposition de l'article 38 de la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée ne prévoit la suspension (ou l'interruption) de ce délai en cas d'empêchement du propriétaire, pour quelque motif que ce soit, il ajoute qu'en tout état de cause, une nouvelle promesse de vente datée des 15 et 16 février 2011 s'est substituée à celle signée le 31 mai 2010.

Attendu enfin que la décision de préemption intervenant dans le cadre d'une nouvelle procédure, après l'expiration du délai de six mois afférent à une précédente procédure, constitue une nouvelle décision assujettie aux règles de procédure de l'article 38 de la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée, et non une décision de retrait d'un acte administratif créateur de droits soumise au régime d'un tel acte.

Vu la réplique enregistrée le 8 septembre 2011 au Greffe Général par laquelle Madame F. tend aux mêmes fins que la requête et par les mêmes moyens.

Attendu qu'elle ajoute que le Conseil National intervient dans la procédure aboutissant à la décision de préemption, puisque la Commission de Placement des Fonds doit être consultée pour avis, de sorte que le fait qu'il n'ait pas été avisé par le Ministre d'État de l'aliénation envisagée de l'immeuble entache la décision du 15 mars 2011 d'un vice de procédure.

Attendu qu'elle rappelle que la décision critiquée est une décision individuelle la privant de l'exercice de son droit d'acquérir un bien, ce qui relève du droit de propriété et comme telle restreint l'exercice d'une liberté publique au sens de l'article 1er, 1° de la loi n° 1.312. Et le fait que l'exercice du droit de préemption soit discrétionnaire n'implique pas qu'il ne doive pas être motivé, et ce d'autant plus qu'elle constitue un acte de retrait d'une décision ayant créé des droits.

Attendu que sur le fond, Madame F. ajoute qu'à la différence du locataire dont la situation financière pourrait avoir changé entre la date où il a renoncé à acquérir son logement et celle où une nouvelle mise en vente est projetée, situation qui justifie que l'expiration du délai de six mois ouvre une nouvelle procédure, l'État de Monaco est à même d'apprécier s'il convient ou non d'exercer son droit de préemption et, y renonçant, il n'existe aucune raison de lui ouvrir une nouvelle possibilité. À ce titre, la lettre de l'article 38 de la loi n°1235 du 28 décembre 2000 modifiée n'institue un délai de six mois pour parfaire la vente qu'en cas de réponse négative ou de défaut de réponse du locataire de se porter acquéreur, et non celui de réponse négative ou de défaut de réponse de l'État.

Attendu que Madame F. estime que la promesse de vente notifiée au Ministre d'État en février 2011 ne procédait pas d'une nouvelle vente, seule la condition particulière de Madame H. rendant nécessaire d'attendre la décision du Juge Tutélaire pour parfaire la vente ; qu'elle ajoute que le Ministre d'État ne peut lui opposer la nouvelle déclaration d'intention d'aliéner faite par simple précaution en février 2011, alors qu'elle n'était pas nécessaire.

Attendu enfin que Madame F. rappelle que Madame H. ayant été placée sous le régime de la tutelle édictée par l'article 410-18 du Code civil et devant être regardée comme un interdit au sens de l'article 2072 du même code, elle ne pouvait se voir opposer les règles relatives à la prescription.

Vu la duplique enregistrée le 12 octobre 2011 au Greffe Général, par laquelle S.E. M. le Ministre d'État conclut au rejet de la requête par les mêmes moyens que la contre-requête, ajoutant que le Conseil National n'intervient pas en tant que tel pour donner un avis préalablement à la décision de préemption, seuls certains de ses membres étant parallèlement membres de la Commission de Placement des Fonds, laquelle est consultée ; que la décision de préemption ne saurait constituer une restriction au droit de propriété du candidat à l'acquisition du bien préempté, que, s'agissant de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, l'obligation de motivation ne saurait exister sans un texte le prévoyant et que le rejet du recours gracieux ne devait pas non plus être motivé ; sur le fond, qu'aucun motif sérieux ne justifie que les deux hypothèses de renonciation implicite ou expresse d'exercer le droit de préemption, par l'État ou par le locataire, soient traitées différemment ; que si la vente n'a pas été régularisée dans le délai de six mois et qu'une nouvelle aliénation doit être déclarée, c'est la même procédure qui doit être suivie comportant, en premier, l'exercice éventuel du droit de préemption de l'État et en second, lorsque l'État n'a pas préempté, l'exercice du droit de préférence du locataire ; que la nouvelle rédaction de l'article 38 de la loi n° 1.235 du 28 décembre 2000 a ainsi ajouté de nouvelles dispositions relatives au locataire, sans en modifier l'économie générale ; que si le délai est mentionné dans la partie finale de l'article 38 relative au locataire, c'est parce qu'il court à compter de la renonciation de ce dernier, dans l'hypothèse d'une double renonciation de l'État puis du locataire, sans qu'il doive en être déduit qu'il rie s'appliquerait pas à la renonciation de l' État lorsque cette renonciation est seule à intervenir en l'absence de locataire ; que le délai de six mois n'étant pas un délai de prescription, son expiration pour quelque cause que ce soit a pour seule conséquence d'obliger tes parties à initier à nouveau la procédure de préemption ;

que le moyen de la requête pris des dispositions de l'article 2072 du Code civil est donc inopérant ; que la première promesse de vente étant devenue caduque, la nouvelle déclaration d'intention d'aliéner concernait nécessairement une nouvelle vente à l'origine d'une nouvelle procédure, de sorte que la décision de préemption ne peut s'analyser en retrait d'une décision créatrice de droits qu'aurait constitué la renonciation à la préemption opérée dans le cadre de la première procédure de vente.

Vu les décisions attaquées ;

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Vu la Constitution, notamment son article 90 B ;

Vu l'Ordonnance Souveraine n°2.984 du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;

Vu la loi n°1.312 du 29 juin 2006 sur la motivation des actes administratifs ;

Vu la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée, relative aux conditions de location de certains locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947 ;

Vu l'Ordonnance du 17 juin 2011 par laquelle M. le Président du Tribunal Suprême a désigné Madame Martine LUC-THALER, Membre titulaire, comme rapporteur ;

Vu le procès verbal de clôture en date du 15 novembre 2011 ;

Vu l'Ordonnance du 9 février 2012 par laquelle M. le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience de ce Tribunal du 30 mars 2012 ;

Ouï Madame Martine LUC-THALER, Membre titulaire du Tribunal Suprême, en son rapport ;

Ouï Maitre MARQUET, Avocat-Défenseur pour Madame F. ;

Ouï Maître Jacques MOLINIÉ, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de assation de France pour l'État de Monaco ;

Ouï Monsieur le Procureur Général en ses conclusions.

Après en avoir délibéré

Considérant que Madame F. demande l'annulation de la décision en date du 15 mars 2011 par laquelle S.E. Monsieur le Ministre d'État s'est porté acquéreur d'un appartement situé dans l'immeuble « Villa Augustine » [adresse] à Monaco, ensemble celle du 14 avril 2011 par laquelle il a rejeté le recours gracieux formé contre elle ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête

Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi n°1.312 du 29 juin 2006 relative à la motivation des actes administratifs « Doivent être motivées à peine de nullité les décisions administratives à caractère individuel qui :

1° - restreignent l'exercice des libertés publiques ou constituent une mesure de police ;

2° - infligent une sanction ;

3° - refusent une autorisation ou un agrément ;

4° - subordonnent l'octroi d'une autorisation à des conditions restrictives ou imposent des sujétions ;

5° - retirent ou abrogent une décision créatrice de droits ;

6° - opposent une prescription, une forclusion ou une déchéance

7° - refusent un avantage dont l'attribution constitue un droit pour les personnes qui remplissent les conditions légales pour l'obtenir

8° - accordent une dérogation, conformément à des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur » ;

que l'acte par lequel le Ministre d'État décide d'exercer le droit de préemption institué au profit de l'État par l'article 38 de la loi n°1.235 du 28 décembre 2000 modifiée relative aux conditions de location de certains locaux à usage d'habitation construits ou achevés avant le 1er septembre 1947, impose des sujétions aux personnes physiques ou morales directement concernées au sens de l'article 1er de la loi susvisée du 29 juin 2006 ; que, dès lors, il est au nombre des décisions qui doivent être motivées en vertu des dispositions précitées de l'article 1er de la loi du 29 juin 2006 ; que cette motivation doit, aux termes de l'article 2 de la même loi, être « écrite et comporter; dans le corps de la décision, l'énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent son fondement » ;

Considérant que la décision du 15 mars 2011 par laquelle le Ministre d'État a décidé d'exercer le droit de préemption de l'État de Monaco sur l'immeuble litigieux se borne à mentionner que « l'État entend faire jouer la faculté qui lui est conférée par la loi de se porter acquéreur de ces biens dans les conditions financières ci-dessus énoncées » sans en indiquer les motifs; que le Ministre d'État n'a ainsi pas suffisamment motivé sa décision au regard des exigences des articles 1er et 2 précités de la loi du 29 juin 2006 ; qu'il suit de là que Madame F. est fondée à demander l'annulation de la décision de préemption du 15 mars 2011 et, par voie de conséquence, de celle du 14 avril 2011 rejetant le recours gracieux formé contre elle.

Dispositif🔗

DÉCIDE :

Article 1er : La décision du Ministre d'État du 15 mars 2011 est annulée, ensemble la décision de rejet du recours gracieux prise le 14 avril suivant ;

Article 2 : Les dépens sont mis à la charge de l'État ;

Article 3 : Expédition de la présente décision sera transmise à S.E. M. le Ministre d'État et à Madame F.

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