Tribunal Suprême, 3 juin 1970, S.C.I. Patricia et la S.A.M. Le Colisée, S.C.I. Rocca Bella
Abstract🔗
Droits et libertés constitutionnels
Droit de propriété - Restrictions - Motifs d'intérêt général - Appréciation par le Tribunal Suprême - Nécessité d'une compensation suffisante
Urbanisme et construction
Permis de construire - Délivrance - Condition particulière - Impossibilité d'y satisfaire par le fait de l'Administration - Excès de pouvoir
Motifs🔗
Le Tribunal Suprême
Statuant en matière administrative,
Vu les requêtes en date du trente-septembre mil neuf cent soixante-huit, présentées par la S.C.I. Patricia et la S.A.M. Le Colisée, des quatorze septembre, et deux octobre mil neuf cent soixante-huit, présentées par la S.C.I. Rocca Bella et tendant à l'annulation des décisions du Chef de service de l'Urbanisme et du Logement de la Principauté, en date des premier et douze août mil neuf cent soixante-huit, en ce qui concerne la S.C.I. Patricia et la S.A.M. Le Colisée, des deux et seize juillet mil neuf cent soixante-huit et huit août mil neuf cent soixante-huit, en ce qui concerne la S.C.I. Rocca Bella (Hôtel J 2), des cinq et dix-sept juillet mil neuf cent soixante-huit et du huit août mil neuf cent soixante-huit, en ce qui concerne la même Société (Groupe K), lesdites décisions refusant aux sociétés demanderesses le récépissé de leurs demandes d'accord préalable à la construction concernant divers immeubles prévus au plan de coordination du quartier des Bas-Moulins et du Larvotto, respectivement sous les dénominations de Groupe G, Groupe C, Hôtel J 2 et Groupe K, et à la condamnation de l'État aux dépens ;
Motifs pris dans les mêmes termes par toutes les requêtes de ce que lesdites décisions de refus encourent Incontestablement la censure du Tribunal Suprême pour violation des articles 4 et 17 de la Constitution, par atteinte au droit de propriété des requérantes qui se trouvent privées de l'usage et de la disposition de leurs biens et par rupture de l'égalité des citoyens devant la loi ;
Vu les contre-requêtes du Ministre d'État, également présentées dans les mêmes termes, les vingt-neuf novembre et quatorze novembre mil neuf cent soixante-huit, tendant au rejet des requêtes, motifs pris de ce que :
sur le moyen tiré de la violation du droit de propriété, il est de principe que l'Administration compétente en matière d'urbanisme peut, sans excès de pouvoir, restreindre le droit de propriété des administrés sur les terrains leur appartenant, dès lors, d'une part, que ces restrictions ne revêtent pas un caractère général et absolu, et, d'autre part, qu'elles répondent aux fins d'intérêt général que la réglementation sur l'urbanisme a pour objet de satisfaire, et qu'il en est ainsi dans la cause ;
sur le moyen tiré du principe de l'égalité des citoyens devant la loi, que ce principe ne peut être utilement invoqué à l'égard des plans d'urbanisme qui ont précisément pour objet de modifier la situation existante et qu'il peut être légalement méconnu si les atteintes qui lui sont portées sont justifiées par des considérations d'intérêt général :
Vu les mémoires en réplique présentés par les requérantes, également dans les mêmes termes, les vingt-sept décembre et douze décembre mil neuf cent soixante-huit, persistant dans les conclusions des requêtes pour les mêmes motifs et notamment motifs pris de ce que, contrairement aux allégations des contre-requêtes, les dispositions de l'Ordonnance Souveraine sur lesquelles sont fondées les décisions de refus frappent toute une catégorie de terrains, indistinctement, sans qu'il soit justifié que cette mesure s'imposait à l'égard de chacun d'eux, ce qui leur donne bien un caractère général et absolu et soumet la cession des hors-lignes du domaine public à la discrétion de la puissance publique, alors que l'intérêt général de cette mesure n'est pas établi, compte tenu notamment du seul intérêt financier de la puissance publique ;
Motif pris aussi, en ce qui concerne le second moyen, de ce que les requérantes se voient pratiquement privées de leur droit de propriété et sont l'objet d'une imposition, alors que les autres propriétaires de la Principauté ne sont soumis qu'à un simple règlement d'urbanisme, sans que ces mesures discriminatoires soient justifiées par les exigences de l'intérêt général, les requérantes exposent au surplus que pendant cinq ans, elles n'ont pu obtenir la cession des hors-lignes dont on leur prescrit l'acquisition ;
Vu les mémoires en duplique présentés par le Ministre d'État, également dans les mêmes termes, les vingt-trois et quinze janvier mil neuf cent soixante-neuf, soulignant notamment, en ce qui concerne le premier moyen, que les « ensembles ordonnancés » dont font partie les propriétés litigieuses, font légalement l'objet de plans de coordination extrêmement précis, qui nécessitent l'inclusion des hors-lignes du domaine public dans chaque groupe des parcelles à remembrer, conformément au plan d'urbanisme des quartiers des Bas-Moulins et du Larvotto ;
et précisant surabondamment, que le retard des cessions n'est pas le fait de l'Administration, mais celui du législateur monégasque qui n'a pu procéder encore à la désaffection dont cette cession dépend ;
Vu la décision du Tribunal Suprême en date du dix-neuf mai mil neuf cent soixante-neuf, ordonnant notamment la jonction des procédures relatives aux diverses requêtes susvisées et prescrivant à S. Exc. le Ministre d'État de soumettre au Tribunal Suprême, dans le délai de trois mois, en complément d'instruction au sujet desdites requêtes, une information précise sur la situation des hors-lignes, dont la cession aux parcelles riveraines est prévue par l'article 4 de l'Ordonnance Souveraine n° 3613 du 20 juillet 1966 ;
Vu le mémoire de production déposé par S. Exc. le Ministre d'État, avec ses pièces jointes, le vingt-neuf juillet mil neuf cent soixante-neuf, en exécution de ladite décision, mémoire porté à la connaissance des parties par les soins du Greffe Général ;
Vu l'Ordonnance Constitutionnelle du 17 décembre 1962, notamment ses articles 17, 24, 90 à 92 ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2984 du 16 avril 1963, modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 3613 du 20 juillet 1966, et notamment son article 4 ;
Ouï Monsieur Louis Trotabas, membre du Tribunal Suprême en son rapport ;
Ouï Maître Bore pour les sociétés requérantes et Maître J. Ch. Marquet pour S. Exc. le Ministre d'État en leurs plaidoiries ;
Ouï Monsieur le Procureur Général en ses conclusions ;
Sur le 1er moyen des requêtes, fondé sur la violation du droit de propriété garanti par l'article 24 de la Constitution :
Considérant que si l'inviolabilité de la propriété établie par l'article 24 de la Constitution ne saurait mettre obstacle à ce que certaines restrictions au plein exercice de ce droit y soient apportées dans l'intérêt de l'ordre public ou de la chose publique et en raison des circonstances économiques ou sociales qui l'exigent, il appartient, dans ce cas, au Tribunal Suprême d'apprécier si ces atteintes sont néanmoins compatibles avec l'inviolabilité ainsi garantie en recherchant si elles comportent des compensations suffisantes ;
Considérant que l'article 4 dernier alinéa de l'Ordonnance Souveraine n° 3613 du 20 juillet 1966, portant Règlement d'urbanisme, dispose que « l'autorisation de construire ne pourra notamment être délivrée qu'après que les hors-lignes du domaine public qui doivent être inclus dans chaque groupe de parcelles à remembrer auront été déclassées et fait l'objet de cessions régulières » ;
Considérant, d'une part, que si les dispositions précitées constituent une atteinte au plein exercice du droit de propriété au détriment des parcelles concernées, en limitant les possibilités de leur utilisation en vue de la construction, cette atteinte est cependant en principe, compatible avec l'inviolabilité garantie par l'article 24 de la Constitution, dès lors qu'elle est justifiée par l'intérêt de la chose publique ;
Mais considérant, d'autre part, que la condition particulière à laquelle est subordonnée la délivrance de l'autorisation de construire sur les parcelles visées par l'Ordonnance Souveraine précitée, n'est assortie d'aucune mesure prévoyant les modalités de cession des hors-lignes et l'octroi de garanties aux propriétaires, notamment quant au prix de cession et à la date de leur réalisation ; qu'au surplus, les requérants sont dans l'impossibilité de satisfaire à la condition qui leur est imposée tant que les hors-lignes n'ont fait l'objet d'un déclassement ; qu'ainsi, l'atteinte à la propriété que constitue cette condition ne comporte ni garantie ni compensation et n'est donc pas compatible avec le principe d'inviolabilité ci-dessus rappelé ;
Considérant que le complément d'instruction prescrit par la décision du Tribunal Suprême en date du dix-neuf mai mil neuf cent soixante-neuf, n'apporte, sur ces points, aucune information précise :
Considérant que les décisions attaquées, en appliquant purement et simplement les dispositions sus-mentionnées, sont entachées du même excès de pouvoir que l'Ordonnance Souveraine elle-même, et que les sociétés requérantes sont, dès lors, fondées à en demander l'annulation ;
Sans qu'il y ait lieu d'examiner le second moyen des requêtes,
Dispositif🔗
DÉCIDE :
Article 1er🔗
Les décisions du Chef de service de l'Urbanisme et du Logement de la Principauté, en date des 1er et douze août mil neuf cent soixante-huit, en ce qui concerne la S.C.I. Patricia et la S.A.M. Le Colisée, des deux et seize juillet mil neuf cent soixante-huit et du huit août mil neuf cent soixante-huit, en ce qui concerne la S.C.I. Roccabella (projet dit Hôtel J 2) et des cinq et dix-sept juillet et du huit août mil neuf cent soixante-huit, en ce qui concerne la même Société (projet dit groupe K), sont annulées ;
Article 2🔗
Les dépens sont mis à la charge de l'État ;
Article 3🔗
Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d'État.