Tribunal de première instance, 30 septembre 2014, t. g. DE et e. v. DE c/ État de Monaco

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Abstract🔗

Fonctionnement défectueux du service de la justice - Interpellation dans le cadre d'une enquête de flagrance - Arrestation - Absence de poursuites ultérieures - Faute lourde des services de police - Recevabilité de l'action - Droit à la liberté et à la Sûreté - Droit à un recours

Résumé🔗

La demande est fondée sur des fautes commises à l'occasion d'opérations de police judiciaire et basée sur les articles 1229 à 1231 du Code civil relatifs aux délits et quasi-délits. La fonction de police judiciaire touche à la souveraineté de l'État en sorte que les règles du droit privé sont inapplicables à la responsabilité de la puissance publique qui doit obéir à un régime spécifique. Il n'existe pas de texte en droit interne.

Les demanderesses évoquent également au soutien de leur action des conventions internationales, à savoir le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Ces deux textes comportent des mesures directement applicables pour être mises en œuvre dans l'ordre juridique interne des États sans mesures complémentaires d'exécution. Les justiciables doivent être admis à invoquer utilement ces mesures devant les juridictions de chaque État qui sont tenues d'assurer la sanction des droits garantis par ces deux traités.

Compte tenu des dispositions des articles 2, 9 et 14 du Pacte de New-York et 5 de la Convention européenne des droits de l'Homme relatif au droit à la liberté et à la sûreté et à la garantie d'un recours en cas de violation de ce droit ou d'arrestation ou détention arbitraire, c'est à tort qu'il est prétendu que l'État de Monaco est irresponsable en l'absence de dispositions internes dès lors que les normes internationales ci-dessus qui sont d'une valeur supérieure prévoient le contraire. Un projet de loi sur la responsabilité de l'État et les voies de recours le reconnaît dans l'exposé des motifs. La jurisprudence citée est inopérante dès lors que les juridictions monégasques tant de première instance que d'appel ont admis la possibilité d'examiner les violations de droits allégués par les demanderesses au regard des normes internationales. L'action des demanderesses dirigées contre l'État est donc recevable.

Les parties conviennent que la responsabilité de l'État ne peut être engagée qu'en cas de faute lourde qui se définit comme toute déficience caractérisée par un fait ou une série de fait traduisant l'inaptitude du service public à remplir la mission dont il est investi.

L'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques exige que toute personne accusée d'une infraction pénale puisse bénéficier de l'assistance d'un avocat. Toutefois, l'impossibilité pour un accusé privé de liberté d'être assisté d'un avocat ne suffit pas à elle seule à rendre la détention arbitraire. Ce texte ne précise pas à quel stade de la procédure pénale doit intervenir l'avocat. Le droit interne à l'époque des faits était muet sur ce point en sorte que les services de police n'ont pas proposé aux demanderesses l'assistance d'un avocat durant leur garde à vue. Bien que n'ayant pas eu accès à un conseil, les demanderesses ne sont pas auto-incriminées et ont été libérées après moins de 18 heures à l'issue d'une perquisition, sans être poursuivies.

En conséquence, aucune faute lourde n'est caractérisée de ce chef.


Motifs🔗

TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

R.

JUGEMENT DU 30 SEPTEMBRE 2014

En la cause de :

Mme t. g. DE., née le 28 septembre 1969 à SAINT-PETERSBOURG (Russie), de nationalité russe, exerçant la profession de Directrice d'un institut de management, demeurant Rue X, à SAINT-PETERSBOURG (Russie) ;

Mlle e. v. DE., née le 1er février 1982 à SAINT-PETERSBOURG (Russie), de nationalité russe, exerçant la profession de Directrice d'un institut de management, demeurant X, à SAINT-PETERSBOURG (Russie) ;

DEMANDERESSES, ayant élu domicile en l'étude de Maître Didier ESCAUT, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur,

d'une part ;

Contre :

L'ÉTAT DE MONACO, pris en la personne de M. le Directeur des Services Judiciaires, s'agissant du Service Administratif de la Justice, demeurant en cette qualité Palais de Justice, Direction des Services Judiciaires, rue Colonel Bellando de Castro à Monaco, conformément aux dispositions des articles 139 alinéa 2 et 153 du Code de procédure civile, ainsi que l'Arrêté Ministériel n° 76567 du 13 décembre 1976 ;

L'ÉAT DE MONACO, représenté conformément à l'article 139 du Code de procédure civile par M. le Ministre d'Etat et en vertu de l'article 153 du Code de procédure civile à la Direction des Affaires Juridiques, 1 avenue des Castelans à Monaco ;

DÉFENDEURS, ayant élu domicile en l'étude de Maître Evelyne KARCZAG-MENCARELLI, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur,

Mlle t. MA., née le 19 février 1974 à BUSTO ARSIZIO (Italie), de nationalité italienne, demeurant Via X à VINTIMILLE (Italie), vendeuse ;

Mlle e. LA., née le 6 novembre 1950 à NOGARO (Gers), de nationalité française, demeurant « Y », X à Beausoleil (06240), responsable de magasins ;

DÉFENDERESSES, ayant élu domicile en l'étude de Maître Frank MICHEL, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur,

d'autre part ;

LE TRIBUNAL,

Vu l'exploit d'assignation du ministère de Maître Marie-Thérèse ESCAUT-MARQUET, huissier, en date du 3 septembre 2009, enregistré (n° 2010/000130) ;

Vu le jugement avant-dire-droit de ce Tribunal en date du 1er juillet 2010 ayant notamment renvoyé la cause et les parties à l'audience du 7 octobre 2010 ;

Vu le jugement avant-dire-droit de ce Tribunal en date du 29 mars 2012 ayant notamment renvoyé la cause et les parties à l'audience du 18 avril 2012 ;

Vu les conclusions de Maître Evelyne KARCZAG-MENCARELLI, avocat-défenseur, au nom de l'ETAT DE MONACO, en date des 8 novembre 2012, 24 avril 2013 et 15 janvier 2014 ;

Vu les conclusions de Maître Frank MICHEL, avocat-défenseur, au nom d e. LA. et de t. MA., en date des 12 décembre 2012, 19 juin 2013 et 12 mars 2014 ;

Vu les conclusions de Maître Didier ESCAUT, avocat-défenseur, au nom de t. DE. et d e. DE., en date des 13 mars 2013 et 9 octobre 2013 ;

À l'audience publique du 15 mai 2014, les conseils des parties ont été entendus en leurs plaidoiries et le jugement a été mis en délibéré pour être prononcé le 10 juillet 2014 et prorogé au 30 septembre 2014, les parties en ayant été avisées par le Président ;

EXPOSÉ :

Le 21 octobre 2006 à 17 h 50, t. DE. et e. DE. ont fait l'objet d'une interpellation par les services de police dans le cadre d'une enquête de flagrance portant sur des faits de vol de pull-over commis dans un magasin ayant pour vendeuse t. MA. et pour responsable e. LA..

Aucune charge n'ayant été retenue contre elles, elles ont été relâchées le 22 octobre 2006 à 11 heures.

Par acte d'huissier délivré le 3 septembre 2009, t. DE. et e. DE. ont fait assigner l'ÉTAT DE MONACO, t. MA. et e. LA. aux fins d'obtenir leur condamnation solidaire à leur payer à chacune la somme de 150.000 euros de dommages et intérêts.

Il est soutenu que :

  • les conditions de la flagrance, au sens de l'article 250 du Code de procédure pénale, n'étaient pas réunies en ce qu'elles ont été arrêtées sur un simple soupçon, alors même qu'aucun élément litigieux n'avait été retrouvé sur elles ;

  • l'enquête a subi une interruption dans la chaîne des opérations puisqu'elles ont été retenues toute la nuit dans les locaux de la Direction de la Sûreté Publique alors que la perquisition effectuée dans leur chambre d'hôtel le 22 octobre 2006 à 10 h qui s'est avérée infructueuse aurait pu avoir lieu le 21 octobre 2006 avant 9 h ;

  • certaines vérifications ont été omises par les services de police ;

  • t. DE. et e. DE. ont été victimes d'humiliations.

Elles estiment de ce fait que :

  • l'ÉTAT DE MONACO engage sa responsabilité pour fonctionnement défectueux de la justice, en raison des nombreuses fautes lourdes commises par les services de police judiciaire, et ce, par rapprochement avec la jurisprudence française ;

  • elles sont en droit d'obtenir réparation contre lui en application de l'article 5 § 5 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme ;

  • t. MA. doit être tenue pour responsable sur le fondement de l'article 1229 du Code civil en ce que les soupçons de la vendeuse avaient pour seule cause la nationalité russe des demanderesses et étaient infondés de sorte que la dénonciation faite par elle est abusive ;

  • e. LA. engage quant à elle sa responsabilité en application de l'article 1231 du Code civil pour avoir déposé plainte avec une légèreté blâmable.

Par jugement rendu le 1er juillet 2010, le Tribunal a enjoint à t. DE. et e. DE. de verser à titre de caution la somme de 10.000 euros chacune à la Caisse des Dépôts et Consignations.

Par jugement en date du 29 mars 2012, le Tribunal a déclaré t. DE. et e. DE. recevables en leur action.

L'ÉTAT DE MONACO a déposé des écritures les 14 décembre 2012 et 24 avril 2013 puis des conclusions récapitulatives le 15 janvier 2014 aux termes desquelles il :

  • soulève à titre principal l'irrecevabilité des demandes de t. DE. et e. DE. ;

  • sollicite subsidiairement leur débouté et reconventionnellement la condamnation de chacune à lui payer la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts avec affectation de la consignation opérée par elles au paiement des dommages et intérêts et des dépens.

L'ÉTAT DE MONACO fait valoir en premier lieu que :

  • la jurisprudence française évoquée en demande n'est pas pertinente dès lors qu'elle repose sur des dispositions légales édictées en 1972 qui sont inexistantes à Monaco ;

  • avant 1972 le principe en France était l'irresponsabilité de l'ÉTAT français en cas de fonctionnement défectueux de la justice ;

  • à Monaco aucun texte ne prévoit une telle responsabilité (sauf en matière de détention provisoire) ;

  • preuve en est qu'un projet de loi déposé le 7 décembre 2010 évoque la responsabilité de ce chef de l'ÉTAT pour faute lourde ;

  • la jurisprudence monégasque exclut très clairement la responsabilité de l'ÉTAT pour fonctionnement défectueux de la justice en l'absence de dispositions législatives ou réglementaires ;

  • les demanderesses ne peuvent non plus invoquer le Code civil qui est inapplicable à la responsabilité de la puissance publique ;

  • la police judiciaire exerce ses missions dans le cadre du service de la justice et ne peut être envisagée séparément ;

  • aucune faute personnelle n'a été commise par les officiers de police judiciaire ;

  • enfin, la jurisprudence Giry du Conseil d'ÉTAT est inopérante dans la mesure où a été admise la responsabilité de l'ÉTAT en matière d'opération de police judiciaire mais uniquement parce qu'il s'agissait d'indemniser un collaborateur occasionnel du service public ;

  • au vu de l'ensemble de ces éléments, t. DE. et e. DE. sont irrecevables.

Subsidiairement sur le fond, il est indiqué que :

  • les faits sont antérieurs à l'entrée en vigueur de la loi sur la garde à vue ;

  • seul l'article 250 du Code de procédure pénale est applicable de même que l'article 5-1 c de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, dont les dispositions ont été parfaitement respectées ;

  • en effet, la flagrance n'implique nullement l'évidence d'une infraction ou l'imputation de celle-ci à une personne déterminée ;

  • l'apparence ou des soupçons plausibles justifient l'intervention policière et l'arrestation ;

  • c'est le cas en l'espèce au vu notamment de la dénonciation des faits par t. MA., de l'affirmation par la SOCIÉTÉ GÉNÉRALE que le paiement opéré par t. DE. et e. DE. dans le magasin avait été effectué à l'aide d'une carte bancaire d'origine douteuse et frappée d'opposition ;

  • les demanderesses ont accepté que leur audition se déroule en anglais ;

  • le droit interne en vigueur ne prévoyait ni l'assistance d'un avocat, ni la faculté de joindre un Consulat ;

  • t. DE. et e. DE. ont été placées en garde à vue dans l'attente du résultat de l'analyse de leurs passeports et cartes bancaires ainsi que de la perquisition ;

  • elles ont été immédiatement libérées après cette perquisition qui s'est avérée négative ;

  • les services de police ont agi avec diligence et célérité, l'enquête de flagrance n'ayant duré que 17 h 30 ;

  • l'absence d'inculpation et de renvoi en jugement n'implique nullement que la privation de liberté a été fautive ;

  • si par extraordinaire le Tribunal retenait des manquements à l'encontre de la police, aucune faute lourde n'est caractérisée ;

  • t. DE. et e. DE. ne rapportent pas la preuve ni de l'existence ni de l'importance de leur préjudice ;

  • il leur appartient de surcroît de distinguer les conséquences dommageables de chacune des prétendues fautes de sorte qu'il ne saurait y avoir condamnation solidaire des défendeurs.

Reconventionnellement, l'ÉTAT DE MONACO fait valoir que :

  • t. DE. et e. DE. ont saisi la juridiction avec une légèreté blâmable et portent des accusations mensongères mettant en cause l'honneur des services de la police judiciaire ;

  • il a été contraint d'engager des frais pour se défendre.

e. LA. et t. MA. ont les 12 décembre 2012, 19 juin 2013 et 12 mars 2014 déposé des conclusions tendant au débouté de t. DE. et e. DE. et à l'octroi à chacune de 10.000 euros de dommages et intérêts.

Elles contestent leur responsabilité dans la mesure où :

  • il n'y a pas eu dénonciation dirigée contre personne dénommée mais simplement signalement d'un vol dans la boutique ;

  • elles sont de bonne foi, n'ont manifesté aucune intention de nuire et n'ont commis aucune faute ;

  • t. MA. était en droit, conformément à l'article 64 du Code de procédure pénale, de dénoncer immédiatement le vol et était fondée, au regard des circonstances, à faire état de soupçons quant aux personnes susceptibles de l'avoir commis ;

  • les soupçons ont d'ailleurs été confortés par la communication téléphonique avec la SOCIÉTÉ GÉNÉRALE ;

  • e. LA. était tenue, en sa qualité de responsable de la boutique, de déposer plainte en raison du vol commis et à l'exclusion de toute considération sur les personnes en cause ;

  • toutes deux ne sauraient assumer la responsabilité de fautes commises à l'occasion des opérations de police judiciaire et aucun lien de causalité n'est prouvé entre leur comportement et les préjudices allégués ;

  • ces derniers ne sont d'ailleurs établis ni dans leur principe, ni dans leur quantum ;

  • l'employeur n'a pas été mis en cause alors qu'est invoqué l'article 1231 du Code civil.

Enfin, t. MA. et e. LA. prétendent que la procédure est abusive et qu'elles ont de ce fait subi des tracasseries et exposé des frais de représentation en justice.

t. DE. et e. DE. ont les 13 mars 2013, 9 octobre 2013 et 20 janvier 2014 déposé des conclusions en réponse aux termes desquelles elles maintiennent leurs moyens et prétentions.

Après être revenues sur les faits, elles arguent, concernant la position de l'ÉTAT, que :

  • la responsabilité de celui-ci est également recherchée sur la base des articles 1229 à 1231 du Code civil ;

  • leur arrestation et leur garde à vues sont illégales et intervenues en violation des articles 5-1 c), 5-2, 5-3 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme et 2, 9 et 14 du Pacte International relatifs aux Droits civils et politiques adopté à New-York le 16 décembre 1966 ;

  • la jurisprudence monégasque citée par l'ÉTAT DE MONACO concerne uniquement le service public de la justice et pas celui de la police judiciaire ;

  • contrairement à ce qu'il affirme, l'ÉTAT français a été déclaré responsable à raison du service de police judiciaire dès la jurisprudence Giry en 1956 ;

  • la faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'ÉTAT se définit comme toute déficience pour un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public à remplir la mission dont il est investi ;

  • en l'espèce, les opérations ont été menées irrégulièrement par les services de la sûreté publique ;

  • les demanderesses n'auraient pas dû être inquiétées par la police dans la mesure où elles ont été retrouvées sans les pull-overs dans le quart d'heure qui a suivi le signalement de t. MA., ce qui constitue la preuve qu'elles ne pouvaient être les auteurs du vol ;

  • il a été procédé sur elles à des fouilles à corps dégradantes ;

  • malgré leur résultat négatif, elles n'ont pas été mises en liberté ;

  • la perquisition aurait pu être opérée dans leur chambre d'hôtel après 21 h.

S'agissant d e. LA. et t. MA., t. DE. et e. DE. font valoir que :

  • la vendeuse a bien indiqué à la sûreté publique qu'elle suspectait deux personnes de sexe féminin, puis les a reconnues ;

  • la responsable du magasin a repris à son compte les accusations de sa salariée ;

  • la carte bancaire utilisée par les demanderesses dans la boutique était parfaitement valide contrairement à ce qu'il est indiqué.

MOTIFS

Sur la recevabilité de l'action en responsabilité contre l'ÉTAT DE MONACO

t. DE. et e. DE. entendent engager la responsabilité de l'ÉTAT DE MONACO pour fautes commises à l'occasion d'opérations de police judiciaire.

Elles basent leurs demandes de dommages et intérêts sur les articles 1229 à 1231 du Code civil relatifs aux délits et quasi-délits.

La fonction de police judiciaire touche cependant à la souveraineté de l'ÉTAT de sorte que ces dispositions de droit privé sont inapplicables à la responsabilité de la puissance publique qui doit obéir à un régime spécifique.

Il n'existe pas d'autres textes en droit interne.

Néanmoins, t. DE. et e. DE. fondent également leur action sur des conventions internationales.

Elles invoquent le Pacte International relatif aux droits civils et politiques, conclu à New-York le 16 décembre 1966 entré en vigueur à Monaco par Ordonnance Souveraine n° 13.330 du 12 février 1998 ainsi que la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 rendue exécutoire en Principauté par Ordonnance Souveraine n° 4085 du 15 février 2006.

Ces deux textes internationaux comportent des mesures directement applicables pour être mises en œuvre dans l'ordre juridique interne des États sans mesures complémentaires d'exécution.

Les justiciables doivent ainsi être admis à invoquer utilement ces mesures devant les juridictions de chaque état qui sont tenues d'assurer la sanction des droits garantis par les deux traités.

En l'occurrence, t. DE. et e. DE. se prévalent d'une part de :

  • l'article 2 du Pacte de New-York selon lequel les États parties s'engagent à garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le Pacte auraient été violés disposera d'un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles ;

  • son article 9 aux termes duquel « tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne » et ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement ;

  • son article 14 qui dispose que toutes les personnes sont égales entre elles devant la loi, ont droit à un procès équitable et sont présumées innocentes.

L'article 5 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme qu'elles invoquent d'autre part consacre le droit à la liberté et à la sûreté et prévoit au § 5 que toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention arbitraire a droit à réparation.

Dès lors au vu de l'ensemble de ces éléments, c'est à tort qu'il est prétendu que l'ÉTAT DE MONACO est irresponsable en l'absence de dispositions expresses de droit interne dès lors que les normes internationales ci-dessus qui sont d'une valeur supérieure prévoient le contraire.

Par ailleurs, il convient de relever que dans son projet de loi du 2 octobre 2010 portant diverses mesures en matière de responsabilité de l'ÉTAT et de voies de recours, ce dernier reconnaît lui-même dans l'exposé des motifs qu'« une telle irresponsabilité n'est guère admissible dans un ÉTAT de droit tel Monaco tant au regard du principe énoncé par l'article 2 de la Constitution » relatif au respect des libertés et droits fondamentaux que de la Convention Européenne des Droits de l'Homme.

Au surplus, la jurisprudence monégasque citée sur ce point par l'ÉTAT DE MONACO est inopérante dans la mesure où les juridictions tant de première instance que d'appel ont admis la possibilité d'examiner les violations de droits alléguées par les demanderesses au regard de normes internationales.

En conséquence, l'action de t. DE. et e. DE. dirigée contre l'ÉTAT DE MONACO est bel et bien recevable.

Sur le bien-fondé de l'action dirigée contre l'ÉTAT DE MONACO

Il ressort du dossier les faits suivants :

Le 21 octobre 2006, la salle de garde de la Direction de la sûreté publique recevait un message radio du PC opérationnel qui signalait la présence aux abords du Park Palace, avenue de la Costa à Monaco, de deux personnes de sexe féminin suspectées d'un vol de vêtements au préjudice de la boutique LINEA NUOVO ; la vendeuse t. MA. donnant une description précise des deux mises en cause.

À 17h50, celles-ci étaient localisées au carrefour de la Madone puis interpellées avenue Saint-Charles.

Elles étaient identifiées comme étant t. DE. et e. DE. Celles-ci étaient conduites à la boutique LINEA

NUOVO, mises en contact avec la responsable e. LA. et la vendeuse t. MA., cette dernière indiquant que les intéressées étaient venues vers 17h20, avaient effectué un achat à l'aide d'une carte bancaire puis avaient quitté les lieux aux alentours de 17h30.

L'agent de police constatait que les quatre articles manquants signalés par t. MA. et e. LA. n'étaient pas dans les sacs de t. DE. et e. DE.

Il invitait t. MA. à s'assurer de la transaction effectuée et lors d'une communication avec le centre d'appel de la SOCIÉTÉ GÉNÉRALE l'interlocutrice indiquait que la carte bancaire était d'origine douteuse et en opposition.

t. DE. et e. DE. étaient ensuite conduites dans les locaux de la sûreté publique.

À 19h25, t. MA. était auditionnée.

À 19h30 était également entendue e. LA. qui déposait plainte pour vol.

Il était procédé à la fouille à corps d e. DE. à 20h45 et de t. DE. à 21h.

À 21h, débutait l'audition, à l'aide d'un traducteur en anglais, d e. DE. qui déclarait notamment :

  • ne pas être l'auteur du vol des pulls ;

  • détenir une vraie carte bancaire ;

  • prendre acte qu'elle était mise en garde à vue.

À 21h35, t. DE. était entendue avec l'assistance d'un traducteur italien et faisait des déclarations identiques.

À 21h45, celle-ci était examinée par un médecin qui attestait que son état de santé était compatible avec le maintien en garde à vue.

e. DE. refusait quant à elle d'être vue par le médecin.

Les demanderesses étaient ensuite placées en cellule.

Les passeports et cartes de crédit des intéressées étaient examinés par un inspecteur qui concluait dans un rapport du 21 octobre 2006 qu'ils n'apparaissaient pas être falsifiés.

Le lendemain à 10h, une perquisition était effectuée dans les chambres occupées par t. DE. et e. DE. à l'Hôtel de Paris, au cours de laquelle n'était découvert aucun élément suspect.

À 10h45, t. DE. était libérée de même qu e. DE. à 11h.

Les demanderesses déduisent de ces faits diverses violations de leurs droits et fautes commises par la puissance publique.

Les parties conviennent que la responsabilité de l'ÉTAT ne peut être engagée qu'en cas de faute lourde qui se définit comme toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public à remplir la mission dont il est investi.

Il convient d'examiner les différents reproches formulés par t. DE. et e. DE. à l'encontre de l'ÉTAT DE MONACO.

Elles affirment d'abord que les conditions de l'enquête en flagrance n'étaient pas réunies.

Or, et contrairement à ce qu'elles indiquent, il n'est établi aucune violation de l'article 250-2° du Code de procédure pénale qui prévoit qu'il y a flagrant délit lorsqu'il vient de se commettre.

En effet, dès la dénonciation du vol par t. MA. vers 17h, les fonctionnaires de police ont recherché les mises en cause, les ont interpellées à 17h50, amenées dans le magasin lieu du délit puis conduites à la Sûreté Publique.

Le fait qu'elles n'aient pas été trouvées en possession des pulls dérobés ne permet pas de prouver une quelconque faute de la part de l'ÉTAT DE MONACO, dès lors :

  • qu'elles ont été reconnues par la vendeuse qui avait été alertée par leur comportement dans le magasin et qui a signalé qu'elles avaient été ses seules clientes à l'exception d'une habituée ;

  • et spécialement que le centre d'appel téléphonique de la SOCIÉTÉ GÉNÉRALE mentionnait en présence de l'agent de police p. RE que la carte bancaire utilisée par les demanderesses pour effectuer un achat dans le magasin LINEA NUOVO « était d'origine douteuse et en opposition ».

Ainsi, l'état de flagrance se trouvait caractérisé par des indices préalables, objectifs et apparents d'un comportement délictueux révélant l'existence d'infractions.

De ce fait, il y avait bien au sens de l'article 5 § 1 c de la Convention Européenne des Droits de l'Homme des raisons plausibles de soupçonner que t. DE. et e. DE. avaient commis une infraction et justifiant leur arrestation puis leur détention.

En deuxième lieu, t. DE. et e. DE. mettent en cause la fouille à corps opérée sur elles en soulignant son caractère traumatisant.

Si l'opportunité de cette mesure peut faire l'objet d'interrogations et n'appelle aucune explication de la part de l'ÉTAT DE MONACO, il n'empêche qu'une telle mesure n'apparaît en aucun cas et en soi constitutive d'une faute lourde dans le cas d'espèce.

En troisième lieu, t. DE. et e. DE. se plaignent de ne pas avoir pu téléphoner au consulat de Russie.

Une telle possibilité n'était toutefois pas prévue par quelque texte que ce soit.

En quatrième lieu, t. DE. et e. DE. reprochent aux fonctionnaires de police de ne pas avoir eu recours à un interprète en langue russe.

En effet, tant l'article 5 § 2 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme que l'article 14 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques imposent que toute personne arrêtée soit informée dans une langue qu'elle comprend des raisons de son arrestation et de son accusation.

Cependant, e. DE. a déclaré parler et lire la langue anglaise, accepté de faire sa déclaration dans cette langue et a été assistée d'un interprète en langue anglaise lors de son audition.

t. DE. a, quant à elle, accepté de faire sa déclaration en langue italienne et a été assistée d'un interprète en langue italienne.

Le grief articulé sur ce point par les demanderesses contre l'ÉTAT DE MONACO n'est donc pas fondé.

S'agissant du déroulement des opérations de police, il ressort de la chronologie des faits ci-dessus relatés qu'il n'y a eu aucune interruption des mesures d'investigation jusqu'à l'audition des deux mises en cause.

À l'issue de leurs interrogatoires soit respectivement le 21 octobre 2006 à 21h50 et 22h20, t. DE. et e. DE. ont été placées en cellule à la Sûreté Publique puis conduites le lendemain à 10h à l'Hôtel de Paris pour une perquisition de leur chambre et libérées à10h45 et 11h.

Il est indéniable que les policiers auraient pu procéder à une perquisition immédiatement après les auditions des mises en cause puisque l'article 98 du Code de procédure pénale prévoit qu'en cas de flagrance il peut être procédé à une perquisition à domicile après 21h et que l'article 99 du même code dispose quant à lui que les hôtels peuvent être visités pendant la nuit.

Or, les fonctionnaires de police ont choisi de perquisitionner les chambres de t. DE. et e. DE. après la nuit sans qu'il soit fourni aucune justification.

Néanmoins, cette carence ne peut être qualifiée de faute lourde dès lors d'une part que t. DE. et e. DE. ont été relâchées immédiatement après la perquisition infructueuse et d'autre part que leur détention a duré moins de 18 heures, délai qui n'apparaît pas anormalement long compte tenu des opérations de police réalisées.

Enfin, l'article 14 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques et visé par la partie demanderesse exige que toute personne accusée d'une infraction pénale puisse bénéficier de l'assistance d'un avocat.

Toutefois, l'impossibilité pour un accusé privé de liberté d'être assisté d'un avocat ne suffit pas à elle seule à rendre la détention arbitraire.

Par ailleurs, ce texte international ne précise pas à quel stade de la procédure pénale doit pouvoir intervenir l'avocat.

Quant au droit interne à l'époque des faits, il était parfaitement muet sur ce point de sorte que les services de police n'ont pas proposé à t. DE. et e. DE. l'assistance d'un avocat durant leur garde à vue.

Au surplus, les intéressées bien que n'ayant pas eu accès à un conseil ne se sont pas auto-incriminées et comme dit plus haut ont été libérées après moins de 18 heures d'enquête à l'issue de la perquisition, sans être poursuivies

En conséquence, aucune faute lourde n'est caractérisée de ce chef.

Dès lors au vu de l'ensemble de ces éléments, la responsabilité de l'ÉTAT DE MONACO ne peut être engagée et t. DE. et e. DE. doivent être déboutées de leurs demandes de dommages et intérêts dirigées contre lui.

Sur les demandes dirigées contre t. MA. et e. LA.

t. DE. et e. DE. fondent leurs demandes à l'encontre de t. MA. et e. LA. sur l'article 1229 du Code civil aux termes duquel « tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » et sur l'article 1231 relatif à la responsabilité du fait des préposés.

En l'espèce, t. MA. vendeuse au magasin LINEA NUOVO a, le 21 octobre 2006, appelé la Sûreté Publique pour déclarer le vol de 4 pull-overs d'une valeur totale de 3.800 ou 3.900 euros et donné le signalement de deux personnes au comportement suspect.

Lors de son audition quelques heures plus tard, t. MA. a indiqué ce qui suit :

« Aujourd'hui, vers 16 heures, alors que je me trouvais seule dans la boutique, deux femmes y sont entrées, une blonde et une brune. Elles m'ont tout de suite frappée par leur attitude, un peu singulière. En effet, elles se séparaient constamment, et ont demandé à essayer des articles sans même les avoir vraiment regardés. La brune avait de plus un grand sac noté Yves Saint Laurent, qu'elle gardait curieusement sur son bras, au lieu de le tenir normalement en bandoulière, ce qui lui aurait laissé les mains libres.

Je me suis donc un peu méfiée. Elles ont dû rester ainsi un bon quart d'heure, puis elles ont quitté la boutique, sans rien acheter mais me disant qu'elles reviendraient. J'ai en fait eu le sentiment qu'elles agissaient comme si elles attendaient quelqu'un.

Environ 3 quarts d'heure après, elles sont revenues toutes les deux, et j'étais à ce moment occupée avec une autre cliente, que je connaissais déjà, et qui a acheté plusieurs vêtements. Elle était en train de payer.

Toujours méfiante en les voyant revenir, j'ai appelé mon collègue t. GR., qui est dans la boutique voisine.

Elles ont acheté un pull-over d'un montant de 460 euros, que la brune a payé avec une carte de crédit au nom de h. DE., s'agissant d'une MASTERCARD n° …………… Le paiement est passé sans problème.

Alors que je m'occupais de leur détaxe, elles ont eu le temps de s'éloigner toutes les deux quelques instants dans le fond du magasin.

Le paiement effectué, elles sont parties. Je me suis alors tout de suite dirigée vers le fond du magasin, où elles étaient allées, et j'ai constaté que 4 pull-over étaient manquants.

  • un pull noir en astrakan GIANNI VERSACE, qui se trouvait sur un placard ;

  • deux pulls blancs en cachemire GIANNI VERSACE ;

  • un pull rose avec motifs bleus » A & G « ;

Ces 3 derniers pulls étaient pendus, et les 4 étaient dans le même secteur, au fond du magasin. Ces 4 pulls atteignent un prix total de 3.800 ou 3.900 euros.

J'ai alors immédiatement contacté vos services par téléphone, en donnant le signalement des deux femmes, car d'une part, j'avais bien vu ces pulls présents, aujourd'hui même, et d'autre part je n'ai eu que ces trois clientes. Je précise de plus que la 3ecliente, que je connais, ne s'est pas rendue dans la partie de la boutique où étaient les pulls ».

Il n'est aucunement établi en quoi la dénonciation ainsi faite par t. MA. serait abusive et ce alors même que :

  • l'article 64 du Code de procédure pénale édicte que « toute personne ayant acquis la connaissance d'un crime ou d'un délit peut le dénoncer » ;

  • la matérialité du vol n'est pas contestée ;

  • le centre d'appel de la SOCIÉTÉ GÉNÉRALE a déclaré que la carte bleue utilisée était douteuse ;

  • l'allégation selon laquelle les demanderesses seraient victimes de discrimination en raison de leur nationalité russe n'est nullement étayée.

En conséquence, aucune faute n'est caractérisée à l'encontre de t. MA..

S'agissant d e. LA., celle-ci en qualité de responsable du magasin, a simplement rapporté les propos tenus par sa vendeuse et déposé plainte « contre inconnu » selon ses propres termes.

Il ne peut donc lui être fait aucun reproche.

En conséquence, les prétentions dirigées par t. DE. et e. DE. contre t. MA. et e. LA. ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les demandes reconventionnelles en dommages et intérêts

L'exercice d'une action en justice est un droit qui ne dégénère en abus que s'il constitue un acte de malice ou de mauvaise foi ou s'il s'agit d'une erreur grave.

Un tel abus n'est nullement caractérisé en l'espèce s'agissant de l'action intentée contre l'ÉTAT DE

MONACO.

En revanche, t. DE. et e. DE. ne pouvaient valablement croire au succès de leurs prétentions dirigées à l'encontre de t. MA. et e. LA. et ont ainsi agi avec une légèreté blâmable.

Il sera donc octroyé à ces dernières la somme de 2.500 euros chacune à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive.

Sur les dépens

Les dépens suivront la succombance.

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

LE TRIBUNAL,

Statuant publiquement par jugement contradictoire et en premier ressort,

Déclare recevable mais mal fondée l'action dirigée par t. DE. et e. DE. contre l'ÉTAT DE MONACO.

Déboute t. DE. et e. DE. de leurs prétentions contre t. MA. et e. LA.

Rejette la demande de dommages et intérêts formée par l'ÉTAT DE MONACO.

Condamne in solidum t. DE. et e. DE. à payer à t. MA. la somme de 2.500 euros à titre de dommages et intérêts.

Condamne in solidum t. DE. et e. DE. à payer à e. LA. la somme de 2.500 euros à titre de dommages et intérêts.

Condamne in solidum t. DE. et e. DE. aux dépens distraits au profit de Maître Evelyne KARCZAG-MENCARELLI et Maître Frank MICHEL, avocats-défenseurs, sous leur due affirmation, chacun en ce qui le concerne.

Ordonne que lesdits dépens seront provisoirement liquidés sur état par le greffier en chef, au vu du tarif applicable.

Composition🔗

Ainsi jugé par Madame Michèle HUMBERT, Premier Juge chargé des fonctions de Vice-Président, Monsieur Sébastien BIANCHERI, Premier Juge, Madame Sophie LEONARDI, Juge, qui en ont délibéré conformément à la loi assistés, lors des débats seulement, de Madame Isabelle TAILLEPIED, Greffier ;

Lecture du dispositif de la présente décision a été donnée à l'audience du 30 SEPTEMBRE 2014, dont la date avait été annoncée lors de la clôture des débats, par Madame Michèle HUMBERT, Premier Juge chargé des fonctions de Vice-Président, assistée de Madame Isabelle TAILLEPIED, Greffier, en présence de Mademoiselle Cyrielle COLLE, Substitut du Procureur Général, et ce en application des dispositions des articles 15 et 58 de la loi n° 1.398 du 24 juin 2013 relative à l'administration et à l'organisation judiciaires.

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