Tribunal Suprême, 13 juin 2002, Demoiselle E. P. et Sieur P. V. A. c/ Ministre d'État.

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Abstract🔗

Compétence

Contentieux administratif - Recours en annulation - Acte administratif individuel

Recours pour excès de pouvoir

Décision d'autorisation d'acceptation d'un legs par une personne morale de droit privé - Loi n° 56 du 22 janvier 1922 sur les fondations - Interprétation - Compétence de l'autorité administrative pour autoriser l'acceptation d'un legs par une Fondation (oui) - Compétence de l'autorité administrative pour qualifier le legs (non)


Motifs🔗

Le Tribunal Suprême

Siégeant et délibérant en assemblée plénière et statuant en matière administrative,

Vu la requête enregistrée le 13 septembre 2001, de Melle P. et de M. V. A., tendant à l'annulation de l'Ordonnance Souveraine n° 14.855 autorisant l'acceptation d'un legs (consenti par testament de Mme veuve D.) ;

Ce faire :

Attendu que Mme D., décédée le 7 avril 1999, avait pris les dispositions testamentaires suivantes :

  • un testament olographe en date du 15 octobre 1990 par lequel elle léguait la totalité de sa fortune à son époux et à défaut instituait comme légataire la Fondation H. O. de Monte-Carlo à charge pour elle de réaliser une résidence pour personnes âgées et désignant comme exécuteur testamentaire Maître B., avocat honoraire à Monaco ;

  • un codicille du 20 février 1994 désignant M. G. M. comme coexécuteur testamentaire ;

  • un codicille du 23 mars ou mai 1994 annulant toutes dispositions contraires à son testament ;

  • un codicille du 30 décembre 1995 instituant Mme G. M. légataire particulier de ses bijoux ;

Qu'à la suite du décès de Mme D. un acte de notoriété indique que la défunte n'avait pas d'enfant et ne laissait aucun héritier réservataire. Les dispositions testamentaires ont été déposées auprès de la Justice de Paix de Genève. Cependant deux arrières petits neveux de celle-ci se sont révélés : Mlle P. et M. T. V. A. qui ont introduit au regard de la succession des actions judiciaires : l'une en Suisse aux fins de désignation d'un administrateur provisoire suivie de deux ordonnances du Juge de Paix de Genève et d'un arrêt de la Cour de Justice ; l'autre en France tendant aux mêmes fins et à la validation des codicilles suivie d'un jugement du Tribunal de grande instance de Paris. En outre une plainte pénale visant M. B. a été déposée par M. M. ;

Que la Fondation H. O. a obtenu l'envoi en possession par ordonnance du 31 janvier 2000 du Tribunal de grande instance de Paris et a sollicité du Prince l'autorisation d'accepter le legs, qui lui a été accordée après avis du Conseil d'État sous le numéro 14.855 ;

Que Melle P. et M. V. A. ont formé contre cette ordonnance un recours gracieux qui a été rejeté par le Ministre d'État. Contre cette décision ils ont formé devant le Tribunal Suprême une requête en annulation ;

Les requérants formulent un premier moyen soutenu à l'appui de leur requête invoquant l'irrégularité substantielle de l'Ordonnance au regard de l'article 21-3° de la loi n° 56 sur les fondations. Cette disposition impose le recours à une autorisation par Ordonnance Souveraine lorsque existent des « réclamations émanant d'héritiers en degré successible ». Or des héritiers s'étaient révélés. Par des procédures entreprises devant les juridictions française et suisse ils ont marqué leur opposition sur la qualité de légataire universel de la Fondation H. O. ;

L'existence de cette opposition a été passée sous silence par le Ministre d'État dans sa réponse au recours gracieux. Ainsi la légalité de l'ordonnance entreprise est entachée d'irrégularité ;

Un second moyen s'appuie sur l'illégalité des motifs qui ont été les éléments de base de l'ordonnance ;

L'État invoque l'ordonnance d'envoi en possession rendue par le Président du Tribunal de grande instance de Paris, le 31 janvier 2000 pour tenter de démontrer qu'il s'en est tenu à l'apparence. Mais cette ordonnance appelle les observations suivantes : l'article 21 de la loi n° 56 sur les fondations exige l'autorisation par le comité de surveillance et de l'administration d' « accepter à titre définitif les dons et legs faits à la Fondation ». Cette autorisation n'a été donnée que le 19 avril 2001, soit postérieurement à l'ordonnance précitée qui a ainsi méconnu l'article 21. En cela cette ordonnance ne pouvait fonder la décision de l'Administration ;

En outre la décision d'autorisation ne pouvait être fondée sur cette ordonnance en fonction de l'apparence à laquelle elle doit se tenir. Cette apparence ne peut en effet résulter de l'ordonnance d'envoi en possession qui n'a pas l'autorité de la chose jugée étant ajouté que le juge du fond est saisi tant en France qu'en Suisse ;

Au surplus l'ordonnance d'envoi en possession n'a pas de caractère exécutoire en Principauté de Monaco faute d'exequatur ;

Les dispositions testamentaires en cause ont donc été mal interprétées en violation des articles 1022 et suivants du Code civil ;

Il s'ensuit que l'ordonnance entreprise encourt l'annulation pour excès de pouvoir ;

Vu la contre-requête du Ministre d'État enregistrée au Greffe général le 15 novembre 2001 qui conclut au rejet de la requête en lui répondant ainsi qu'il suit :

Contrairement à ce qui est soutenu, l'État, avant de donner son autorisation avait bien été informé de l'existence de « réclamations émanant d'héritiers au degré successible ». En effet cette information figurait dans le rapport préalable à la décision présentée en Conseil d'État ;

En qualifiant le legs d'« universel » l'ordonnance n'a pas été prise en méconnaissance de la légalité puisqu'aussi bien la loi du 29 janvier 1922 ne comporte pas de distinction entre legs universel et à titre universel étant ajouté que s'agissant d'une disposition testamentaire, en matière de droit privé, il ne revient pas au Tribunal Suprême de se prononcer à son sujet ;

L'État ne conteste pas aux requérants leur intérêt à agir. Cependant la qualification de legs universel ne porte pas atteinte à leurs droits sur lesquels doivent statuer les juridictions actuellement saisies de leurs contestations et qui ne sont pas liées par les termes de l'ordonnance ;

L'administration n'a pas interprété les dispositions testamentaires, devant s'en tenir à l'apparence. C'est bien ce qu'elle a fait en présence des dispositions claires du testament qui comporte en faveur de la Fondation H. O. la phrase suivante : « je lègue la totalité de ma fortune et des revenus qui y sont attachés » ;

L'existence de procédures en cours relatives à la validité du testament est sans influence sur la décision qui a été prise et qui devait se fonder exclusivement sur la loi de 1922 et les pièces du dossier ;

Il est enfin prétendu que l'ordonnance entreprise serait illégale en tant que s'appuyant sur deux documents qu'elle ne pouvait retenir : un acte notarié de notoriété demandé par les requérants eux-mêmes et dès lors ne pouvant constituer un élément objectif et l'ordonnance d'envoi en possession qui, rendue avant l'autorisation, ne pouvait s'appliquer faute d'exequatur à Monaco. Or l'acte de notoriété a été obtenu, fût-ce par les requérants, en toute légalité et l'ordonnance du Tribunal de Paris qui n'étant qu'un élément de fait et non une mesure d'exécution n'exigeait pas d'exequatur et n'a été prise que sous réserve de la décision d'autorisation ;

Vu la réplique présentée par Mlle P. et par M. V. A. enregistrée le 19 décembre 2001 et qui tend aux mêmes fins que la requête par les mêmes moyens et, avant de mettre en discussion les éléments de droit, conteste la présentation d'éléments de fait tels qu'ils apparaissent dans la contre-requête ;

S'agissant du testament, s'il n'est pas contestable que le mari de la testatrice a bénéficié d'un legs universel, la Fondation H. O. n'a pas été destinataire d'un legs de même ampleur. Le legs qui la concernait faisant l'objet d'une énumération et étant consenti sous certaines conditions, ne pouvait plus être considéré comme universel. D'autre part, s'il y a à propos de cette affaire des instructions pénales en cours, aucune poursuite n'a été intentée contre M. M. qui n'a pas été mis en examen ;

En droit l'État soutient qu'il avait été précisément informé des contestations soulevées par les requérants connaissance prise d'un « rapport exhaustif présenté au Conseil d'État ». Or ce rapport n'a pas été produit de sorte qu'il n'y a aucun justificatif de l'argument ainsi avancé ;

En outre contrairement à ce qui est soutenu par l'État les requérants ne demandent pas que le Tribunal Suprême qualifie le legs mais soutiennent qu'il ne revenait pas à l'administration de le qualifier, ce qu'elle a fait en le désignant comme un legs universel ;

Également en contradiction avec la thèse de l'État les juridictions saisies sont liées par la qualification retenue ;

Les requérants soutiennent encore et à nouveau que Mme D. a, dans ses dispositions testamentaires, opéré une distinction entre le legs consenti à son mari de la totalité de ses biens et le legs, consenti, à défaut de celui-ci, à la Fondation H. O. de partie de ses biens étant ajouté que certains de ceux-ci ont fait l'objet par codicille d'un legs particulier. Il en résulte qu'en qualifiant le legs qu'elle autorisait d'universel l'État a interprété, en outrepassant ses pouvoirs, des dispositions testamentaires ;

Les requérants critiquent également l'argument selon lequel les procédures en cours contestant la validité du testament sont sans incidence sur l'appréciation de l'État quant à la demande d'autorisation d'accepter le legs. Or cette validité n'est pas en cause ; ce qui l'est c'est la qualification donnée au legs par l'administration hors de ses pouvoirs ;

Vu la duplique enregistrée le 21 janvier 2002 qui reprend et développe la précédente argumentation qui tend aux mêmes fins que la contre-requête et au rejet de la requête étant ajouté les éléments suivants :

  • La lecture du texte intégral du testament montre qu'il n'a pas été dénaturé dans l'interprétation qui en a été donnée ;

  • L'ordonnance critiquée a bien été prise en toute connaissance des contestations soulevées ainsi qu'il résulte du rapport présenté au Conseil d'État et versé aux débats ;

  • On ne trouve pas dans les dispositions testamentaires l'exclusion de certains biens ainsi qu'il est soutenu dans la réplique pour contester la qualification d'universel donnée au testament ;

  • Enfin, il est indiqué dans l'acte de notoriété que Mme D. ne laisse « ni frère ni sœur descendant d'eux ». Or l'acte du 6 octobre 1999 énonce que Mme D. ne laisse aucun héritier réservataire. C'est exact, les requérants n'étant pas réservataires ;

Vu la triplique déposée par les requérants au Greffe général le 5 mars 2002 tendant aux mêmes fins que la requête et qui répond en plusieurs points aux moyens résiduels de l'État ;

S'agissant de l'information de l'administration, elle résulterait du rapport du Conseil d'État déposé le 21 janvier 2002. Mais les informations communiquées à l'administration à l'appui de ce document ont été incomplètes, partiales et non contradictoires. En second lieu ce rapport contient des inexactitudes et des lacunes et en particulier n'implique pas que l'État a été informé des contestations relatives à la validité de l'acte de notoriété. En troisième lieu ce rapport ne s'en est pas tenu à la première décision rendue dans cette affaire par le Juge de Paix de Genève à savoir que les droits des héritiers subsistent, qui pourtant constituaient l'apparence plutôt que l'ordonnance d'envoi en possession et l'acte de notoriété. En outre on ne peut penser que le legs sera qualifié d'universel par l'ordre judiciaire compte tenu de l'énumération des biens figurant dans le testament. De plus, les divers éléments des procédures en cours démontrent que la testatrice était légalement domiciliée en Suisse ;

Ainsi l'administration devait s'interdire d'interpréter le testament comme elle l'a fait sous peine de commettre une erreur manifeste d'appréciation, pareille interprétation relevant de l'autorité judiciaire. Enfin il est rappelé que l'administration dispose à l'occasion de l'autorisation qu'elle délivre d'un pouvoir général d'appréciation concernant les intérêts particuliers ou d'utilité publique en présence ;

Vu les observations complémentaires déposées par le Ministre d'État, enregistrées le 9 avril 2002 et tendant au rejet de la requête ;

Il y est énoncé que le rapport du Conseil d'État est parfaitement explicite sur l'ensemble des contestations testamentaires et que l'autorisation a été délivrée en toute connaissance de cause ;

Ensuite la qualification définitive du legs est du ressort de la juridiction saisie de la requête dirigée contre l'ordonnance d'envoi en possession, les précédents cités étant sans pertinence ;

Vu la décision attaquée ;

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Vu la loi n° 56 du 29 janvier 1922 sur les fondations ;

Vu la Constitution du 17 décembre 1962, notamment les articles 88 à 92 ;

Vu l'Ordonnance souveraine n° 2984 du 16 avril 1963 modifiée sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;

Vu l'Ordonnance du 29 avril 2002 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience du 13 juin 2002 ;

Ouï Monsieur Jean Michaud, membre du Tribunal Suprême, en son rapport ;

Ouï Maître Pasquier-Ciulla, avocat-défenseur, pour É. P. et T. V. A. ;

Ouï Maître Molinié, avocat, pour l'État de Monaco ;

Ouï Monsieur le Procureur Général en ses conclusions ;

Sur la légalité externe :

Considérant qu'en vertu de l'article 21 de la loi n° 56 du 29 janvier 1922 l'acceptation d'un legs par une Fondation doit être autorisée par Ordonnance Souveraine après délibération du Conseil d'État :

« 1° lorsque la libéralité porte sur un immeuble ou que sa valeur dépasse 5 000 Francs ;

2° lorsqu'elle est subordonnée à l'accomplissement de certaines charges ou conditions ;

3° en cas de réclamation émanant d'héritiers au degré successible ; dans ce cas l'autorisation peut n'être accordée que pour partie. »

Qu' « en aucun cas l'autorisation d'accepter un legs ne peut être accordée avant l'expiration d'un délai de trois mois à dater de la publication au Journal de Monaco d'un avis invitant les héritiers à prendre connaissance du testament et à donner ou à refuser leur consentement à son exécution » ;

Considérant que si Mademoiselle É. P. et Monsieur T. V. A. ont formé au sujet du legs de Mme D. des actions en justice, dont au demeurant les autorités compétentes ont été pleinement informées, ces actions ne constituent pas une réclamation au sens des dispositions de l'article 21 précité ; que par suite le moyen tiré de ce que l'ordonnance attaquée autorisant l'acceptation par la fondation H. O. du legs de Madame D. serait intervenue en méconnaissance de la réclamation des requérants ne peut être accueillie ;

Sur la légalité interne :

Considérant que les dispositions précitées de l'article 21 permettent uniquement de se prononcer par voie d'ordonnance sur l'autorisation d'accepter un legs sans avoir à statuer sur la qualification de ce legs ; que les juridictions compétentes ont seules le pouvoir de se prononcer sur cette qualification en cas de litige ; que dès lors en tant qu'elle qualifie d'universel le legs dont elle autorisait l'acceptation, l'ordonnance est entachée d'excès de pouvoir ;

Dispositif🔗

DÉCIDE :

Article 1er🔗

- L'Ordonnance attaquée est annulée en tant qu'elle qualifie d'universel le legs de Madame D. ;

Article 2🔗

- Le surplus des conclusions de la requête est rejeté ;

Article 3🔗

- Les dépens sont mis à la charge de l'État ;

Article 4🔗

- Expédition sera transmise à Monsieur le Ministre d'État ;

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