Tribunal de première instance, 8 juin 2017, La SA A c/ La SAM B

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Abstract🔗

Banque – Responsabilité (non) – Manquement au devoir de mise en garde (non) – Crédit excessif (non)

Résumé🔗

En application de l'article 1002 du Code civil, la responsabilité d'un établissement dispensateur de crédit peut être recherchée pour fourniture d'un crédit inadapté ou excessif. Le support de cette responsabilité est le devoir de mise en garde dont il est admis que l'établissement de crédit est tenu envers son cocontractant qui souscrit un prêt. Ce devoir de mise en garde est toutefois limité et suppose la réunion de deux conditions : d'une part, l'existence d'un prêt inadapté aux capacités financières de l'emprunteur et d'autre part, la présence d'un emprunteur non averti. Pour apprécier l'éventuelle faute de la SAM B, à qui il est reproché l'octroi d'un crédit ruineux ou abusif, il convient donc préalablement de déterminer si la SA A était un emprunteur averti et devait bénéficier d'une quelconque mise en garde de son cocontractant. Seules les personnes non averties peuvent en effet bénéficier du devoir de mise en garde et engager la responsabilité de l'établissement de crédit en cas de non-respect de cette obligation. A contrario, l'emprunteur averti ne bénéficie pas du devoir de mise en garde et ne peut engager la responsabilité de l'établissement de crédit que s'il démontre que ce dernier avait en sa possession des éléments que lui-même était en droit d'ignorer.

L'emprunteur averti est celui qui dispose des compétences nécessaires pour apprécier le contenu, la portée, et les risques liés aux concours consentis. À cet égard, sont pris en compte les capacités intellectuelles de l'emprunteur, son expérience dans le secteur considéré et son habitude des affaires. Le caractère averti ou non d'une société s'apprécie dans la personne de son dirigeant. La preuve du caractère averti de l'emprunteur incombe à la banque. En l'espèce, l'emprunteur a les qualifications, l'expérience et la compétence d'un cadre dirigeant de stature internationale, de surcroît dans le domaine de l'investissement immobilier. La demanderesse ne verse aucune preuve susceptible de contredire l'ensemble de ces éléments de fait, se contentant d'alléguer que la SA A serait une société patrimoniale familiale de droit luxembourgeois, ignorante du droit monégasque, ce qui est parfaitement inopérant en plus d'être réducteur. Il en résulte qu'elle doit, à l'évidence, être qualifiée d'emprunteur averti, et subséquemment non créancière d'un quelconque devoir de mise en garde incombant à la banque prêteuse. Elle est donc infondée à rechercher la responsabilité de la SAM B pour l'octroi du crédit litigieux.

Surabondamment, c'est à tort qu'elle soutient s'être vue accorder un crédit excessif ou ruineux. En droit, le caractère excessif d'un crédit s'apprécie au regard des capacités financières de l'emprunteur. Ces capacités financières comprennent tant les revenus de l'emprunteur que les éléments du patrimoine garantissant le remboursement. Ainsi, le prêt n'est pas excessif même si son montant est quasi équivalent au patrimoine de l'emprunteur, et ce même s'il s'agit de sa résidence. Le crédit excessif ne peut certes pas être justifié par la prise de garanties, sauf à considérer que cette prise de garantie démontrerait l'acceptation des risques pris par l'emprunteur en toute connaissance de cause. La preuve du crédit excessif incombe à la partie qui agit en responsabilité.


Motifs🔗

TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

N° 2016/000358 (assignation du 10 février 2016)

JUGEMENT DU 8 JUIN 2017

En la cause de :

  • La Société A, Société Anonyme de droit luxembourgeois, à conseil d'administration, dont le siège social se trouve X1 - Luxembourg, agissant poursuites et diligences de son Administrateur Délégué en exercice domicilié en cette qualité audit siège ;

DEMANDERESSE, ayant élu domicile en l'Étude de Maître Bernard BENSA, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, et plaidant par Maître Patrick LEROUX, avocat au Barreau de Grasse ;

D'une part ;

Contre :

  • La Société B, Société Anonyme de droit monégasque, dont le siège social se trouve X2 - MC 98000 Monaco, prise en la personne de son Administrateur Délégué en exercice, domicilié en cette qualité audit siège ;

DEFENDERESSE, ayant élu domicile en l'Étude de Maître Richard MULLOT, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, et plaidant par ledit avocat-défenseur ;

D'autre part :

LE TRIBUNAL,

Vu l'exploit d'assignation du ministère de Maître Claire NOTARI, huissier, en date du 10 février 2016, enregistré (n° 2016/000358) ;

Vu les conclusions de Maître Richard MULLOT, avocat-défenseur, au nom de la SAM B en date des 11 janvier 2016 et 11 mai 2016 ;

Vu les conclusions de Maître Bernard BENSA, avocat-défenseur, au nom de la SA A, en date du 5 octobre 2016 ;

À l'audience publique du 6 avril 2017, les conseils des parties ont été entendus en leurs plaidoiries et le jugement a été mis en délibéré pour être prononcé le 8 juin 2017 ;

FAITS ET PROCÉDURE

Par acte du 23 décembre 2012, la SAM B a consenti à la société de droit luxembourgeois A une ouverture de crédit d'un montant de 7.500.000 euros, utilisable à compter de la date de signature de l'acte et jusqu'au 15 juillet 2015.

Cette ouverture de crédit était destinée au remboursement d'une ouverture de crédit, précédemment consentie par la SAM C.

Par acte authentique du 28 décembre 2012, dressé par maître e. LE., notaire à Grasse, la SAM B s'est vue subrogée dans le bénéfice des inscriptions hypothécaires précédemment enregistrées au profit de la SAM C sur la propriété appartenant à la SA A et sise X3.

Se trouvant dans l'incapacité de faire face au remboursement du prêt à l'échéance, la SA A sollicitait un délai complémentaire, lequel lui était refusé par la SAM B.

Par courrier recommandé du 6 août 2015, cette dernière a mis la société emprunteuse en demeure de lui régler la somme de 7.780.598,62 euros en principal, intérêts et frais.

Par acte du 30 novembre 2015, la banque a fait délivrer à la SA A un commandement de payer valant saisie immobilière pour la somme de 7.820.959,16 euros.

L'instance en saisie-immobilière est pendante devant le Tribunal de grande instance de Grasse.

Par exploit d'huissier délivré le 10 février 2016, la société anonyme de droit luxembourgeois A a fait assigner la SAM B en paiement de la somme de 7.780.598,62 euros, en réparation du préjudice qu'elle prétend avoir subi à raison de la faute contractuelle de la banque qui se serait rendue coupable de soutien abusif.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

À l'appui de son action, la SA A fait valoir que :

  • - tout établissement de crédit peut voir sa responsabilité engagée pour soutien abusif, notamment lorsque l'établissement bancaire a soutenu une politique de crédits ruineux pour l'entreprise, et ce peu importe le type de crédit, dès lors que son importance et son coût excessif ont rendu inéluctable l'effondrement de l'entreprise ;

  • - un établissement bancaire peut ainsi se voir condamné pour avoir accordé des crédits ruineux ou disproportionnés au regard de l'importance de l'entreprise ou de ses perspectives d'avenir, dès lorsqu'il est établi qu'au moment où il consentait ses concours, ledit établissement ne pouvait ignorer que l'opération était inexorablement vouée à l'échec, en l'état des facultés de remboursement de l'entreprise et de ses perspectives de développement ;

  • - il a été admis qu'il y a crédit ruineux lorsqu'une banque substitue aux découverts existants un crédit-relais assorti d'un cautionnement, se bornant à consolider le financement de pertes et à créer au profit de la société, une apparence trompeuse de solvabilité ;

  • - en l'espèce, l'ouverture de crédit consentie le 23 décembre 2012 par la SAM B à la société demanderesse était destinée à procéder au remboursement de deux concours bancaires auxquels la SA A était déjà dans l'incapacité de faire face ;

  • - même si la SAM B s'est trouvée subrogée dans le bénéfice des inscriptions hypothécaires précédemment prises par la SAM C, l'ouverture de crédit octroyée le 23 décembre 2012 ne constituait pas un crédit hypothécaire impliquant la vente du bien donné en garantie ; la vente de ce bien n'était donc pas une condition d'octroi du crédit mais une simple sûreté en cas de non-paiement ;

  • - c'est donc que la SAM B avait l'obligation de prendre en considération les capacités de remboursement de la SA A lorsqu'elle lui a consenti le prêt litigieux ;

  • - or le chiffre d'affaires annuel de ladite société était de 156.000 euros pour les exercices 2010, 2011, 2012 et 2013 et ses résultats ont été les suivants :

    • - 475 euros en 2010,

    • - 2.890 euros en 2011,

    • - 40.745 euros en 2012,

    • - 8.169 euros en 2013 ;

  • - il en ressort que la SA A ne disposait d'aucune capacité d'autofinancement lui permettant le remboursement d'un prêt de 7.500.000 euros et que la banque a donc commis une faute en le lui accordant ;

  • - le comportement de la SAM B est d'autant plus fautif qu'elle a refusé tout délai supplémentaire à l'emprunteuse, et ce alors que cette dernière détient des participations, qu'elle aurait pu céder, dans une société civile domiciliée en Allemagne ;

  • - le préjudice subi par la demanderesse est caractérisé par le fait qu'elle se trouve contrainte de subir une procédure de saisie immobilière, ayant pour but de vendre son principal actif et unique source de revenu ;

  • - il doit donc être évalué au montant du commandement de payer valant saisie, soit la somme de 7.780.598,62 euros.

En défense, la SAM B conclut au rejet de la demande adverse et sollicite reconventionnellement l'allocation d'une somme de 30.000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive.

Elle soutient, d'une part, qu'elle n'a commis aucune faute en ce que l'ouverture de crédit n'était pas excessive, et, d'autre part, que le préjudice allégué n'est pas caractérisé, aux motifs suivants :

  • 1) L'ouverture de crédit litigieuse n'était que la reprise d'un crédit existant, de sorte qu'elle n'a nullement aggravé le passif de la SA A mais lui a, au contraire, offert du temps supplémentaire pour remédier à sa défaillance, en procédant à la vente de son bien immobilier :

    • - cela ressort de la chronologie des crédits successivement accordés à ladite société ;

    • - c'est ainsi que la première ouverture de crédit a été octroyée le 29 avril 2004 par la société D, pour un montant de 4.000.000 d'euros ;

    • - puis, le 30 novembre 2006, cette créance hypothécaire a été cédée à la société F ;

    • - le 28 janvier 2009, la société E, devenue ensuite SAM C, a octroyé à la SA A un prêt d'un montant de 5.000.000 d'euros, à échéance au 15 juillet 2015, destiné pour partie au remboursement de la créance appartenant à la société F ;

    • - cette succession d'ouverture de crédits, par trois établissements bancaires distincts, démontre bien que l'emprunteuse disposait des capacités de remboursement suffisantes ;

    • - enfin, l'ouverture de crédit litigieuse, consentie le 23 décembre 2012 par la SAM B, était destinée au remboursement d'encours déjà existants ;

    • - dès lors, aucune faute ne saurait être reprochée à la SAM B du seul fait de la reprise d'un crédit existant ;

  • 2) Le crédit accordé n'était nullement excessif ou disproportionné :

    • - l'ouverture de crédit consentie le 23 décembre 2012 par la SAM B était un crédit remboursable à échéance, soit le 15 juillet 2015, de sorte que la SA A n'était tenue, dans l'intervalle, qu'au remboursement des intérêts, à charge pour elle de prendre toutes dispositions pour être en mesure de régler le principal à l'échéance ;

    • - c'est d'ailleurs la finalité habituelle de ce type de crédit, destiné à permettre à l'emprunteur de disposer de liquidités lorsque son patrimoine est principalement composé d'actifs immobilisés, à charge pour lui de prendre toutes mesures pour pouvoir rembourser le capital à l'échéance ;

    • - dans cet esprit, la banque disposait d'estimations de la valeur vénale du bien immobilier appartenant à la SA A, évalué à plus de 15.000.000 d'euros, s'assurant ainsi qu'à l'échéance du crédit, la vente dudit bien permettrait d'en assurer le remboursement ;

    • - l'ouverture de crédit litigieuse était d'autant moins excessive, qu'en 2013 et 2014, la SA A a procédé sans incident au règlement des intérêts contractuellement dus ;

    • - c'est donc de manière fautive qu'elle s'est abstenue de procéder au remboursement des sommes restant dues à l'échéance ;

    • - du reste, dans ses courriers à la SAM B, la SA A n'a jamais élevé le moindre grief à l'encontre de l'ouverture de crédit litigieuse mais a au contraire fait connaître sa volonté de tout mettre en œuvre pour faire face au remboursement, par la vente du bien immobilier ;

  • 3) La banque n'était pas tenue d'une obligation de conseil car la SA A n'était pas un profane mais un emprunteur avisé :

    • - une jurisprudence constante considère que l'obligation de mise en garde pesant sur l'établissement dispensateur de crédit est limitée aux emprunteurs non avertis ;

    • - en l'espèce, la société demanderesse est une société patrimoniale familiale, ne disposant pas d'une activité propre mais constituant l'instrument par lequel son actionnaire dispose de son patrimoine personnel ;

    • - or l'actionnaire principal de cette société est j. GE., qui disposait de tous pouvoirs et notamment d'une procuration générale sur les comptes de ladite société ;

    • - par procès-verbal du Conseil d'administration du 14 octobre 2012, j. GE. s'est en effet vu octroyer tous pouvoirs pour signer les contrats en lien avec l'emprunt hypothécaire de 7.500.000 euros auprès de la SAM B ;

    • - par courriel du 26 décembre 2012, c'est lui qui a négocié avec la SAM B les conditions de rachat de l'ouverture de crédit précédemment consentie par la SAM C ;

    • - le même jour, il a donné pouvoir à son père, u. GE., d'intervenir à l'acte authentique portant « quittance subrogative et affectations hypothécaires » signé les 28 et 31 décembre 2012 ;

    • - puis, en 2015, le conseil de la SA A évoque indistinctement la société et j. GE., dans ses courriers à la banque ;

    • - or j. GE. est un investisseur averti, en ce que :

      • il a toujours exercé dans le domaine de la finance ;

      • en 2010, il exerçait les fonctions de directeur général de la société d'investissements G ;

      • les détails qu'il a lui-même fournis à la banque sur sa situation financière, ses revenus, ses nombreux investissements et projets en cours démontrent qu'il n'était pas un emprunteur profane ;

      • la succession d'ouvertures de crédits auprès de diverses banques prouve qu'il était parfaitement rompu à ce type de mécanisme ;

    • - dans ces conditions et en application des règles précitées, la SAM B n'était pas tenue d'une quelconque obligation de mise en garde envers lui et n'a donc commis aucune faute ;

  • 4) La SA A n'a subi aucun préjudice :

    • - il est de jurisprudence constante qu'en présence d'un crédit jugé abusif ou ruineux, l'établissement bancaire est condamné à réparer le préjudice collectif subi par la masse des créanciers du fait du crédit litigieux ;

    • - or la demanderesse ne fait état d'aucune procédure de faillite qui serait ouverte au Luxembourg la concernant ;

    • - en l'espèce, l'ouverture de crédit consentie le 23 décembre 2012 n'a pas eu pour effet d'aggraver la situation financière de la SA A puisqu'il était destiné à permettre le remboursement d'encours déjà existants ;

    • - au contraire, un refus de la SAM B aurait précipité la défaillance de la société débitrice vis-à-vis de l'établissement bancaire précédent.

En réplique, la SA A maintient l'intégralité de ses prétentions et répond que :

  • - le fait que l'ouverture de crédit litigieuse ait succédé à des concours financiers consentis précédemment par d'autres banques ne saurait exonérer la SAM B de sa responsabilité ;

  • - s'il est exact que la SA A est parvenue à s'acquitter des intérêts sans incident, cela ne démontre pas qu'elle était en capacité de rembourser le capital, d'autant que l'échéance était très courte et que le montant annuel desdits intérêts absorbait déjà la quasi intégralité de son chiffre d'affaires ;

  • - le montant d'un prêt ne doit pas s'apprécier au regard des éventuelles garanties fournies par l'emprunteur mais au regard de ses capacités de remboursement ;

  • - la SAM B n'est pas l'unique créancier de la SA A puisque celle-ci a également pour créancier le Trésor Public ;

  • - il appartient à la banque qui l`invoque de démontrer que son cocontractant était un investisseur averti ;

  • - or, en l'espèce, la SA A n'est pas un investisseur averti mais une société patrimoniale familiale de droit luxembourgeois, ignorante du droit monégasque ;

  • - si j. GE. est bien l'actionnaire de ladite société, il n'en est pas l'administrateur et il n'est pas démontré qu'il ait bénéficié du prêt litigieux.

MOTIFS DE LA DÉCISION

  • Sur la responsabilité de la banque :

L'acte sous seing privé du 23 décembre 2012, par lequel la SAM B a consenti à la SA A l'ouverture de crédit litigieuse, stipule qu'elle est régie par le droit monégasque.

Bien qu'elle ne le précise pas expressément, la SA A fonde donc son action sur l'article 1002 du Code civil, qui dispose :

« Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement des dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part ».

En application de ce texte, la responsabilité d'un établissement dispensateur de crédit peut être recherchée pour fourniture d'un crédit inadapté ou excessif.

Le support de cette responsabilité est le devoir de mise en garde dont il est admis que l'établissement de crédit est tenu envers son cocontractant qui souscrit un prêt.

Ce devoir de mise en garde est toutefois limité et suppose la réunion de deux conditions : d'une part, l'existence d'un prêt inadapté aux capacités financières de l'emprunteur et d'autre part, la présence d'un emprunteur non averti.

Pour apprécier l'éventuelle faute de la SAM B, à qui il est reproché l'octroi d'un crédit ruineux ou abusif, il convient donc préalablement de déterminer si la SA A était un emprunteur averti et devait bénéficier d'une quelconque mise en garde de son cocontractant.

Seules les personnes non averties peuvent en effet bénéficier du devoir de mise en garde et engager la responsabilité de l'établissement de crédit en cas de non-respect de cette obligation.

À contrario, l'emprunteur averti ne bénéficie pas du devoir de mise en garde et ne peut engager la responsabilité de l'établissement de crédit que s'il démontre que ce dernier avait en sa possession des éléments que lui-même était en droit d'ignorer.

En l'espèce, il n'est pas allégué que la SAM B ait disposé, lors de la conclusion du contrat de crédit litigieux, de renseignements défavorables sur la situation de la SA A qu'elle-même aurait ignorés.

Il est en revanche soutenu que ladite société n'est pas un emprunteur averti.

Or l'emprunteur averti est celui qui dispose des compétences nécessaires pour apprécier le contenu, la portée, et les risques liés aux concours consentis.

À cet égard, sont pris en compte les capacités intellectuelles de l'emprunteur, son expérience dans le secteur considéré et son habitude des affaires.

Le caractère averti ou non d'une société s'apprécie dans la personne de son dirigeant.

La preuve du caractère averti de l'emprunteur incombe à la banque.

En l'espèce, il ressort du profil-client établi le 8 novembre 2012 par la SAM B et intitulé « Due Diligence Form for Sensitive Clients » (formulaire de diligence raisonnable pour « clients sensibles » - pièce en défense n° 15) et, au demeurant non sérieusement contesté, que :

  • - bien qu'elle soit dénommée « SA » et non « société civile immobilière », la demanderesse n'est pas une société ayant une quelconque activité commerciale à proprement parler ;

  • - ainsi que l'indique le conseiller bancaire ayant rédigé son profil, « la SA A est un véhicule d'investissement qui possède un bien dans le Sud de la France, à Opio, qui est une villa avec piscine et une maison d'hôtes - valeur estimée de 15 millions d'euros » ;

  • - « le seul objet de la société est de détenir un bien immobilier sur la Côte d'Azur » ;

  • - j. GE. est le « propriétaire bénéficiaire », c'est-à-dire le bénéficiaire économique de cette société.

Ces informations sont corroborées par les éléments suivants :

  • - par décision de son conseil d'administration en date du 14 octobre 2012, la SA A a donné pouvoir à j. GE. pour « signer tous les contrats » relatifs à l' « emprunt hypothécaire » à souscrire auprès de la SAM B (pièce en défense n° 14) ;

  • - par courriel du 26 octobre 2012, c'est j. GE. qui écrit à son conseiller auprès de la SAM B pour lui indiquer le montant de ses revenus - soit 430 000 US dollars en 2010, 810 000 US dollars en 2011, 760 000 US dollars en 2012 - et lui fait part de projets d'investissements immobiliers importants prévus pour 2013 (pièce en défense n° 24) ;

  • - par courriel du 22 décembre 2012, j. GE. demande à son conseiller auprès de la SAM B la modification de certaines clauses du projet de contrat, ce qui démontre qu'il était l'interlocuteur de la banque et celui qui a négocié le prêt litigieux (pièce en défense n° 17) ;

  • - par acte du 26 décembre 2012 (annexé à la minute de l'acte authentique reçu le 31 décembre 2012), j. GE. a délégué à son père, u. GE., les pouvoirs qui lui ont été conférés par le conseil d'administration de la SA A (pièce en défense n° 16) ;

  • - le courrier recommandé du 19 janvier 2015, par lequel la SAM B a rappelé à la SA A l'échéance du crédit, fixée au 15 juillet suivant, et la nécessité de prendre toutes dispositions pour le rembourser, a été adressé à j. GE..

Il s'ensuit que, derrière la personnalité morale de la SA A, c'est bien le caractère averti ou non de j. GE. qu'il convient d'apprécier, et ce même si l'intéressé n'est pas le dirigeant de droit de l'emprunteuse.

Or il résulte tant du profil-client précité (pièce en défense n° 15) que des éléments qu'il a lui-même fournis à la SAM B et antérieurement à la SAM C (attestations de revenus, curriculum vitae) que :

  • - j. GE. est un professionnel de l'investissement immobilier, en ce qu'il travaille à Dubaï depuis 2011, pour le compte de la famille très fortunée AL FA. qui acquiert, aux Emirats Arabes Unis, des biens immobiliers à bas coût, et qu'elle rénove pour les revendre ;

  • - il perçoit un revenu annuel compris entre 300.000 et 500.000 US dollars ;

  • - il occupait précédemment le poste de directeur général Moyen-Orient et Afrique, d'une société d'investissement dénommée G, dépendante du groupe H qui propose des « services financiers et des services de recherche, conseil, exécution ainsi que des solutions de gestion des patrimoines privés » (pièce en défense n° 22) ;

  • - auparavant, il était consultant immobilier à Monaco, auprès d'une société dénommée L, appartenant à son père u. ;

  • - antérieurement, il était président directeur général d'une société américaine dénommée M ;

  • - il est titulaire d'un MBA « Maîtrise de gestion commerciale », obtenu auprès d'une école de commerce de Lausanne en Suisse (pièce en défense n° 19).

Il a donc les qualifications, l'expérience et la compétence d'un cadre dirigeant de stature internationale, de surcroît dans le domaine de l'investissement immobilier.

La demanderesse ne verse aucune preuve susceptible de contredire l'ensemble de ces éléments de fait, se contentant d'alléguer que la SA A serait une société patrimoniale familiale de droit luxembourgeois, ignorante du droit monégasque, ce qui est parfaitement inopérant en plus d'être réducteur.

Il en résulte qu'elle doit, à l'évidence, être qualifiée d'emprunteur averti, et subséquemment non créancière d'un quelconque devoir de mise en garde incombant à la banque prêteuse.

Elle est donc infondée à rechercher la responsabilité de la SAM B pour l'octroi du crédit litigieux.

Surabondamment, c'est à tort qu'elle soutient s'être vue accorder un crédit excessif ou ruineux.

En droit, le caractère excessif d'un crédit s'apprécie au regard des capacités financières de l'emprunteur.

Ces capacités financières comprennent tant les revenus de l'emprunteur que les éléments du patrimoine garantissant le remboursement.

Ainsi, le prêt n'est pas excessif même si son montant est quasi équivalent au patrimoine de l'emprunteur, et ce même s'il s'agit de sa résidence.

Le crédit excessif ne peut certes pas être justifié par la prise de garanties, sauf à considérer que cette prise de garantie démontrerait l'acceptation des risques pris par l'emprunteur en toute connaissance de cause.

La preuve du crédit excessif incombe à la partie qui agit en responsabilité.

En l'espèce, il ressort des pièces communiquées de part et d'autre les faits suivants :

  • - dans l'exposé, non contesté, figurant à l'acte authentique (pièce en demande n° 5), portant « quittance subrogative et affectations hypothécaires » reçu les 28 et 31 décembre 2012 par maître e. LE., notaire à Grasse (Alpes Maritimes), il est indiqué que :

    • un premier prêt in fine, assorti d'une inscription d'hypothèque conventionnelle, a été consenti le 29 avril 2004 par la société D à la société civile particulière de droit monégasque N - aux droits de laquelle est venue la SA A - pour un montant de 4.000.000 d'euros ;

    • cette créance hypothécaire a été cédée le 22 décembre 2006 par la société D à la société F, laquelle s'est trouvée subrogée dans le bénéfice des inscriptions hypothécaires ;

    • par acte du 28 janvier 2009, la société E - devenue ensuite la SAM C - a consenti à la SA A un prêt d'un montant de 5.000.000 d'euros, à échéance du 15 juillet 2015, destiné à rembourser la créance appartenant à la société F ;

    • la SA A a donc procédé au remboursement du solde restant dû à la société F et la société E s'est, en conséquence, trouvée subrogée dans le bénéfice des inscriptions hypothécaires ;

    • par avenant du 9 août 2011, le montant du crédit consenti par la société E, devenue la SAM C, a été porté à 6.000.000 d'euros ;

    • par avenant du 16 septembre 2011, le montant du crédit consenti par la SAM C, a été porté à 7.500.000 euros ;

    • l'ouverture de crédit consentie le 23 décembre 2012 par la SAM B pour ce même montant, afin de rembourser la SAM C a conservé l'échéance du 15 juillet 2015 ;

  • - la valeur vénale du bien immobilier, constituant le principal actif de la SA A et objet des inscriptions hypothécaires garantissant les prêts successifs, a été estimée par experts à 15.300.000 euros le 18 juillet 2011 et 15.400.000 euros le 31 octobre 2012 (pièces en défense n° 6 et 7) ;

  • - dans l'offre de crédit adressée le 19 septembre 2012 par le conseiller de la SAM B à « Monsieur GE. », il était expressément prévu la garantie hypothécaire sur la propriété d'Opio ainsi qu'une « garantie personnelle apportée par le Propriétaire bénéficiaire » et, au titre des « autres conditions » que :

    • « Le Propriétaire bénéficiaire s'engage à entamer, maintenir, développer une relation bancaire privée avec la SAM B SA en transférant dans les livres de la SAM B SA des actifs sans risque de 2 000 000 EUR au minimum et dans un deuxième temps le produit de la vente du bien » (pièce en défense n° 5) ;

  • - dans le formulaire établi par la banque le 8 novembre 2012 et intitulé « Due Diligence Form for Sensitive Clients » (pièce en défense n° 15), il est spécifié en page 9, à la rubrique « autres informations pertinentes » : « Le bien immobilier qui est détenu par la SA A va être vendu. Plusieurs personnes sont déjà intéressées et lorsque la propriété sera vendue, le produit de la vente (15-17 millions d'euros) sera transféré à la SAM B qui gèrera les fonds » ;

  • - par courriers à la SAM B des 30 avril et 7 juillet 2015, maître Léa LACOUR avocat au Barreau de Nice et conseil de la SA A, a confirmé la volonté de son client de vendre le bien immobilier d'Opio, dans les termes suivants (pièces en défense n° 8 et 9) :

    • « Ce courrier est l'occasion de vous confirmer notre détermination à trouver une issue à ce dossier et la volonté de mon client pour la vente de son bien immobilier sis X3 à Opio ».

    • « Nous vous confirmons que nous mettons tout en œuvre pour résoudre au plus vite cette situation. M. GE. est déterminé à vendre le bien immobilier, propriété de la SA A sis X3 à Opio (06650), à un prix inférieur au marché immobilier, afin de rembourser rapidement le crédit octroyé par la SAM B (pièces jointes - mandats immobiliers) ».

Ainsi, il résulte de l'ensemble de ces éléments et de la nature même du crédit litigieux - crédit in fine - que :

  • - l'ouverture de crédit consentie le 23 décembre 2012 par la SAM B à la SA A n'était que la reprise de crédits précédemment accordés par d'autres établissements, et ce dès 2004 ;

  • - elle était destinée au remboursement des créances antérieures et a été accordée dans le but de laisser à l'emprunteuse un délai supplémentaire pour vendre amiablement son bien immobilier dans les meilleures conditions ;

  • - elle a été accordée en considération, non pas des revenus de la société, lesquels étaient absorbés dans leur quasi intégralité par le règlement des intérêts du prêt, mais de la valeur du patrimoine puisque la propriété d'Opio constituant le principal actif de la SA A était estimée à plus de 15.000.000 d'euros ;

  • - la vente de ce bien immobilier avant le terme du crédit était d'évidence une condition déterminante de l'octroi du prêt par la SAM B ;

  • - les deux parties étaient parfaitement d'accord sur ce point.

Le moyen selon lequel la banque n'aurait pas tenu compte de l'absence de capacités d'autofinancement de la SA A est dépourvu de pertinence, s'agissant, non pas d'une société commerciale proprement dite, mais d'une société purement patrimoniale, ne créant pas de valeur, ce que les deux parties contractantes savaient parfaitement.

La SAM B n'étant pas tenue envers la SA A d'un quelconque devoir de mise en garde, eu égard, d'une part, au caractère averti de l'emprunteur et d'autre part, au caractère non excessif du crédit octroyé, sa responsabilité ne saurait valablement être recherchée ni engagée de ce chef.

La société anonyme de droit luxembourgeois A sera en conséquence déboutée de l'intégralité de sa demande.

  • Sur la demande reconventionnelle en dommages-intérêts :

En introduisant la présente instance en responsabilité, alors qu'elle avait souscrit le crédit qu'elle prétend abusif en toute connaissance de cause au vu de tout ce qui précède, et dans le but manifeste de retarder l'issue de la procédure de vente sur saisie - dont elle a vainement sollicité qu'il y soit sursis auprès du Juge de l'exécution immobilière du TGI de Grasse - la société demanderesse a agi avec une mauvaise foi caractérisée et dans une intention dilatoire.

Un tel comportement caractérise un abus dans l'exercice du droit d'agir en justice, qui a causé à la SAM B un préjudice certain, en ce qu'il l'a contrainte à faire valoir sa défense en justice et à exposer des frais y afférents.

Ce préjudice sera justement compensé par l'allocation d'une somme de 10.000 euros à titre de dommages-intérêts.

  • Sur les dépens :

La partie succombante sera condamnée aux entiers dépens de l'instance.

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

LE TRIBUNAL,

Statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort,

Déboute la société anonyme de droit luxembourgeois A de sa demande en paiement de la somme de 7.780.598,62 euros ;

Condamne la société anonyme de droit luxembourgeois A à payer à la SAM B la somme de 10.000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ;

Condamne la société anonyme de droit luxembourgeois A aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de Maître Richard MULLOT, avocat-défenseur, sous sa due affirmation.

Ordonne que lesdits dépens soient provisoirement liquidés sur état par le Greffier en Chef, au vu du tarif applicable ;

Composition🔗

Ainsi jugé par Madame Martine COULET-CASTOLDI, Président, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Madame Françoise DORNIER, Premier Juge, Madame Léa PARIENTI, Juge, qui en ont délibéré conformément à la loi assistées, lors des débats seulement, de Madame Carole FRANCESCHI, Greffier stagiaire ;

Lecture du dispositif de la présente décision a été donnée à l'audience du 8 JUIN 2017, dont la date avait été annoncée lors de la clôture des débats, par Madame Martine COULET-CASTOLDI, Président, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, assistée de Madame Isabel DELLERBA, Greffier, en présence de Monsieur Olivier ZAMPHIROFF, Premier Substitut du Procureur Général, et ce en application des dispositions des articles 15 et 58 de la loi n° 1.398 du 24 juin 2013 relative à l'administration et à l'organisation judiciaires.

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