Tribunal de première instance, 17 octobre 2019, m. H. c/ p. M. et autres
Abstract🔗
Droit international privé - Succession ouverte en France - Codéfendeurs de droit monégasque - Codéfendeurs assignés artificiellement pour retenir la compétence des juridictions monégasques - Compétence des juridictions monégasques (non)
Résumé🔗
Après le décès de son mari, survenu en France, sa deuxième épouse, demeurant en France, demande le rapport à la succession de diverses sommes dont le fils du défunt, issu de son premier mariage et demeurant également en France, est devenu titulaire en vertu de procurations dont elle conteste la validité en demandant une expertise en écriture et une expertise comptable. Elle a ainsi assigné le fils et deux banques monégasques. La succession du défunt s'est ouverte en France. Par ailleurs, les deux banques monégasques ne peuvent être considérées comme des codéfendeurs sérieux, dont les intérêts sont directement affectés par le litige. Il s'agit plutôt de codéfendeurs qui n'ont été assignés par la demanderesse que pour emporter artificiellement la compétence territoriale pour un ensemble litigieux hors du ressort de son juge naturel.
L'ensemble du dossier tend à démontrer que d'éventuels litiges entre héritiers doivent être réglés dans le cadre de la succession ouverte en France, sans préjudice par la suite, le cas échéant, de la recherche de la responsabilité éventuelle d'intermédiaires. Le Tribunal note surabondamment qu'il n'a pas à ordonner des mesures d'expertises judiciaires pour pallier la carence des parties dans l'administration de la preuve. En conséquence, le Tribunal se déclare incompétent.
Motifs🔗
TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
N° 2018/000085 (assignation du 24 juillet 2017)
JUGEMENT DU 17 OCTOBRE 2019
En la cause de :
m. H. veuve M. née le 13 avril 1959 à Ajdir (Maroc), de nationalité française, demeurant X1 à Bayonne (64100) ;
Bénéficiaire de l'assistance judiciaire selon décision du bureau n° 177BAJ14 du 18 mars 2015
DEMANDERESSE, ayant élu domicile en l'étude de Maître Christiane PALMERO, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
d'une part ;
Contre :
p. M. retraité, né le 30 juillet 1956 à Périgueux (24000), retraité, de nationalité française, demeurant X2 à Lahonce (64990) ;
DÉFENDERESSE, ayant élu domicile en l'étude de Maître Richard MULLOT, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
La SAM A, dont le siège social se trouve X3 à Monaco, prise en la personne de son administrateur délégué en exercice ;
DÉFENDERESSE, ayant élu domicile en l'étude de Maître Yann LAJOUX, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
La SAM B, dont le siège social se trouve X4 à Monaco, prise en la personne de son administrateur délégué en exercice ;
DÉFENDERESSE, ayant élu domicile en l'étude de Maître Thomas GIACCARDI, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
d'autre part ;
LE TRIBUNAL,
Vu l'exploit d'assignation du ministère de Maître Marie-Thérèse ESCAUT-MARQUET, huissier, en date du 24 juillet 2017, enregistré (n° 2018/000085) ;
Vu les conclusions de Maître Richard MULLOT, avocat-défenseur, au nom de p. M. en date des 7 février 2018 et 5 mars 2019 ;
Vu les conclusions de Maître Yann LAJOUX, avocat-défenseur, au nom de la SAM A, en date du 19 avril 2018 ;
Vu les conclusions de Maître Thomas GIACCARDI, avocat-défenseur, au nom de la SAM B (Monaco), en date du 28 juin 2018 ;
Vu les conclusions de Maître Christiane PALMERO, avocat-défenseur, au nom de m. H. veuve M. en date des 1 février 2019 et 29 mars 2019 ;
À l'audience publique du 25 avril 2019, les conseils des parties ont déposé leurs dossiers et le jugement a été mis en délibéré pour être prononcé le 27 juin 2019 et prorogé au 17 octobre 2019, les parties en ayant été avisées ;
FAIT ET PROCÉDURE :
j. M. né le 4 avril 1928, de nationalité française, a épousé en premières noces f. B. et deux enfants sont issus de cette union, p. né le 30 juillet 1956 et s. née le 27 octobre 1960. Suite au divorce du couple, j. M. a eu deux autres enfants, avec b. R. h. né le 2 mars 1975 et g. née le 9 novembre 1976. j. M. a contracté mariage le 26 février 2008 à Agadir (Marco), avec m. H. née le 13 avril 1959.
Il est décédé à Biarritz le 12 avril 2016.
Suivant acte en date du 24 juillet 2017, m. H. a fait citer p. M. la société anonyme de droit monégasque A et la société anonyme monégasque BANQUE B devant le Tribunal de Première Instance en sollicitant :
1/ la désignation d'un expert graphologue avec mission de vérifier si une attestation testamentaire établie le 29 octobre 2004 l'avait bien été de la main de j. M. et si l'ensemble des procurations consenties à p. M. par j. M. l'ont bien été de la main de j. M.
2/la désignation d'un expert-comptable avec mission de :
convoquer les parties et de leur demander la communication des pièces comptables relatives à des sociétés C, D et E,
se faire remettre l'ensemble des relevés de comptes bancaires détenus par p. M. au sein de la banque B,
de vérifier si les comptes bancaires ont bien été tenus, de déterminer l'origine des fonds détenus sur l'ensemble des comptes bancaires de j. M. et des sociétés dont il disposait de parts,
de vérifier qui a donné des ordres de virements contestés par j. M. ainsi que les conditions de création des sociétés E, C et D,
de vérifier l'administration et la gestion de la société C par la SAM A,
d'analyser l'ensemble des mouvements effectués sur les comptes,
de faire état d'éventuels détournements orchestrés par p. M. à destination de son/ses compte(s) personnel(s) ou sur tous comptes auxquels auraient été transférés des actifs revenant à la succession de j. M.
si d'éventuelles irrégularités étaient avérées, de chiffrer le préjudice subi par les sociétés susvisées et par j. M.
de rechercher toutes les irrégularités et de donner tous éléments permettant d'en désigner le responsable ;
3/ Sur le fond, dire et juger que p. M. devra rapporter à la succession de j. M. l'ensemble des sommes détournées par lui.
Au soutien de ses demandes, m. H. fait valoir en substance que j. M. aurait disposé au début des années 2000 d'un important patrimoine évalué à plus de dix millions d'euros et que p. M. qui n'avait plus de contacts avec son père depuis de nombreuses années, s'était rapproché de lui par intérêt.
Plusieurs procurations avaient ainsi été établies et p. M. les auraient utilisées à des fins personnelles. Il avait également tenté vainement de faire placer son père sous tutelle, ses initiatives judiciaires tant en France qu'au Maroc n'ayant pas prospéré.
Dans la gestion de ses avoirs, j. M. avait constitué deux sociétés de droit de îles vierges britanniques, E et C (devenue par la suite la société D) p. M. aurait bénéficié de certificats d'actions de la société E, lui permettant, en cas de décès de son père j. seul administrateur, de prendre de nouvelles dispositions, notamment nommer un administrateur et répartir les actifs entre lui et sa sœur.
De plus, s'agissant de la société C, les bénéficiaires seraient j. M. et p. M. à égalité de parts. Or, les fonds de cette société proviendraient exclusivement de ceux détenus par la société E, laquelle appartient exclusivement à j. M.
En outre, une attestation testamentaire aurait été rédigée par j. M. le 29 octobre 2004, avec pour effet d'attribuer en cas de décès toutes les parts que j. M. détenait dans la société C à son fils. La demanderesse fait part de ses doutes sur l'authenticité de ce document, qui devrait faire l'objet d'une expertise « graphologique » (sic).
Dès l'année 2007, p. M. aurait tenté de gérer seuls les sociétés offshore faisant valoir la baisse des capacités cognitives de son père. Alors qu'aucune décision de mise sous protection judiciaire n'était intervenue, p. M. avec la complicité de la SAM A comme gestionnaire, aurait ainsi indiqué à la BANQUE B de ne plus accepter d'instructions de j. M. jusqu'au prononcé d'une décision définitive de tutelle. Malgré plusieurs relances de son conseil, j. M. s'était trouvé dans l'impossibilité d'accéder aux documents concernant la gestion de ses sociétés, essuyant des refus de la SAM A.
En défense, p. M. a conclu les 7 février 2019 et 5 mars 2019 en sollicitant in limine litis le prononcé de l'incompétence des juridictions monégasques. Il entendait à défaut voir le Tribunal de Première Instance déclarer irrecevables les demandes de m. H. ou encore que le Tribunal sursoit à statuer, dans l'attente de l'issue d'une procédure d'annulation de conversion à l'Islam de j. M. devant les juridictions marocaines. Il sollicite également la condamnation reconventionnelle de m. H. au paiement d'une somme de 50.000 euros à titre de dommages et intérêts.
Il fait valoir que la demanderesse avait été embauchée par feu son père en mars 2007 dans sa résidence marocaine en qualité de femme de ménage et qu'elle l'avait isolé progressivement de sa famille. Il indique qu'il avait intenté en 2007 une procédure d'opposition à mariage qui n'avait pas aboutie.
Au cours de la vie conjugale, m. H. se serait fait consentir de nombreuses libéralités.
Le juge monégasque serait incompétent puisque le litige touche à la matière successorale et que la succession de j. M. ne s'est justement pas ouverte en Principauté de Monaco mais à Bayonne. Il n'existe en outre aucun immeuble dépendant de la succession à Monaco, au sens de l'article 6.4 de la loi n° 1.448 du 28 juin 2017 relative au droit international privé. Le cas échéant, par le biais de la convention de la Haye du 18 mars 1970 sur l'obtention des preuves à l'étranger en matière civile ou commerciale, le juge français qui pourrait être saisi pourrait obtenir toute information pertinente par le biais d'une commission rogatoire. En outre la pluralité de défendeurs ne permettrait pas en l'espèce de valablement retenir la compétence, dans la mesure où aucune demande sérieuse ne serait formulée à l'encontre des codéfendeurs domiciliés en Principauté de Monaco.
S'agissant de la demande tendant à un sursis à statuer, p. M. fait valoir que son père avait pu contracter mariage le 26 février 2008 au Maroc, selon la tradition musulmane, suite à une conversion à l'Islam qu'il qualifiait de soudaine, intervenue le 19 avril 2007. Or, il indique avoir introduit une action devant les juridictions marocaines, aux fins d'annulation de cette conversion. Si celle-ci devait être prononcée, le mariage verrait ses effets rétroactivement annulés et m. H. qui se prévaut à l'instance des qualités de conjoint survivant et légataire universel de j. M. n'aurait plus qualité pour agir.
Enfin, une fin de non-recevoir devrait être prononcée dans la mesure où la demanderesse entend renverser la charge de la preuve. Elle sollicite un rapport à la succession de j. M. sans établir qu'elle est créancière d'une quelconque obligation
La SAM A a conclu le 19 avril 2018 à ce qu'il soit jugé que la qualité pour agir de m. H. n'était pas certaine et qu'il soit en conséquence sursis à statuer dans l'attente de l'issue de la procédure diligentée au Maroc par p. M.
La SAM B (MONACO) a conclu le 28 juin 2018 en indiquant s'en rapporter à justice sur les demandes d'expertise et que dans l'hypothèse où il y serait fait droit, il soit jugé qu'elle ne peut communiquer quelque document que ce soit, du fait du secret bancaire consacré par l'article 511-33 du Code monétaire et financier française, applicable à Monaco.
Par conclusions en date des 1er février et 29 mars 2019, m. H. a maintenu ses demandes initiales. Sur les exceptions soulevées elle fait valoir qu'elle ne sollicite nullement que la succession de j. M. soit réglée en Principauté de Monaco et qu'elle ne sollicite pas d'action en partage, mais qu'elle se borne à solliciter des investigations et une réintégration d'actifs dans la succession. S'agissant spécialement de l'expertise comptable sollicitée, elle indique que les procurations sont entre les mains de la banque B qui a son siège à Monaco.
Sur la demande de sursis à statuer, elle indique de p. M. ne justifie nullement de la réalité d'une instance qui aurait été introduite au Maroc, puisqu'il se borne à produire une simple déclaration d'un avocat marocain, sans référence d'un quelconque numéro d'enrôlement.
L'affaire était fixée à plaider sur les seuls incidents.
SUR QUOI :
Sur la compétence du Tribunal de Première Instance :
En application des dispositions de l'article 6.4 de la loi n° 1.448 du 28 juin 2017 relative au droit international privé, les tribunaux monégasques sont compétents en matière successorale, lorsque la succession s'est ouverte dans la Principauté ou qu'un immeuble dépendant de la succession y est situé.
En l'espèce, il n'est pas contesté que la succession de j. M. s'est ouverte à Bayonne (France).
Ce critère de compétence ne peut donc être retenu.
Demeure donc le critère de compétence de droit commun, soit le domicile du défendeur en Principauté de Monaco, dont le principe est énoncé par l'article 4 du texte suscité.
En l'espèce, ce principe est décliné selon la modalité prévue par l'article 5 de la loi n° 1.448 du 28 juin 2017 qui énonce qu'en cas de pluralité de défendeurs, les tribunaux monégasques sont compétents si l'un des défendeurs a son domicile dans la Principauté, à moins que la demande n'ait été formée que pour traduire un défendeur hors de la juridiction de son domicile ou de sa résidence habituelle à l'étranger.
Le législateur a donc laissé au juge un pouvoir d'appréciation, en fonction des circonstances de l'espèce, pour retenir ou non sa compétence en cas de pluralité de défendeurs.
Dans le cas d'espèce, la compétence territoriale ne pourrait être retenue que du fait de la domiciliation à Monaco de la SAM A et de la SAM B. Or, aucune demande au fond n'est formée à leur encontre par la demanderesse m. H. qui, après des demandes avant dire droit tendant à l'organisation d'opérations d'expertise, sollicite uniquement la condamnation de p. M. à faire rapport à la succession de son père.
La demande d'expertise en écriture présentée ne concerne pas directement les deux défenderesses monégasques, s'agissant de déterminer si des procurations ont été réellement établies par j. M. De même, la demande d'expertise comptable concerne des sociétés de droit des îles vierges britanniques.
Ces éléments constituent un faisceau d'indices concordant, qui tend à démontrer que les codéfendeurs monégasques ne sont pas, pour reprendre les termes de l'exposé des motifs de la loi n° 1.448 du 28 juin 2017, des codéfendeurs sérieux, dont les intérêts sont directement affectés par le litige, mais plutôt des codéfendeurs qui n'ont été assignés par le demandeur que pour emporter artificiellement la compétence territoriale pour un ensemble litigieux hors du ressort de son juge naturel.
Toutes les pièces du dossier tendent au contraire à démontrer que d'éventuels litiges entre héritiers doivent être réglés dans le cadre de la succession ouverte en France, sans préjudice par la suite, le cas échéant, de la recherche de la responsabilité éventuelle d'intermédiaires. Sur ce dernier point et surabondamment le Tribunal note que des opérations d'expertises judiciaires n'ont pas à être ordonnées pour pallier la carence des parties dans l'administration de la preuve.
En conséquence, le Tribunal de Première Instance se déclarera donc incompétent.
Sur les autres chefs de demande :
Sur la demande reconventionnelle en paiement de dommages et intérêts présentée par p. M. le Tribunal estime que le droit d'agir en justice de m. M. n'a pas dégénéré en abus, celle-ci ayant pu se méprendre sur la portée de ses droits, en l'état d'une des premières applications des dispositions de l'article 5 de la loi n° 1.448 du 28 juin 2017. Cette demande sera donc rejetée.
m. M. qui succombe, sera condamnée aux dépens, en application des dispositions de l'article 231 du Code de procédure civile.
Dispositif🔗
PAR CES MOTIFS,
LE TRIBUNAL,
Statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort,
Se déclare incompétent pour connaître du litige ;
Rejette la demande reconventionnelle en paiement de dommages et intérêts présentée par p. M.;
Condamne m. H. aux dépens, avec distraction au profit de Maître Richard MULLOT, Maître Yann LAJOUX et Maître Thomas GIACCARDI, avocats-défenseurs, chacun en ce qui le concerne ;
Ordonne que lesdits dépens seront provisoirement liquidés sur état par le greffier en chef, au vu du tarif applicable ;
Composition🔗
Ainsi jugé par Monsieur Sébastien BIANCHERI, Vice-Président, Madame Séverine LASCH, Juge, Monsieur Adrian CANDAU, Juge, qui en ont délibéré conformément à la loi assistés, lors des débats seulement, de Mademoiselle Amandine RENOU, Greffier stagiaire ;
Lecture du dispositif de la présente décision a été donnée à l'audience du 17 OCTOBRE 2019, dont la date avait été annoncée lors de la clôture des débats, par Monsieur Sébastien BIANCHERI, Vice-Président, assistée de Madame Florence TAILLEPIED, Greffier, en présence de Monsieur Olivier ZAMPHIROFF, Premier Substitut du Procureur Général, et ce en application des dispositions des articles 15 et 58 de la loi n° 1.398 du 24 juin 2013 relative à l'administration et à l'organisation judiciaires.