Tribunal de première instance, 5 décembre 2002, A c/ B. et F.

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Abstract🔗

Sociétés commerciales

Société anonyme - Administrateur - Exécution d'une délibération, dans les limites du mandat social - Absence de responsabilité personnelle

Responsabilité de la puissance publique

Responsabilité personnelle de l'agent public : loi n° 983 du 26 mai 1976, art. 2 et 3 - Condition : faute personnelle, définie soit comme une faute dépourvue de tout lien avec le service, soit détachable du service par son anormale gravité - Autorisation préalable du Prince après avis du conseil de l'État, pour exercer l'action en responsabilité

Résumé🔗

Agent contractuel à l'organisme d'État dénommé Office des Téléphones de Monaco, J.-Ch. A. a été recruté en tant que directeur général par la société anonyme monégasque Monaco-Téléport, dont le président du conseil d'administration était B.F., par ailleurs Conseiller de Gouvernement pour les Travaux Publics et les Affaires Sociales, et l'administrateur délégué L.B. ;

Sa nomination a été constatée dans une délibération du conseil d'administration en date du 22 juin 1994 qui énonçait notamment :

- qu'il bénéficiait d'un contrat à durée déterminée d'un an courant à compter du 1er juin 1994 et renouvelable,

- que ce contrat devait prévoir une « clause de sortie » ainsi présentée : « en cas de cessation du contrat à son terme, l'organisme d'origine s'engagera à réembaucher, aux conditions antérieures, le Directeur Général dont le contrat de travail n'aura pas été renouvelé. Une lettre d'engagement comportant les dispositions qui précèdent sera adressée par l'Administrateur Délégué aux Directeurs Généraux » ;

Divers courriers évoquaient encore ce contrat :

- L.B., prenant la qualité d'administrateur délégué de la société, écrivait le 28 juin 1994 à J.-Ch. A. : « en cas de non-renouvellement du contrat à son terme, votre organisme d'accueil s'engagera à vous réembaucher » ;

- Le 12 août 1994 B.F., en qualité de Conseiller de Gouvernement et sur un papier à en-tête du Ministère d'État, s'étonnait auprès de J.-Ch. A. de difficultés tenant à la prise en charge de son salaire par son nouvel employeur et affirmait qu'il entendait que la décision du Conseil d'Administration « reçoive sa pleine et entière application sans contestation » ;

J.-Ch. A. a en conséquence démissionné de son emploi de chef de centre à l'Office des Téléphones ; cette démission a été constatée le 29 août 1994 par la Direction de la Fonction Publique et des Ressources Humaines, avec effet au 1er juin précédent ;

La société Monaco-Téléport ayant ultérieurement cessé ses activités, J.-Ch. A. a sollicité sa réaffectation dans l'administration qui lui a été refusée le 15 octobre 1997 par le Ministre d'État ;

Le 28 mai 1998, le Tribunal Suprême a rejeté la requête par laquelle J.-Ch. A. contestait cette décision, au motif que le Ministre d'État était bien fondé à soutenir que la clause de réembauche était inopposable à l'État, qui n'était pas partie au contrat de travail ;

Par exploit susvisé le 18 octobre 1999, J.-Ch. A. faisait assigner L.B. et B.F. et demandait au Tribunal de Première Instance :

- de dire qu'ils étaient responsables du préjudice moral et matériel subi par lui du fait de sa perte d'emploi ;

- de les condamner in solidum au paiement des sommes suivantes ;

• 902 736 francs correspondant à une perte de salaires sur 36 mois ;

• 200 000 francs en réparation du préjudice moral et matériel constitué par les démarches et procédures rendues nécessaires par la perte d'emploi ;

J.-Ch. A. reproche à B.F. des faits à l'occasion desquels il aurait tantôt agi comme président du conseil d'administration de la société Monaco-Téléport, tantôt pris la qualité de Conseiller de Gouvernement ;

A. Sur la qualité de président du conseil d'administration

Les motifs qui viennent d'être retenus à l'égard de L.B. doivent également s'appliquer à B.F. en tant qu'il aurait agi comme président du conseil d'administration de la société Monaco-Téléport ;

Sa responsabilité ne peut donc être engagée ni par le fait qu'il a procédé à l'embauche de J.-Ch. A., conformément à la délibération du conseil, ni par la circonstance que la clause de réembauchage est restée lettre morte ;

B. Sur la qualité de Conseiller de Gouvernement

Le courrier rédigé le 12 août 1994 par B.F., sous l'en-tête du Département des Travaux Publics et des Affaires Sociales, n'était que la réponse à une lettre recommandée du 1er août précédent par laquelle J.-Ch. A., se présentant comme « directeur », se plaignait au Directeur de la Fonction Publique du fait qu'il n'avait perçu pour le mois de juillet 1994 ni traitement de l'État, ni salaire de la société Monaco-Téléport ;

B.F. lui indiquait en substance qu'il devait être pris en charge par la société Monaco-Téléport à compter du 1er juin 1994 et qu'il lui appartenait en tant que directeur de « veiller avec diligence à l'exécution de cette décision du conseil », notamment en démissionnant de la fonction publique ; il ajoutait que cette décision devait recevoir « sa pleine et entière application sans contestation » ;

Tant la forme que la teneur de cet écrit montrent que B.F. s'exprimait ainsi en sa qualité de Conseiller de Gouvernement ;

En effet, il entendait essentiellement régler une difficulté relative à la rémunération d'une personne se prétendant agent de l'État ; cette question l'a amené à aborder la façon dont la société Monaco-Téléport allait prendre la succession de l'État à la suite de l'embauche de J.-Ch. A. en tant que directeur ;

L'application de la délibération du conseil d'administration intéressait certes B.F. à la fois comme Conseiller de Gouvernement et comme président de Monaco-Téléport ; même en cette dernière qualité, il n'agissait pas hors de ses fonctions gouvernementales alors qu'il est clair que la société Monaco-Téléport, en dépit de sa forme commerciale, était très étroitement liée à l'État ; J.-Ch. A. admet lui-même dans son exploit introductif d'instance que son activité devait compléter celle de l'Office public des Téléphones ; ce lien est encore révélé par le fait que le conseil d'administration du 22 juin 1994 a été tenu dans les locaux du Ministère d'État ;

Le Tribunal Suprême, dans sa décision du 28 mai 1998, s'est borné à constater que le contrat d'embauche de J.-Ch. A. n'était pas opposable à l'État qui n'y était pas partie ; cette appréciation, fondée sur la seule règle de l'effet relatif des contrats, est sans incidence sur la qualité prise par B.F. dans la lettre du 12 août 1994, non examinée par le Tribunal Suprême ;

Il ressort des articles 2 et 3 de la loi n° 983 du 26 mai 1976 qu'un agent public ne peut être déclaré civilement responsable envers les tiers qu'en raison de sa faute personnelle, définie soit comme une faute dépourvue de tout lien avec le service, soit comme une faute qui, bien que non dépourvue de lien avec le service, s'en détache par son anormale gravité, par l'intention de nuire ou par l'intérêt personnel dont elle procède ;

En outre, s'agissant de la responsabilité civile des membres du Gouvernement en raison d'une faute personnelle non dépourvue de lien avec ses fonctions, l'article 7 de la même loi ne permet d'agir contre eux que sur l'autorisation préalable du Prince après avis du Conseil d'État ;

La lettre du 12 août 1994 était pour le moins liée aux fonctions de Conseiller de Gouvernement exercées par B.F. ; l'autorisation du Prince est donc nécessaire pour mettre en cause sa responsabilité en raison d'une faute susceptible d'être constituée par la teneur de ce courrier ;

L'autorisation princière n'a pas été sollicitée ; J.-Ch. A. est donc irrecevable à agir sur le fondement d'une telle faute ;


Motifs🔗

Le Tribunal,

Considération les faits suivants :

Agent contractuel à l'organisme d'État dénommé Office des Téléphones de Monaco, J.-C. A. a été recruté en tant que directeur général par la société anonyme monégasque Monaco-Téléport, dont le président du conseil d'administration était B. F., par ailleurs Conseiller de Gouvernement pour les Travaux Publics et les Affaires Sociales, et l'administrateur délégué L. B. ;

Sa nomination a été constatée dans une délibération du conseil d'administration en date du 22 juin 1994 qui énonçait notamment :

  • qu'il bénéficiait d'un contrat à durée déterminée d'un an courant à compter du 1er juin 1994 et renouvelable,

  • que ce contrat devait prévoir une « clause de sortie » ainsi présentée : « en cas de cessation du contrat à son terme, l'organisme d'origine s'engagera à réembaucher, aux conditions antérieures, le Directeur Général dont le contrat de travail n'aura pas été renouvelé. Une lettre d'engagement comportant les dispositions qui précèdent sera adressée par l'Administrateur Délégué aux Directeurs Généraux » ;

Divers courriers évoquaient encore ce contrat :

  • L. B., prenant la qualité d'administrateur délégué de la société, écrivait le 28 juin 1994 à J.-C. A. : « en cas de non-renouvellement du contrat à son terme, votre organisme d'accueil s'engagera à vous réembaucher » ;

  • le 12 août 1994 B. F., en qualité de Conseiller de Gouvernement et sur un papier à en-tête du Ministère d'État, s'étonnait auprès de J.-C. A. de difficultés tenant à la prise en charge de son salaire par son nouvel employeur et affirmait qu'il entendait que la décision du Conseil d'Administration « reçoive sa pleine et entière application sans contestation » ;

J.-C. A. a en conséquence démissionné de son emploi de chef de centre à l'Office des Téléphones ; cette démission a été constatée le 29 août 1994 par la Direction de la Fonction Publique et des Ressources Humaines, avec effet au 1er juin précédent ;

La société Monaco-Téléport ayant ultérieurement cessé ses activités, J.-C. A. a sollicité sa réaffectation dans l'administration qui lui a été refusée le 15 octobre 1997 par le Ministre d'État ;

Le 28 mai 1998, le Tribunal Suprême a rejeté la requête par laquelle J.-C. A. contestait cette décision, au motif que le Ministre d'État était bien fondé à soutenir que la clause de réembauche était inopposable à l'État, qui n'était pas partie au contrat de travail ;

Par l'exploit susvisé du 18 octobre 1999, J.-C. A. faisait assigner L. B. et B. F. et demandait au Tribunal de Première Instance :

  • de dire qu'ils étaient responsables du préjudice moral et matériel subi par lui du fait de sa perte d'emploi ;

  • de les condamner in solidum au paiement des sommes suivantes :

  • 902 736 francs correspondant à une perte de salaires sur 36 mois ;

  • 200 000 francs en réparation du préjudice moral et matériel constitué par les démarches et procédures rendues nécessaires par la perte d'emploi ;

Il soutenait ces demandes dans ses conclusions des 15 novembre 2000 et 30 mai 2001 ;

L. B. et B. F. concluaient ensemble les 29 juin 2000, 21 février 2001 et 14 novembre 2001 pour s'opposer à ces prétentions et solliciter à titre reconventionnel la condamnation de leur adversaire à leur payer à chacun une indemnité de 100 000 francs destinée à réparer « le préjudice considérable subi par chacun d'eux du fait de l'atteinte à leur réputation, consécutive à la présente instance et des faits y relatés » ;

Statuant avant dire droit au fond le 13 juin 2002, le Tribunal a ordonné la réouverture des débats et a invité les parties à s'expliquer, en ce qui concerne la recevabilité de l'action dirigée contre B. F., sur les dispositions de la loi n° 983 du 26 mai 1976 relative à la responsabilité des agents publics, notamment son article 7 ;

Les parties ont respectivement conclu sur ce point les 15 juillet et 24 octobre 2002 ;

B. F. a soulevé l'irrecevabilité des demandes présentées contre lui ;

Le débat résultant de l'ensemble des écritures soumises au Tribunal peut être ainsi résumé :

J.-C. A. reproche à ses adversaires :

  • à tous deux, de lui avoir tenu des affirmations erronées dans les courriers ci-dessus cités, de l'avoir ainsi convaincu de l'efficience d'une clause en réalité dépourvue d'effet et de l'avoir déterminé, sur la base d'une sécurité juridique inexistante, à démissionner de ses fonctions précédentes ;

  • plus particulièrement à L. B., de ne pas s'être assuré de l'efficacité de la clause de réembauche et de ne pas avoir exécuté la délibération du conseil d'administration tout en lui assurant que le bénéfice de la clause lui était acquis ;

  • plus particulièrement à B. F., de s'être exprimé le 12 août 1994 « ès qualité de Conseiller de Gouvernement » et de lui avoir ainsi fait légitimement croire que la clause de réembauche était acceptée par l'Administration ;

Il voit dans le comportement de B. F. une « faute privée » : avoir fait croire qu'il s'exprimait en tant que fonctionnaire public alors qu'en réalité « ce n'était pas un représentant de l'Administration qui engageait celle-ci » ; invoquant la décision du Tribunal Suprême, il soutient que cette faute personnelle est dépourvue d'un quelconque lien avec le service ;

Il précise que son organisme d'origine est non l'Office des Téléphones, mais la Direction de la Fonction Publique ;

Il présente son préjudice comme la perte du bénéfice de la clause ; il calcule sa perte de salaire à partir de son dernier salaire mensuel à l'Office des Téléphones, soit 25 075 francs, à appliquer à la durée de trois ans renouvelable, soit 36 mois, prévue par son précédent contrat avec cet Office ;

Il affirme que ses adversaires sont justiciables comme tout citoyen des juridictions de droit commun et qu'il n'a jamais entendu mettre en cause leur honorabilité ou leur respectabilité ;

Les défendeurs répondent :

  • que la clause de réembauche ne peut être invoquée que contre l'employeur d'origine, l'Office des Téléphones, qui a d'ailleurs disparu depuis ;

  • que la clause ne peut de toute façon pas recevoir application alors que le contrat, loin d'être arrivé à son terme, a été rompu en raison de la liquidation de la société ;

  • que L. B. n'a agi qu'au nom et pour le compte de la société, qu'il n'a pas outrepassé le cadre de la mission impartie par le conseil d'administration de sorte qu'il n'a pas commis de faute séparable de ses fonctions et que sa responsabilité personnelle ne saurait être recherchée ;

  • que la lettre de B. F. ne concernait que les difficultés relatives au salaire et aux prestations médicales ;

  • que J.-C. A. se contredit lui-même à ce sujet puisque, dans son exploit introductif d'instance, il visait bien B. F. en sa qualité de Conseiller de Gouvernement, ayant agi pour le compte de l'Administration ;

  • qu'il ne résulte nullement de la décision du Tribunal Suprême que B. F. aurait agi à titre privé et que d'ailleurs une « faute de nature privée » ne serait pas nécessairement dépourvue de lien avec les fonctions d'un employé de l'État ;

  • que B. F. n'a pas non plus outrepassé ses pouvoirs de président du conseil d'administration et ne peut être personnellement responsable ;

  • que la condition déterminante de ses nouvelles fonctions par J.-C. A. était non la clause de réembauche, mais la perspective de réaliser ses ambitions professionnelles et financières ;

Sur quoi :

I. Sur la demande visant L. B. :

Attendu que la responsabilité de L. B. est recherchée à raison de sa qualité d'administrateur délégué de la société Monaco Téléport ;

Attendu qu'il résulte de l'article 39 du Code de commerce que les administrateurs d'une société anonyme ne sont responsables que de l'exécution du mandat qu'ils ont reçu et qu'ils ne contractent, à raison de leur gestion, aucune obligation personnelle ni solidaire relativement aux engagements de la société ; que ces règles reçoivent cependant exception lorsque les administrateurs se rendent personnellement coupables d'infractions pénales ou d'une faute séparable de leurs fonctions ;

Attendu que la promesse d'assurer la réembauche de J.-C. A. par son administration d'origine, en cas de cessation de ses fonctions, résulte de la délibération prise le 22 juin 1994 par le conseil d'administration de la société Monaco-Téléport qui le nommait dans les fonctions de directeur général ; que l'engagement ainsi contracté ne pèse donc que sur cette société ;

Attendu que L. B., dans ses rapports avec J.-C. A., n'a fait qu'agir pour l'exécution de cette délibération, sans sortir à aucun moment des limites de son mandat social ; qu'il s'est borné, dans son courrier du 28 juin 1994, à rappeler la décision de la société, sans ajouter aucun engagement de nature personnelle ;

Attendu que le fait que la clause de réembauchage soit finalement demeurée inexécutée ne peut davantage lui être personnellement imputé ;

Attendu qu'il n'est pas allégué qu'il ait agi de manière frauduleuse ou contraire à la loi pénale ;

Attendu que sa responsabilité ne saurait donc se substituer à celle de la société Monaco-Téléport et qu'il convient en conséquence de rejeter la demande formée contre lui ;

II. Sur la demande visant B. F. :

Attendu que J.-C. A. reproche à B. F. des faits à l'occasion desquels il aurait tantôt agi comme président du conseil d'administration de la société Monaco-Téléport, tantôt pris la qualité de Conseiller de Gouvernement ;

A. Sur la qualité de président du conseil d'administration :

Attendu que les motifs qui viennent d'être retenus à l'égard de L. B. doivent également s'appliquer à B. F. en tant qu'il aurait agi comme président du conseil d'administration de la société Monaco-Téléport ;

Attendu que sa responsabilité ne peut donc être engagée ni par le fait qu'il a procédé à l'embauche de J.-C. A., conformément à la délibération du conseil, ni par la circonstance que la clause de réembauchage est restée lettre morte ;

B. Sur la qualité de Conseiller de Gouvernement :

Attendu que le courrier rédigé le 12 août 1994 par B. F., sous l'en-tête du Département des Travaux Publics et des Affaires Sociales, n'était que la réponse à une lettre recommandée du 1er août précédent par laquelle J.-C. A., se présentant comme « directeur », se plaignait au Directeur de la Fonction Publique du fait qu'il n'avait perçu pour le mois de juillet 1994 ni traitement de l'État, ni salaire de la société Monaco-Téléport ;

Attendu que B. F. lui indiquait en substance qu'il devait être pris en charge par la société Monaco-Téléport à compter du 1er juin 1994 et qu'il lui appartenait en tant que directeur de « veiller avec diligence à l'exécution de cette décision du conseil », notamment en démissionnant de la fonction publique ; qu'il ajoutait que cette décision devait recevoir « sa pleine et entière application sans contestation » ;

Attendu que tant la forme que la teneur de cet écrit montrent que B. F. s'exprimait ainsi en sa qualité de Conseiller de Gouvernement ;

Attendu, en effet, qu'il entendait essentiellement régler une difficulté relative à la rémunération d'une personne se prétendant agent de l'État ; que cette question l'a amené à aborder la façon dont la société Monaco-Téléport allait prendre la succession de l'État à la suite de l'embauche de J.-C. A. en tant que directeur ;

Attendu que l'application de la délibération du conseil d'administration intéressait certes B. F. à la fois comme Conseiller de Gouvernement et comme président de Monaco-Téléport ; que même en cette dernière qualité, il n'agissait pas hors de ses fonctions gouvernementales alors qu'il est clair que la société Monaco-Téléport, en dépit de sa forme commerciale, était très étroitement liée à l'État ; que J.-C. A. admet lui-même dans son exploit introductif d'instance que son activité devait compléter celle de l'Office public des Téléphones ; que ce lien est encore révélé par le fait que le conseil d'administration du 22 juin 1994 a été tenu dans les locaux du Ministère d'État ;

Attendu que le Tribunal Suprême, dans sa décision du 28 mai 1998, s'est borné à constater que le contrat d'embauche de J.-C. A. n'était pas opposable à l'État qui n'y était pas partie ; que cette appréciation, fondée sur la seule règle de l'effet relatif des contrats, est sans incidence sur la qualité prise par B. F. dans la lettre du 12 août 1994, non examinée par le Tribunal Suprême ;

Attendu qu'il ressort des articles 2 et 3 de la loi n° 983 du 26 mai 1976 qu'un agent public ne peut être déclaré civilement responsable envers les tiers qu'en raison de sa faute personnelle, définie soit comme une faute dépourvue de tout lien avec le service, soit comme une faute qui, bien que non dépourvue de lien avec le service, s'en détache par son anormale gravité, par l'intention de nuire ou par l'intérêt personnel dont elle procède ;

Qu'en outre, s'agissant spécialement de la responsabilité civile des membres du Gouvernement en raison d'une faute personnelle non dépourvue de lien avec ses fonctions, l'article 7 de la même loi ne permet d'agir contre eux que sur l'autorisation préalable du Prince après avis du Conseil d'État ;

Attendu que la lettre du 12 août 1994 était pour le moins liée aux fonctions de Conseiller de Gouvernement exercées par B. F. ; que l'autorisation du Prince est donc nécessaire pour mettre en cause sa responsabilité en raison d'une faute susceptible d'être constituée par la teneur de ce courrier ;

Attendu que l'autorisation princière n'a pas été sollicitée ; que J.-C. A. est donc irrecevable à agir sur le fondement d'une telle faute ;

III. Sur les demandes reconventionnelles :

Attendu qu'en raison des liens unissant la société Monaco-Téléport à la puissance publique, J.-C. A. a pu se méprendre sur le bien-fondé de son action ;

Attendu que le fait de reprocher à ses adversaires des affirmations erronées quant à l'efficacité de la clause de réembauchage n'est pas par lui-même susceptible de porter atteinte à leur réputation, d'autant que cette clause a été effectivement déclarée inopposable à l'État par le Tribunal Suprême ;

Attendu que B. F. et L. B. n'apportent en outre ni précisions ni justifications sur le préjudice qu'ils prétendent avoir subi, dont ils se bornent à affirmer l'existence de façon abstraite et non circonstanciée ;

Qu'il y a lieu en conséquence de rejeter leurs demandes ;

Et attendu que la partie qui succombe doit supporter les dépens de l'instance, par application de l'article 231 du Code de procédure civile ;

_________________________

Le Tribunal,

Jugement du 13 juin 2002

Considérant les faits suivants :

Agent contractuel à l'Office des Téléphones de Monaco, J.-C. A. a été recruté en tant que directeur général par la société anonyme monégasque Monaco-Téléport, dont le président du conseil d'administration était B. F., par ailleurs Conseiller de Gouvernement pour les Travaux Publics et les Affaires Sociales, et l'administrateur délégué L. B. ;

Sa nomination a été constatée dans une délibération du conseil d'administration de la société en date du 22 juin 1995 qui énonçait notamment :

  • qu'il bénéficiait d'un contrat à durée déterminée d'un an courant à compter du 1er juin 1994 et renouvelable ;

  • que ce contrat devait prévoir une « clause de sortie » ainsi présentée : « en cas de cessation du contrat à son terme, l'organisme d'origine s'engagera à réembaucher, aux conditions antérieures, le Directeur Général dont le contrat de travail n'aura pas été renouvelé. Une lettre d'engagement comportant les dispositions qui précèdent sera adressée par l'Administrateur Délégué aux Directeurs Généraux » ;

Divers courriers évoquaient encore ce contrat :

  • L. B., prenant la qualité d'administrateur délégué de la société, écrivait le 28 juin 1994 à J.-C. A. : « en cas de non-renouvellement du contrat à son terme, votre organisme d'accueil s'engagera à vous réembaucher » ;

  • le 12 août 1994, B. F., en qualité de Conseiller de Gouvernement et sur un papier à en-tête du Ministère d'État, s'étonnait auprès de J.-C. A. de difficultés tenant à la prise en charge de son salaire par son nouvel employeur et affirmait qu'il entendait que la décision du conseil d'administration « reçoive sa pleine et entière application sans contestation » ;

J.-C. A. a en conséquence démissionné de son emploi de chef de centre à l'Office des Téléphones ; cette démission a été constatée le 29 août 1994 par la Direction de la Fonction Publique et des Ressources Humaines, avec effet au 1er juin précédent ;

Lorsque la société Monaco-Téléport a cessé ses activités, J.-C. A. a sollicité sa réaffectation dans l'administration qui lui a été refusée le 15 octobre 1997 par le Ministre d'État ;

Le 28 mai 1998, le Tribunal Suprême a rejeté la requête par laquelle J.-C. A. contestait cette décision au motif que le Ministre d'État était bien fondé à soutenir que la clause de réembauche était inopposable à l'État, qui n'était pas partie au contrat de travail ;

Par l'exploit susvisé du 18 octobre 1999, J.-C. A. faisait assigner L. B. et B. F. et demandait au Tribunal de Première Instance :

  • de dire qu'ils étaient responsables du préjudice moral et matériel subi par lui du fait de sa perte d'emploi ;

  • de les condamner in solidum au paiement des sommes suivantes :

  • 902 736 francs correspondant à une perte de salaires sur 36 mois ;

  • 200 000 francs en réparation du préjudice moral et matériel constitué par les démarches et procédures rendues nécessaires par la perte d'emploi ;

Il soutenait ces demandes dans ses conclusions des 15 novembre 2000 et 30 mai 2001 ;

L. B. et B. F. concluaient ensemble les 29 juin 2000, 21 février 2001 et 14 novembre 2001 pour s'opposer à ces prétentions et solliciter à titre reconventionnel la condamnation de leur adversaire à leur payer à chacun une indemnité de 100 000 francs destinée à réparer « le préjudice considérable subi par chacun d'eux du fait de l'atteinte à leur réputation, consécutive à la présente instance et des faits y relatés » ;

J.-C. A. reproche à ses adversaires :

  • à tous deux, de lui avoir tenu des affirmations erronées dans les courriers ci-dessus cités, de l'avoir ainsi convaincu de l'efficience d'une clause en réalité dépourvue d'effet et de l'avoir déterminé, sur la base d'une sécurité juridique inexistante, à démissionner de ses fonctions précédentes ;

  • plus particulièrement à L. B., de ne pas s'être assuré de l'efficacité de la clause de réembauche et de ne pas avoir exécuté la délibération du conseil d'administration tout en lui assurant que le bénéfice de la clause lui était acquis ;

  • plus particulièrement à B. F., de s'être exprimé le 12 août 1994 « ès qualité de Conseiller de Gouvernement » et de lui avoir ainsi fait légitimement croire que la clause de réembauche était acceptée par l'administration ;

Il précise que son organisme d'origine est non l'Office des Téléphones, mais la Direction de la Fonction Publique ;

Il présente son préjudice comme la perte du bénéfice de la clause ; il calcule sa perte de salaire à partir de son dernier salaire mensuel à l'Office des Téléphones, soit 25 075 francs, à appliquer à la durée de trois ans renouvelable, soit 36 mois, prévue par son précédent contrat avec cet Office ;

Il affirme que ses adversaires sont justiciables comme tout citoyen des juridictions de droit commun et qu'il n'a jamais entendu mettre en cause leur honorabilité ou leur respectabilité ;

Les défendeurs répondent :

  • que la clause de réembauche ne peut être invoquée que contre l'employeur d'origine, l'Office des Téléphones, qui a d'ailleurs disparu depuis ;

  • que la clause ne peut de toute façon pas recevoir application alors que le contrat, loin d'être arrivé à son terme, a été rompu en raison de la liquidation de la société ;

  • que L. B. n'a agi qu'au nom et pour le compte de la société, qu'il n'a pas outrepassé le cadre de la mission impartie par le conseil d'administration, de sorte qu'il n'a pas commis de faute séparable de ses fonctions et que sa responsabilité personnelle ne saurait être recherchée ;

  • que la lettre de B. F. ne concernait que les difficultés relatives au salaire et aux prestations médicales, qu'il ne parlait qu'au nom du Gouvernement et qu'on ne peut en déduire aucune acceptation de la clause par l'administration ;

  • que B. F. n'a pas non plus outrepassé ses pouvoirs de président du conseil d'administration et ne peut être personnellement responsable ;

  • que la condition déterminante pour J.-C. A. était non la clause de réembauche, mais la perspective de réaliser ses ambitions professionnelles et financières ;

Sur quoi :

Attendu qu'il appartient au Tribunal de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ;

Attendu qu'il ressort clairement des écrits judiciaires du demandeur qu'il recherche la responsabilité de B. F. en raison d'un fait que celui-ci aurait commis dans le cadre des fonctions de Conseiller de Gouvernement qu'il exerçait à l'époque de sa lettre du 12 août 1994 ;

Attendu que la responsabilité civile des agents publics est régie par la loi n° 983 du 26 mai 1976 ;

Que de façon générale, il ressort des articles 2 et 3 de ce texte qu'un agent public ne peut être déclaré civilement responsable envers les tiers qu'en raison de sa faute personnelle, définie soit comme une faute dépourvue de tout lien avec le service, soit comme une faute qui, bien que non dépourvue de lien avec le service, s'en détache par son anormale gravité, par l'intention de nuire ou par l'intérêt personnel dont elle procède ;

Que s'agissant spécialement de la responsabilité civile des membres du Gouvernement en raison d'une faute personnelle non dépourvue de lien avec ses fonctions, l'action dirigée contre eux n'est recevable qu'avec l'autorisation du Prince sur avis du Conseil d'État (article 7 de la même loi) ; qu'une telle autorisation n'est pas requise lorsque l'action est dirigée contre l'État ;

Attendu qu'aucune des parties ne s'est exprimée sur l'application de ces textes susceptibles d'influer sur la recevabilité de l'action engagée contre B. F. ; que notamment, elles n'ont pas débattu du caractère personnel ou non des fautes invoquées contre lui ;

Attendu qu'il appartient au Tribunal d'observer et de faire observer le principe de la contradiction ;

Qu'il est donc nécessaire, avant dire droit, d'ordonner la réouverture des débats et d'inviter les parties à s'expliquer sur ces points ;

Attendu que les dépens doivent être réservés en fin de cause ;

PAR CES MOTIFS :

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement et avant dire droit,

Ordonne la réouverture des débats ;

Invite les parties à s'expliquer sur l'incidence, en ce qui concerne la recevabilité de l'action dirigée contre B. F., des dispositions de la loi n° 983 du 26 mai 1976 relative à la responsabilité des agents publics, particulièrement son article 7 ;

Renvoie la cause et les parties à l'audience du Jeudi 11 Juillet 2002 à 9 heures ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS :

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement,

Déclare J.-C. A. irrecevable à agir contre B. F. sur le fondement du courrier rédigé par ce dernier le 12 août 1994 en sa qualité de Conseiller de Gouvernement ;

Déboute J.-C. A. de ses demandes dirigées contre B. F. et fondées sur d'autres causes ;

Le déboute également de ses demandes formées contre L. B. ;

Rejette les demandes reconventionnelles présentées par B. F. et L. B. ;

Composition🔗

M. Narmino, prés. ; M. Fougeras, juge suppl. f.f. de subst. du proc. gén. ; Mes Pastor, Sbarrato, av. déf. ; Carles, av. bar. de Nice.

Note🔗

Ce jugement faisant suite à un jugement du 13 juin 2002 publié à la suite du présent jugement ordonnant la réouverture des débats en invitant les parties à s'expliquer sur la recevabilité de l'action dirigée contre un membre du gouvernement, déclare irrecevable ladite action.

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