Tribunal Suprême, 28 juin 1977, dame J. T. H. c/ Ministre d'Etat
Abstract🔗
Etrangers
Expulsion - Appréciation de l'opportunité et du bien-fondé - Incompétence du Tribunal Suprême - Expulsion - Non-exigence d'une motivation - Pouvoir discrétionnaire du Ministre d'Etat
Motifs🔗
Le Tribunal Suprême
Siégeant et délibérant en Section administrative,
Vu la requête présentée pour la dame J. T. H., le 30 octobre 1976 et tendant à ce qu'il plaise au Tribunal Suprême, annuler pour excès de pouvoir l'arrêté n° 76-362 du 10 août 1976, par lequel le Ministre d'Etat a prononcé son expulsion du territoire monégasque et condamner le Ministre d'Etat aux entiers dépens,
Ce faire, attendu :
Que la requérante, dont le mari a été lui-même expulsé du territoire monégasque en 1975, s'est vu, après avoir bénéficié pendant plusieurs années d'une carte de résident temporaire, notifier le 1er septembre 1976 un arrêté d'expulsion en date du 10 août 1976 ; que le présent pourvoi, enregistré le 30 octobre 1976 a donc été présenté dans le délai du recours contentieux ;
Que le pouvoir discrétionnaire d'expulser un étranger est soumis, selon la jurisprudence du Conseil d'Etat français, à un contrôle juridictionnel qui s'exerce non seulement sur la légalité externe, mais sur certains éléments de la légalité interne, comme l'erreur de droit, l'erreur matérielle et le détournement de pouvoir et que l'autorité administrative doit préciser les motifs qui l'ont amenée à prendre la décision, une allégation en termes trop généraux ne pouvant suffire à l'exercice du contrôle ;
Qu'en se bornant à indiquer dans l'arrêté d'expulsion de la requérante que cette décision se trouve justifiée par les mauvais renseignements recueillis sur l'intéressée, sans préciser en quoi consistent ces renseignements, le Ministre d'Etat n'a pas mis la juridiction à même d'exercer son contrôle sur certains éléments de la légalité interne de cette décision et, en particulier, sur l'exactitude matérielle des faits ;
Qu'une décision d'expulsion doit, selon la jurisprudence française être annulée pour erreur manifeste quand elle se fonde sur des circonstances ou des renseignements qui sont insuffisants pour permettre de considérer que la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre public.
Que la requérante, qui ne peut avoir à supporter personnellement les conséquences de l'expulsion de son mari, prouve, par les attestations qu'elle produit, qu'elle a toujours, dans tous les pays où elle a résidé, bénéficié de l'estime et de la considération générales ;
Vu la contre-requête de Monsieur le Ministre d'Etat en date du 30 décembre 1976, tendant au rejet de la requête par les motifs ;
Que la jurisprudence du Conseil d'Etat français ne saurait être utilement invoquée, les textes applicables étant différents. En effet, en droit français, l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 dispose dans son article premier que l'expulsion peut être prononcée si la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre public ou le crédit public et les articles suivants organisent une procédure contradictoire permettant, sauf urgence absolue, à l'étranger d'être informé des griefs relevés à son encontre et de les constater, de sorte que l'esprit et la lettre des dispositions applicables conduisent le juge à contrôler les motifs de l'expulsion. En droit monégasque, au contraire, l'article 22 de l'Ordonnance Souveraine du 19 mars 1964 ne met aucune condition à l'exercice du droit d'expulsion, et ne comporte aucune procédure analogue à celle du Droit français de sorte que, si cette mesure d'expulsion peut être prise dans le cas de menace pour l'ordre ou le crédit public, elle peut aussi bien intervenir pour toute autre cause et qu'ainsi l'autorité compétente peut décider que la présence d'un individu sur le territoire monégasque est indésirable sans que l'intéressé ait à être informé des motifs et sans que la décision, de pure opportunité, puisse faire l'objet d'un contrôle juridictionnel quelconque, autre que celui de la légalité externe ;
Que c'est sur cette base légale propre au droit positif monégasque qu'est fondée la décision rendue le 20 octobre 1949 par le Tribunal Suprême dans une affaire analogue ; que le droit positif monégasque est commandé par les données propres à la Principauté, qui fait preuve à l'égard des étrangers d'un libéralisme extrême ; qu'en contrepartie de ce libéralisme, il est nécessaire, à moins de compromettre le développement économique et même l'existence de la Principauté, que le Gouvernement ait la possibilité, à tout moment, d'éloigner du territoire, pour des motifs de simple opportunité qui ne sauraient faire l'objet d'un débat judiciaire, les individus dont les comportements ou même la seule réputation sont de nature à nuire son seulement à l'ordre, à la sécurité ou à la tranquillité publics, mais aussi au bon renom de Monaco et à son prestige international ;
Vu le mémoire en réplique présenté le 31 janvier 1977 pour la requérante, tendant aux mêmes fins que la requête par les mêmes moyens et, en outre, par les raisons suivantes :
Que depuis le prononcé de la décision T., le Conseil d'Etat français a élargi le contrôle contentieux en l'étendant à l'exactitude matérielle des faits dans le cas d'interdiction à un étranger de résider dans certains départements et en annulant pour erreur manifeste d'appréciation la décision d'expulser un étranger ; qu'il résulte, d'autre part, de la décision T., qu'à Monaco même les étrangers ne peuvent être expulsés que si leur présence constitue un danger pour l'ordre ou la sécurité publics ;
Que les principes juridiques universellement admis s'opposent à ce qu'un étranger puisse être expulsé sans que les pouvoirs publics aient à indiquer les motifs de cette mesure, qu'une telle pratique contredirait au libéralisme de la Principauté.
Que le Ministre d'Etat énonce les raisons de l'expulsion du sieur M., époux de la requérante, mais se borne à indiquer, dans l'arrêté d'expulsion de la requérante, que cet arrêté est fondé sur les renseignements recueillis et se justifie par le comportement de l'intéressée sans expliquer comment ces éléments permettaient de considérer que la présence de la requérante sur le territoire compromettait l'ordre, la tranquillité et le crédit publics ;
Qu'il s'impose d'autant plus d'appliquer les règles de la jurisprudence du Conseil d'Etat français que, par le jeu des dispositions de l'article 46 de la Convention conclue le 23 décembre 1951 entre la Principauté de Monaco et la République Française, l'expulsion de la requérante la prive du droit de séjourner dans une partie du territoire Français, en violation semble-t-il, des dispositions du Traité de Rome ;
Vu le mémoire en duplique présenté le 28 février 1977 pour le Ministre d'Etat tendant aux mêmes fins que la contre-requête par les mêmes moyens et en outre par les motifs :
Que la différence entre les dispositions du droit monégasque et celles du droit français est d'une portée d'autant plus grande que l'Ordonnance Souveraine n° 3772 du 12 novembre 1948 est postérieure en date au texte français dont elle s'écarte fondamentalement ; que le Tribunal Suprême a fait une exacte application du droit en reconnaissant l'immunité juridictionnelle aux actes de l'autorité de police en ce domaine ; que les dispositions de l'article 22 de l'Ordonnance Souveraine du 12 novembre 1948 ont été littéralement reprises dans le texte actuellement applicable qui est l'article 22 de l'Ordonnance Souveraine n° 3153 du 19 mars 1964 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers dans la Principauté, ce qui démontre la volonté des pouvoirs publics de ne pas restreindre les pouvoirs du Gouvernement ;
Que, d'autre part, c'est bien avant 1949 que le Conseil d'Etat français, a étendu le contrôle contentieux dans le domaine, notamment, des mesures prises à l'égard des étrangers ; que c'est donc délibérément que le Tribunal Suprême, en 1949, a écarté les solutions déjà retenues par le Conseil d'Etat ;
Vu la décision attaquée ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu l'Ordonnance constitutionnelle du 19 décembre 1962, notamment ses articles 89 à 92 ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2984 du 16 avril 1963, modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu l'article 22 de l'Ordonnance Souveraine n° 3153 du 19 mars 1964 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers dans la Principauté ;
Vu l'Ordonnance en date du 6 mars 1977 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause devant le Tribunal Suprême, délibérant en section administrative ;
Ouï Monsieur Alfred Potier, Membre du Tribunal Suprême en son rapport ;
Ouï Maîtres Clérissi et Albala, avocats et Maître G.H. George, avocat au Conseil d'Etat français, et à la cour de Cassation, en leurs observations ;
Ouï Monsieur le Procureur Général en ses conclusions ;
Considérant que la dame J. T. H. épouse M. demande l'annulation d'un arrêté en date du 10 août 1976 par lequel le Ministre d'Etat a prononcé son expulsion du territoire monégasque ; que les deux moyens par lesquels la requérante conteste la légalité de cette décision sont tirés, d'une part de ce que l'arrêté attaqué ne comporte pas une suffisante indication de ses motifs et, d'autre part, de ce que cet arrêté ne saurait être fondé que sur des faits matériellement inexacts et procède d'une erreur manifeste d'appréciation ;
Considérant qu'aux termes de l'article 22 de l'Ordonnance Souveraine n° 3153 du 19 mars 1964 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers dans la Principauté « Le Ministre d'Etat pourra, par mesure de police, ou en prenant un arrêté d'expulsion, enjoindre à tout étranger de quitter immédiatement le territoire monégasque ou lui interdire d'y pénétrer » ;
Considérant, d'une part, que les dispositions législatives précitées ne subordonnent à aucune condition particulière le pouvoir d'expulsion ainsi conféré au Ministre d'Etat et n'imposent pas à celui-ci de mentionner dans l'arrêté les motifs de la décision attaquée ;
Considérant d'autre part, que le Tribunal Suprême n'a pas à apprécier l'opportunité ou le bien-fondé de cette décision ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les moyens de la requête ne peuvent être accueillis ;