Tribunal de première instance, 16 septembre 2014, SARL « A » c/ La Société « B » et la Société « C »

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Abstract🔗

Ordre public – Motivation, nécessité (oui)

Procédure civile - Exequatur (non)

Résumé🔗

À défaut de convention sur la reconnaissance mutuelle des jugements, la demande d'exequatur est régie par les articles 473 et suivants du Code de procédure civile. L'article 199 du même Code prévoit notamment qu'une décision de justice doit notamment comporter « les motifs de la décision pour chaque chef de la demande ».

La SARL « A » sollicite l'exequatur du jugement de la Haute Cour de Justice de Londres du 16 septembre 2010 qui condamne à paiement les deux sociétés défenderesses pour un prêt non remboursé. Pour pouvoir être conforme à l'ordre public international monégasque la décision à l'origine de la demande d'exequatur doit revêtir un certain nombre de garanties procédurales. Si effectivement le jugement a été rendu conformément à la loi anglaise, le Procureur général soutient que le jugement du 16 septembre 2010 n'est pas motivé et que la retranscription des débats ne peut combler cette absence. Ainsi, considérant qu'à aucun moment le juge n'explique ce qui l'a conduit à sa décision, sachant qu'il a confié aux parties le soin de rédiger les ordonnances et qu'il s'est contenté de les parapher, le Tribunal déboute la société « A » de sa demande d'exequatur.


Motifs🔗

TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE

JUGEMENT DU 16 SEPTEMBRE 2014

  • La Société à Responsabilité Limitée dénommée « A », inscrite au Registre des Sociétés de l'État du Delaware (U. S. A.), sous le n° 4477153, dont le siège social est sis X1, Delaware 19808 (U. S. A.), agissant poursuites et diligences de son gérant (manager) en exercice, M. CR., y demeurant en cette qualité,

DEMANDEUR, ayant élu domicile en l'étude de Maître Arnaud ZABALDANO, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur,

d'une part ;

Contre :

  • La société dénommée « B. », immatriculée au Registre du Commerce de Genève sous le n° X, dont le siège est sis X2 - 1201 GENEVE (Suisse), en liquidation, prise en la personne de son liquidateur, M. a. CH. de l'Office des faillites, demeurant X - 12227 CAROUGE (Suisse),

  • La société « C », immatriculée au Panama, dont le siège social est sis au Panama, X3, prise en la personne de son Administrateur en exercice, demeurant en cette qualité audit siège,

DÉFENDERESSES, NON COMPARANTES,

d'autre part ;

LE TRIBUNAL,

Vu l'exploit d'assignation du ministère de Maître Marie-Thérèse ESCAUT-MARQUET, huissier, en date du 28 mars 2013, enregistré (n° 2013/000595) ;

Vu le jugement de réassignation subséquent et l'attestation du Greffe relative à ce jugement, en date du 3 octobre 2013 ;

Vu l'exploit de réassignation, du ministère de Maître Marie-Thérèse ESCAUT-MARQUET, huissier, en date du 15 octobre 2013, enregistré ;

Vu les conclusions du Ministère public en date du 31 janvier 2014 ;

Vu les conclusions de Maître Arnaud ZABALDANO, avocat-défenseur, au nom de la SARL « A », en date du 8 mai 2014 ;

À l'audience publique du 12 juin 2014, le conseil de la SARL « A » a été entendu en sa plaidoirie, nul n'ayant comparu pour les sociétés « B » et « C », le Ministère public en ses observations et le jugement a été mis en délibéré pour être prononcé ce jour 16 septembre 2014 ;

PROCÉDURE :

Par assignation du 28 mars 2013 et nouvelle assignation du 15 octobre 2013, la SARL « A » sollicite l'exequatur du jugement de la Haute Cour de Justice de Londres au 16 septembre 2010 et condamnation à paiement.

MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :

La SARL « A »,

expose :

  • - qu'elle a, le 31 juillet 2009, prêté à la société « B », la somme de 12.000.000 euros garantie à première demande par la société « C » ;

  • - que par jugement de la Cour Commerciale de la Haute Cour de Londres, signifié le 20 septembre 2010, les défenderesses ont été condamnées à lui payer les sommes dues, outre les frais de justice ;

fait valoir :

- sur la réciprocité :

  • qu'elle produit un avis de droit du 6 décembre 2012 qui confirme le principe de réciprocité si le jugement étranger a été rendu par un Tribunal compétent, obtenu par des moyens légaux et si son exécution n'est pas contraire à l'ordre public anglais ;

  • que cet avis est compété par Maître REFFIN le 15 avril 2014 avec un extrait de l'ouvrage de la référence en la matière et par celui d'une avocat anglais spécialisé en droit international privé, Maître MORGAN, lequel n'est pas intervenu aux intérêts de la demanderesse ;

- sur les articles 473 et suivants du Code de procédure civile :

  • que le jugement est régulier en la forme ;

  • qu'il a été rendu par la juridiction compétente en vertu de la loi anglaise ;

  • que les défenderesses ont été régulièrement citées et mises à même de se défendre ; qu'elles ont comparu et n'ont pas déposé de conclusions écrites ;

  • que le jugement est passé en force de chose jugée et qu'il est exécutoire ;

  • qu'il ne contient rien de contraire à l'ordre public :

    • - qu'en effet les débats des audiences ayant précédé le prononcé des ordonnances non exécutées, viennent préciser la motivation de la décision finale rendue le 16 septembre 2010 ;

    • - que les défendeurs savaient clairement pourquoi la décision était prononcée et que le jugement exprime donc clairement les motifs de la décision ;

    • - qu'en tout état de cause, l'absence de motivation d'une décision peut être palliée par des équivalents destinés à s'assurer qu'il n'y a pas eu violation du principe du contradictoire ;

    • - que les garanties inhérentes à un procès équitable ont été respectées ;

    • qu'une expédition authentique est produite et que le règlement a été régulièrement signifié ;

conclut :

- à l'exequatur du jugement de la Haute Cour de Londres du 16 septembre 2010 ;

- à la condamnation :

  • de la société « B » au paiement de la somme de 12.903.095,76 € (ou son équivalent en livres sterling au moment du paiement) se décomposant comme suit :

    • 12.000.000,00 € en principal ;

    • les intérêts courants au taux annuel de 4,5 % du 31 juillet 2009 au 31 décembre 2010, au taux annuel de 3,5 % du 16 janvier 2010 au 28 janvier 2010 et au taux annuel de 8,5 % du 29 janvier 2010 au jour du jugement ;

  • de la société « C » au paiement des sommes suivantes :

    • 12.962.213,02 € (ou son équivalent en livres sterling au moment du paiement) se décomposant de la manière suivante :

    • 12.260.356,16 € en principal,

    • 635.829,35 € à titre d'intérêts courant au taux annuel de 8,5 % à compter du 30 janvier jusqu'au jour du jugement,

    • 48.027,51 € à titre de frais, conformément à la clause 4 de la garantie ;

    • 46.800 GPB à titre de frais, conformément à la clause 4 de la garantie ;

    • des sociétés « B » et C au paiement des frais de justice engagés par la concluante par-devant les juridictions anglaises qui s'élèvent à 108.615,92 £.

M. le PROCUREUR GÉNÉRAL,

fait valoir :

  • - qu'à défaut de convention conclue avec la Grande-Bretagne la demande d'exequatur est régie par les articles 473 et suivants du Code de procédure civile ;

  • - qu'à considérer que la réciprocité soit admise comme l'indique l'avis de droit produit, il a été rédigé par l'avocat de la demanderesse, non corroboré par un texte ou une décision jurisprudentielle ;

  • - que le jugement du 16 septembre 2010 n'est pas motivé et que la retranscription des débats ne peut combler cette absence alors qu'à aucun moment le juge n'explique ce qui l'a conduit à sa décision, étant relevé qu'il a confié aux parties le soin de rédiger les ordonnances et qu'il s'est contenté de les parapher ;

  • - que les prétentions de la demanderesse ont été âprement discutées par les défenderesses qui n'ont jamais reconnu devoir les sommes réclamées ;

  • - que la décision est contraire à l'ordre public monégasque qui impose une motivation suffisante pour permettre aux parties de les comprendre et le cas échéant d'exercer une voie de recours, même si dans ce domaine, il s'agit d'un ordre public atténué ;

s'oppose à la demande présentée.

L'exploit d'assignation a été remis à M. a. CH. en sa qualité de liquidateur de la société « B ».

La société « C » a bien reçu l'acte pour avoir signé la lettre recommandée qui lui a été adressée par l'huissier.

Ces deux sociétés n'ont pas constitué avocat.

SUR QUOI LE TRIBUNAL,

Par jugement rendu par un magistrat de la Haute Cour de justice de Londres Division du Banc de la Reine - Cour Commerciale, il a été ordonné, au bénéfice de la société A :

  • - à la société « B » de lui payer la somme de 12.903.095,76 € en principal et intérêts arrêtés à la date de l'ordonnance ;

  • - à la société « C », de lui payer la somme de 12.962.213,02 € en principal, intérêts outre la somme de 48.027,51 € ;

  • - aux deux défenderesses de payer les frais engagés par la demanderesse « et qui devront faire l'objet d'une évaluation détaillée ».

Il n'existe pas de convention conclue entre la Principauté de Monaco et la Grande-Bretagne relative à la reconnaissance mutuelle des jugements.

Il résulte des avis de droit concordants produits au dossier, qu'en vertu de la common law la décision définitive d'une juridiction d'un pays étranger est exécutoire devant les juridictions anglaises si :

  • - la juridiction étrangère était compétente ;

  • - la décision n'a pas été obtenue en violation de la justice naturelle ou au moyen d'une fraude ;

  • - son exécution n'est pas contraire à l'ordre public anglais.

La réciprocité est donc admise et la demande d'exequatur est donc soumise à l'article 473 du Code de procédure civile ; il n'y a pas lieu de procéder à l'examen au fond de l'affaire, le Tribunal devant se borner à examiner :

  • « 1) si le jugement est régulier en la forme,

  • 2) s'il émane d'une juridiction compétente d'après la loi locale sans qu'il y ait opposition avec la loi monégasque,

  • 3) si les parties ont été régulièrement citées et mises à même de se défendre,

  • 4) si le jugement est passé en force de chose jugée et s'il est exécutoire dans le pays où il est intervenu ;

  • 5) s'il ne contient rien de contraire à l'ordre public. »

Les documents exigés par l'article 475 du Code de procédure civile sont tous produits.

Il n'est pas discuté par le ministère public que les conditions prévues par l'article 473 susvisé sont remplies pour les paragraphes 1 à 4.

La contrariété à l'ordre public monégasque est opposée à la demande.

L'article 199 du Code de procédure civile impose qu'une décision de justice contient notamment :

  • « - l'objet de la demande et l'exposé des moyens des parties,

  • - l'exposé sommaire du déroulement de la procédure,

  • - les motifs de la décision pour chaque chef de la demande. »

La décision litigieuse contient :

  • - la référence :

    • à une précédente ordonnance du 15 septembre 2010 non respectée par les sociétés défenderesses ;

    • à une version modifiée des conclusions détaillées de la demande et des frais de l'action en justice ;

  • - le constat de non-respect de ladite ordonnance ;

  • - la condamnation à paiement avec l'indication du montant en principal et intérêts avec le montant de leurs taux.

Les conclusions ne sont pas produites ; cette décision ne contient ni un exposé des faits et prétentions des parties, ni la moindre motivation fondant la condamnation à paiement.

Les sociétés défenderesses ont été à même de se défendre lors des audiences qui se sont tenues pour entendre l'affaire.

La production de la retranscription des échanges intervenus devant les juges successifs ne permet pas de pallier cette absence totale de motivation même dans le cadre d'un ordre public atténué tel que retenu en matière d'exequatur.

Cette absence de motivation est contraire aux règles fondamentales du procès et à l'ordre public monégasque pour violation des dispositions du titre VI du Code de procédure civile.

La demande présentée sera rejetée et les dépens seront mis à la charge de la demanderesse qui succombe.

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

LE TRIBUNAL,

statuant publiquement, par jugement réputé contradictoire et en premier ressort,

Dit que la décision rendue par la High Court of Justice de Londres - Queens Bench Division - Commercial Court du 16 septembre 2010 est contraire à l'ordre public international de la Principauté de Monaco pour ne pas être motivée ;

Déboute la société « A » de sa demande d'exequatur ;

Condamne la société « A » aux dépens de l'instance ;

Composition🔗

Ainsi jugé par Madame Michèle HUMBERT, Premier Juge chargé des fonctions de Vice-Président, Madame Patricia HOARAU, Premier Juge, Mademoiselle Alexia BRIANTI, Magistrat référendaire, qui en ont délibéré conformément à la loi assistées, lors des débats seulement, de Madame Isabelle TAILLEPIED, Greffier ;

Lecture du dispositif de la présente décision a été donnée à l'audience du 16 septembre 2014, dont la date avait été annoncée lors de la clôture des débats, par Madame Michèle HUMBERT, Premier Juge chargé des fonctions de Vice-Président, assistée de Madame Isabelle TAILLEPIED, Greffier, en présence de Madame Aline BROUSSE, Magistrat référendaire faisant fonction de Substitut du Procureur Général, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, et ce en application des dispositions des articles 15 et 58 de la loi n° 1.398 du 18 juin 2013 relative à l'administration et à l'organisation judiciaires.

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