Tribunal Suprême, 14 juin 2006, Sieur D. D. C. c/ Ministre d'État

  • Consulter le PDF

Abstract🔗

Compétence

Contentieux administratif - Recours en annulation - Acte administratif individuel

Recours pour excès de pouvoir

Décision de refoulement - Exactitude matérielle des faits (oui) - Article 14-2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques - Inapplicabilité aux mesures administratives - Article 14-3 b) et d) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques - Inapplicable au cas d'espèce - Article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales convention non ratifiée - Invocabilité (non) - Décision fondée (oui)

Procédure

Nécessité d'une mesure d'instruction en l'état de la communication des motifs de la décision par l'autorité administrative (non)


Motifs🔗

Le Tribunal Suprême

Siégeant et délibérant en assemblée plénière et statuant en matière administrative,

Vu la requête présentée par M. D. D. C., enregistrée au Greffe général de la Principauté de Monaco, le 18 novembre 2005 et tendant à l'annulation pour excès de pouvoir d'une décision, en date du 20 septembre 2005, par laquelle le Ministre d'État a édicté à son encontre une mesure de refoulement du territoire monégasque ;

Ce faire,

Attendu que la requête, présentée en application de l'article 90, B, 1° de la Constitution, est recevable ; que M. D. C. est fondé à demander au Tribunal Suprême d'ordonner au Ministre d'État de produire les motifs et les justificatifs sur lesquels il s'est fondé pour prendre à son encontre une décision de refoulement ; que lorsque cette mesure d'instruction aura été exécutée le Tribunal Suprême ne pourra que constater que la décision attaquée repose sur des faits matériellement inexacts ; que si, comme M. D. C. le suppose, cette décision est fondée sur le jugement du Tribunal correctionnel du 5 juillet 2005, qui l'a condamné à une peine de deux ans d'emprisonnement pour recel, elle devra être annulée pour violation des règles de droit ; qu'en effet, en se fondant, pour prendre la décision attaquée, sur ce jugement qui a été frappé d'appel par M. D. C. et n'est donc pas définitif, le Ministre d'État a violé le principe de la présomption d'innocence consacré par l'article 14-2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, rendu exécutoire en Principauté de Monaco par l'Ordonnance souveraine du 12 février 1998, et par l'article 6-2 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, rendue exécutoire en vertu de la loi n° 1304 du 3 novembre 2005 ; qu'en outre la décision attaquée, en empêchant le requérant de se rendre au Palais de justice de Monaco et au cabinet de son avocat, viole l'article 14 3, b) et d) du Pacte et l'article 6-3, b) et c) de la Convention, qui prévoient que toute personne accusée d'une infraction pénale a droit à disposer des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, à communiquer avec le conseil de son choix et à être présente à son procès ;

Vu, enregistrée comme ci-dessus le 22 décembre 2005, la contre-requête présentée par le Ministre d'État et tendant au rejet de la requête par les motifs que la décision attaquée ne se fonde pas sur le jugement du Tribunal correctionnel du 5 juillet 2005, en tant que tel, ni sur la condamnation qu'il prononce, mais sur les faits qu'il révèle et qui ne sont pas contestés ; qu'il est établi par l'enquête des services de police que M. D. C., ressortissant italien installé en Principauté depuis 1989, a perdu en jouant aux machines à sous du casino de Monte-Carlo environ 5 100 000 € en 42 mois ; que l'importance de ces pertes et celle encore plus faramineuse des sommes misées, sans rapport avec les revenus de son activité commerciale, ainsi que l'importance des sommes s'élevant à 10 797 593 francs suisses, qui lui ont été remises par Mme F., et étaient sans rapport avec le train de vie de celle-ci, ne laissent pas de doute sur l'origine frauduleuse de ces fonds ; que les autorités monégasques, pleinement engagées dans la lutte contre le blanchiment de l'argent sale, ont considéré que ces faits portaient atteinte à l'ordre public ; qu'ainsi la décision attaquée ne repose pas sur les faits matériellement inexacts ; que la mesure d'instruction sollicitée est sans objet ; que le principe de la présomption d'innocence ne s'applique pas aux mesures administratives, comme l'a jugé le Tribunal Suprême par une décision du 14 juin 2005 (G.) ; qu'en particulier, il ne fait pas obstacle à ce qu'une mesure d'éloignement soit prise à l'encontre d'un étranger faisant l'objet de poursuites judiciaires, avant qu'il soit définitivement jugé, ainsi qu'il ressort d'une décision du Conseil d'État du 29 mai 2002 (Préfet de la Haute-Garonne c/ N. M.) ; que M. D. C., qui peut rencontrer son avocat en dehors de Monaco et bénéficier d'un sauf-conduit pour se rendre au Palais de justice de Monaco, n'est pas privé des garanties prévues par l'article 14-3, b) et d) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l'article 6-3, b) et c) de la Convention européenne des Droits de l'Homme ;

Vu, enregistrée comme ci-dessus le 24 février 2006, la réplique présentée par M. D. D. C. et tenant aux même fins que la requête, par les mêmes moyens et en outre par les motifs que, son dossier pénal contenant huit volumes de pièces, il lui est nécessaire de pouvoir se rendre au cabinet de son avocat pour pouvoir préparer sa défense ; qu'il demande que la mesure de refoulement soit aménagée à cet effet ; que le fait que cette mesure n'ait pas été prise dès la libération provisoire de M. D. C., intervenue le 18 février 2003, mais seulement après le jugement prononcé le 5 juillet 2005, prouve bien qu'elle se fonde sur ce jugement ; que le Ministre d'État ne peut avoir eu connaissance du jugement, qui n'est pas public et auquel il n'était pas partie ; qu'il ne peut donc prétendre qu'il s'est fondé sur les faits révélés par le jugement ; que ces faits ne peuvent être considérés comme matériellement exacts tant que le jugement n'est pas définitif ; que le fait par M. D. C. d'avoir obtenu de Mme F. qu'elle lui prête environ six millions de francs suisses et de les avoir joués et perdus au casino de Monaco ne trouble pas l'ordre public ; que le véritable motif du refoulement est, comme le Ministre d'État l'écrit dans sa contre-requête « l'origine délictueuse des sommes jouées » et la volonté de la Principauté de « lutter contre le blanchiment d'argent » ; que ces motifs ne peuvent être reprochés à M. D. C., dès lors qu'il ignorait l'origine frauduleuse des sommes que lui remettait Mme F. et qu'il a bénéficié d'un non-lieu concernant le délit de blanchiment ; que contrairement à ce qu'affirme le Ministre d'État, M. D. C., qui a fait appel du jugement le condamnant pour recel, conteste les faits qui lui sont reprochés ; qu'il a été signalé, en 1998, non pas à la police par la Société des bains de mer, mais au service d'information et de contrôle des circuits financiers (SICCFIN) par la Société financière d'encaissement (SFE) ; que cette déclaration de soupçon a été suivie quelques mois plus tard d'une lettre de la SFE indiquant que M. D. C. ne pouvait plus être soupçonné de blanchiment ; que la somme de 10 797 573,46 francs suisses n'est pas, comme le prétend le Ministre d'État, celle qui a été remise par Mme F. à M. D. C., mais celle qu'elle a détournée au préjudice des clients de la banque où elle était employée ; que le requérant a reçu au maximum un million d'euros, comme l'a confirmé Mme F. ; que si le Ministre prétend que depuis septembre 1998, le requérant aurait misé plus de 200 millions de francs français, cette somme inclut les gains qu'il a pu réaliser à partir d'une mise de départ très inférieure ;

Vu, enregistrée comme ci-dessus le 27 mars 2006, la duplique présentée par le Ministre d'État, tendant aux mêmes fins que la contre-requête, par les mêmes moyens et en outre par les motifs que la mesure de refoulement dont M. D. C. fait l'objet ne fait pas obstacle à ce qu'il puisse obtenir des autorisations pour se rendre à Monaco en vue d'y rencontrer son avocat ; qu'elle ne porte donc pas atteinte aux droits de la défense et au droit à un procès équitable ; que ce n'est pas parce que la mesure de refoulement est intervenue après le jugement du 5 juillet 2005 qu'elle a été prise sur le fondement de ce jugement ; que M. D. C. n'établit pas que les faits constatés par le Tribunal correctionnel sont matériellement inexacts ; qu'il résulte de ces constatations que le montant des sommes jouées par le requérant était effectivement faramineux ; qu'en raison de leur importance, M. D. C. ne pouvait ignorer l'origine frauduleuse des sommes que lui versait Mme F., qui n'avait ni des fonctions, ni un train de vie compatibles avec de tels versements ; que l'arrêt définitif de la Cour d'assises criminelle de Lugano condamnant Mme F. à trois ans et demi d'emprisonnement pour abus de confiance, escroquerie et faux relève que M. D. C. avait conscience de l'origine illicite de l'argent qu'il recevait de Mme F. ; que c'est la SFE qui a mis fin à la pratique de M. D. C. consistant à réclamer des chèques en règlement de gains réalisés à la suite de jeux en espèces ; que ces faits qui ne sont entachés d'aucune inexactitude matérielle, sont constitutifs d'une atteinte à l'ordre public monégasque justifiant le refoulement du requérant ;

Vu la décision attaquée ;

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Vu la Constitution, notamment son article 90 B 1° ;

Vu l'Ordonnance souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 modifiée sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;

Vu l'Ordonnance souveraine n° 3153 du 19 mars 1964 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers dans la Principauté ;

Vu le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 rendu exécutoire par l'Ordonnance souveraine n° 13330 du 12 février 1998 ;

Vu l'Ordonnance, en date du 24 avril 2006, par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience du 14 juin 2006 ;

Ouï M. Michel Bernard, membre du Tribunal Suprême, en son rapport ;

Ouï Maître Pasquier-Ciulla, avocat-défenseur, pour M. D. C. ;

Ouï Maître Molinié, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation pour l'État de Monaco ;

Ouï Madame le Procureur général en ses conclusions ;

Après en avoir délibéré ;

Sur les conclusions de la requête tendant à ce que le Tribunal suprême ordonne une mesure d'instruction :

Considérant que le Ministre d'État a exposé au cours de la procédure devant le Tribunal Suprême les motifs sur lesquels il s'est fondé pour prendre la décision attaquée ; que, dès lors, il n'y a pas lieu d'ordonner une mesure d'instruction aux fins d'inviter le Ministre d'État à faire connaître ces motifs ;

Sur le moyen tiré de ce que la décision attaquée reposerait sur des faits matériellement inexacts :

Considérant que le Ministre d'État déclare qu'il s'est fondé pour prendre la décision attaquée sur les faits révélés par le jugement du Tribunal correctionnel de Monaco en date du 5 juillet 2005 condamnant M. D. C. à une peine de deux ans d'emprisonnement pour recel ; qu'il ressort de ce jugement que M. D. C. a joué et perdu au casino de Monte-Carlo des sommes s'élevant à plusieurs millions d'euros qui lui étaient remises par une amie employée dans une banque de Lugano ; qu'en raison de l'importance de ces sommes, il ne pouvait ignorer leur origine frauduleuse ; que si ces constatations de fait ne sont pas revêtues de l'autorité de la chose jugée, dès lors que le jugement, frappé d'appel par M. D. C., n'est pas définitif, il ne ressort pas des pièces du dossier qu'elles soient matériellement inexactes ;

Sur le moyen tiré de la violation de l'article 14-2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques :

Considérant que le principe de la présomption d'innocence énoncé par cet article ne s'applique pas aux mesures administratives de refoulement des étrangers ; que, dès lors, le moyen tiré de la violation de cet article est inopérant ;

Sur le moyen tiré de la violation de l'article 14-3 b) et d) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques :

Considérant que cet article dispose : « Toute personne accusée d'une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : ... b) à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ; ... d) à être présente au procès... ».

Considérant que la mesure de refoulement édictée à l'encontre de M. D. C. ne fait pas obstacle à ce qu'il obtienne des autorisations pour se rendre à Monaco, au Palais de justice ou au cabinet de son avocat ; que, dès lors, elle ne le prive pas des garanties auxquelles il a droit en vertu du texte précité ;

Sur les moyens tirés de la violation de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales :

Considérant qu'à la date de la décision attaquée, cette convention, qui n'avait encore été ni ratifiée, ni rendue exécutoire, ni publiée, n'était pas entrée dans l'ordre juridique de la Principauté ; que, dès lors, le requérant ne peut utilement s'en prévaloir pour soutenir que cette décision est entachée d'excès de pouvoir ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. D. C. n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision attaquée ;

Dispositif🔗

Décide :

Article 1er🔗

La requête de M. D. C. est rejetée.

Article 2🔗

Les dépens sont mis à la charge de M. D. C.

Article 3🔗

Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d'État.

  • Consulter le PDF