Tribunal de première instance, 11 janvier 2001, F. c/ État de Monaco

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Abstract🔗

Trouble de voisinage

Travaux de construction d'un ouvrage générateur d'un trouble au détriment d'un voisin - Nuisances excessives subies par un restaurateur : bruit d'explosifs, de concasseur, poussière - Préjudice anormal causé au restaurateur : diminution du chiffre d'affaires, perte de clientèle, privation de l'utilisation d'une terrasse - Imprévisibilité du dommage

Responsabilité de la puissance publique

Travaux de construction d'un ouvrage générateur d'un trouble anormal et dommageable au détriment d'un voisin - Action contre l'État, maître de l'ouvrage sur le fondement d'un trouble de voisinage

Résumé🔗

Les règles gouvernant le présent litige, fondé sur la responsabilité encourue par l'État sans faute de sa part, imposent, pour que les dommages résultant des travaux publics fassent l'objet d'une réparation, que soit établi par le demandeur un préjudice indemnisable, c'est-à-dire en l'espèce un trouble de voisinage imputable au chantier, atteignant un degré de gravité tel qu'il constitue un préjudice anormal.

Seul peut être indemnisé le préjudice anormal, les dommages normalement entraînés par les travaux devant être supportés par B. F..

Toutefois, l'indemnisation peut être réduite, voire supprimée, si les dommages étaient prévisibles ou si, une fois les travaux achevés, le bâtiment construit a apporté une réelle plus-value au fonds de commerce du demandeur.

En l'espèce, ainsi qu'il ressort du rapport d'expertise d'André Akerib, il s'agissait d'un important chantier occasionnant des « nuisances considérables » qui a débuté en mai 1992 par la pose de la clôture et les démolitions jusqu'en juin 1992, et s'est poursuivi par des tirants d'essais en janvier 1993 ; le début des terrassements a eu lieu du 2 juillet 1993 jusqu'en septembre 1994, avec l'enlèvement du concasseur, et l'achèvement des travaux se situe en juillet 1995.

Il est indéniable que la présence de ce chantier a causé à B. F. un double préjudice consistant en la perte d'une clientèle fréquentant le « S. C. » et en la privation de la terrasse du restaurant « L. T. A. » qui pouvait accueillir une quarantaine de clients.

Le chantier Saint Charles II a ainsi gravement modifié les conditions d'exploitation du fonds de commerce de B. F. à un double niveau, entraînant une baisse du chiffre d'affaires.

En effet, l'activité du demandeur, qui s'exerçait auparavant normalement, avec un chiffre d'affaires de 745 712 francs en 1990 et de 976 720 francs en 1991, a été réduite à 682 550 francs en 1992, à 561 128 francs en 1993, à 298 152 francs en 1994, puis est remontée à 309 634 francs en 1995, à 317 565 francs en 1996, à 391 772 en 1997, enfin à 209 696 francs pour le premier semestre 1998.

Si les travaux entrepris pour le compte de l'État de Monaco n'apparaissent pas avoir été de nature à contraindre B. F. à la fermeture de son fonds de commerce, il reste qu'ils ont néanmoins occasionné par la perte de la clientèle du restaurant « S. C. » et la privation de la terrasse de « L. T. A. » un trouble excédant, par son ampleur et sa durée, les inconvénients que les riverains des voies publiques sont tenus de supporter sans indemnité.

En effet les travaux, eu égard à leur intensité dans certaines de leurs phases, constituent un trouble anormal de voisinage, nonobstant la situation économique difficile ; l'expert à d'ailleurs noté à plusieurs reprises dans son rapport les « nuisances considérables » occasionnées.

Il est démontré que B. F. a subi des pertes d'exploitation au-delà de la récession économique qui sévissait à cette époque.

Il ressort des pièces versées aux débats que les chiffres d'affaires des années 1996, 1997 et 1998 sont demeurés très faibles, deux à trois fois inférieurs à ceux dégagés en 1990 et 1991.

Pour évaluer le préjudice subi par B. F., il y a lieu de tenir compte à la fois, de l'imprévisibilité du dommage pour le demandeur (l'expert judiciaire ayant rappelé dans son rapport du 10 mars 1998 « que le permis de construire du Saint Charles est daté du 2 avril 1993 : il est nettement postérieur à l'achat du fonds de commerce par Monsieur F. »), de la conjoncture économique de 1993 à 1995, de la durée des travaux, de la baisse du chiffre d'affaires, du remboursement des crédits conclu par le demandeur avec diverses banques dont la Société de Banque Suisse pour renflouer le fonds de commerce, de l'absence de B. F. pendant deux mois de décembre 1993 à février 1994, des décisions civiles et pénales prononcées à l'encontre du demandeur, de l'aide accordée à celui-ci par le Directeur du Budget et du Trésor mentionnée dans le courrier du 9 décembre 1994, de l'aide accordée par le gouvernement s'agissant des cotisations CAMTI (courrier du 26 septembre 1995), enfin du prix de cession du droit au bail du restaurant en juin 1998.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Considérant les faits suivants :

Selon acte de vente du 21 décembre 1989 passé devant Maître Crovetto, notaire, réitéré le 9 avril 1990, B. F. a acquis des époux C. un fonds de commerce de restaurant à Monaco à l'enseigne le « S. C. » pour le prix de 1 950 000 francs, hors frais ;

Ce restaurant a été dénommé ultérieurement « L. T. A. » ;

Afin de financer l'achat de ce fonds de commerce, B. F. a souscrit un prêt le 30 mars 1990 auprès de la Caisse Régionale du Crédit Agricole Mutuel d'Alsace d'un montant de 1 800 000 francs au taux de 10,50 %, remboursable sur une durée de dix années ;

Se plaignant d'une diminution du chiffre d'affaires de son restaurant imputable à la construction d'un immeuble voisin, B. F. a obtenu une ordonnance de référé rendue par le Président du Tribunal de Première Instance le 3 janvier 1996 désignant André Akerib en qualité d'expert, lequel a déposé un rapport le 18 mars 1998 ;

Suivant acte reçu par Maître Crovetto, notaire, le 30 juin 1998, B. F. a cédé à la société civile immobilière dénommée S. A., qui a exercé son droit de préemption, le droit au bail des locaux susvisés moyennant un prix de 800 000 francs ;

Selon exploit en date du 22 décembre 1998, B. F. a fait assigner l'État de Monaco aux fins de voir :

• constater qu'il a subi des troubles de voisinage très importants du fait de la réalisation du chantier « Saint Charles »,

• dire et juger que ces troubles ont excédé par leur ampleur ceux que les riverains des voies publiques sont tenus de supporter sans indemnités,

• condamner l'État au paiement d'une somme de 12 971 097 francs à titre de dommages-intérêts pour les préjudices moral et financier subis,

• ordonner l'exécution provisoire du jugement ;

Le demandeur expose :

• que le restaurant « S. C. », doté d'une bonne clientèle, aurait vu sa fréquentation chuter avec le début du chantier Saint Charles en avril 1991 dont l'État de Monaco est le maître d'ouvrage,

• qu'à partir du début de l'année 1992, la situation n'aurait cessé de se détériorer avec l'intensification des travaux qui se prolongeaient tard dans la soirée jusqu'à 22 heures et certains jours dans la nuit jusqu'à une heure du matin,

• qu'au début de l'année 1993, il a dû transformer le « S. C. » en « T. A. », restaurant plus accessible financièrement pour y déjeuner,

• que son activité étant déficitaire, il a dû s'endetter auprès des banques,

• que les effets dévastateurs de l'ouverture du chantier Saint Charles et de sa continuation pendant plus de quatre ans sur la rentabilité de l'établissement ont eu pour conséquence sa ruine et celle de sa famille,

• que son chiffre d'affaires aurait baissé de 75 % en trois ans,

• qu'il a été condamné au pénal et au civil en raison de ses difficultés financières,

• qu'il a été contraint de vendre son fonds de commerce en 1998 au prix de 800 000 francs,

• qu'il a dû vendre son mobilier aux enchères pour 25 000 francs et déménager dans un studio,

• qu'il a été obligé de se porter co-emprunteur avec ses parents et sa sœur d'un prêt de 778 000 francs suisses souscrit auprès de l'UBS par acte des 15-29 mai 1996 modifié par avenant du 18 juillet 1996,

• qu'il est au chômage et perçoit le RMI,

• que ses parents se sont endettés pour venir à son aide, leur préjudice s'élevant à une somme de 3 000 000 francs,

• que ses parents souffrent de problèmes de santé,

• que son préjudice s'élève aux sommes de 2 989 097 francs au titre de la perte de chiffre d'affaires sur six ans, de 1 150 000 francs au titre d'une moins-value réalisée sur la vente du fonds de commerce, de 3 157 000 francs au titre d'un prêt qu'il a été contraint de contracter, de 675 000 francs au titre des prêts consentis par ses parents et de 5 000 000 francs au titre d'un préjudice moral pour avoir fait l'objet de condamnation pénale, pour avoir perdu son travail et son niveau de vie, pour avoir conduit ses parents à la ruine et à la dépression,

• que l'exécution provisoire est sollicitée eu égard à la situation désespérée dans laquelle tant sa famille que lui-même se trouvent plongés et à l'urgence d'une solution ;

Par conclusions du 28 octobre 1999, l'État de Monaco conclut au rejet de la demande principale et fait valoir :

• que B. F. a déclaré aux agents du service des prix et des enquêtes économiques que jusqu'en juin 1990, l'exploitation du restaurant « S. C. » aurait eu une activité normale, qu'à partir de cette date, la clientèle aurait fait défaut car il n'y avait pas de possibilités de parking, qu'il manquait alentour des commerces intéressants pouvant attirer la clientèle dans le quartier, qu'il y avait des travaux incessants,

• que la clientèle du restaurant « S. C. » a chuté dix mois avant le début du chantier Saint Charles débuté au mois d'avril 1991,

• que dès juillet 1991, B. F. avait décidé de mettre en vente son établissement,

• que le témoin dénommé J. est une ancienne employée de B. F. et aurait rédigé une attestation de complaisance,

• que l'attestation du dénommé R. serait sujette à caution, celui-ci étant un ami de la famille du demandeur,

• que les troubles causés à l'environnement voisin du fait du chantier Saint Charles ne sont pas constitutifs de troubles anormaux du voisinage,

• que les mauvaises conditions économiques et leurs répercussions sur la fréquentation des restaurants seraient à l'origine des difficultés financières du demandeur,

• qu'au mois de décembre 1994, l'État a consenti à B. F. une première aide sous la forme d'une bonification d'intérêts sur les prêts obtenus auprès du Crédit Agricole, représentant une participation de 316 948,49 francs,

• que le 22 novembre 1995, une seconde aide a été accordée à B. F. au travers d'une avance de 140 000 francs,

• que le soutien à l'exploitation commerciale de B. F. l'a été au même titre qu'à d'autres commerces en difficulté,

• que l'obstination du demandeur à tirer d'un litige contre l'État les moyens de se renflouer tout en sollicitant de celui-ci des aides répétées l'a placé, ainsi que sa famille, dans une situation critique,

• que moyennant un chantier contigu normalement lourd pendant trois années, le restaurant pouvait jouir à l'issu du chantier d'alentours neufs et agréables, outre d'un parking public de 250 places,

• que fin 1993-début 1994, B. F. a été victime d'un accident dont la conséquence a été la fermeture de son établissement pendant au moins deux mois

• qu'en remplaçant le « S. C. » par une « T. A. », le demandeur a créé lui-même une inadéquation entre l'ancienne clientèle et son nouveau restaurant ;

Par conclusions du 25 janvier 2000, B. F. reprend le bénéfice de ses précédentes écritures et affirme :

• que la responsabilité du maître de l'ouvrage est retenue lorsque le dommage atteint un certain degré de gravité, peu important que le trouble ait un caractère prévisible ou pas,

• que sa bonne foi ne saurait être contestée ;

Par conclusions du 30 mars 2000, l'État de Monaco réitère ses précédents écrits et maintient :

• que les travaux du chantier Saint Charles ne sont pas constitutifs de troubles anormaux du voisinage,

• que B. F. ne précise pas le fondement juridique de sa demande,

• que les difficultés du demandeur en 1990 ne sauraient être liées au chantier Saint Charles mis en place par l'État de Monaco deux ans plus tard,

• qu'un an après l'ouverture du restaurant « S. C. », le demandeur avait décidé de mettre en vente son établissement par l'intermédiaire de l'agence AGEDI,

• que la conjoncture économique a connu une récession entre 1990 et 1994 et que nombre de restaurants ont cessé leur activité en 1991, 1992 et 1993 ;

Par conclusions du 17 mai 2000, B. F. reprend le bénéfice de ses précédents écrits judiciaires et précise :

• que son action est fondée sur la responsabilité quasi-délictuelle de l'État de Monaco,

• que le chiffre d'affaires a baissé en 1992, chute concomittante au commencement effectif des travaux sur le chantier Saint Charles,

• que les travaux ont excédé par leur importance et leur durée (du mois d'avril 1992 au mois de juin 1995) la mesure des obligations coutumières du voisinage constituant dès lors des troubles anormaux,

• que l'expert judiciaire aurait fait une application erronée de la théorie des troubles du voisinage ;

Sur ce :

Attendu qu'il ressort du rapport d'expertise d'André Akerib du 10 mars 1998 que le programme immobilier Saint Charles comprenait la construction des 25 logements dits sociaux, d'une crèche municipale, d'un local dit « municipal », de quatre locaux commerciaux et de 250 places de parking à usage public ;

Attendu que ces travaux ont été faits dans un but d'utilité générale pour le compte de l'État et correspondent donc à des travaux publics ;

Attendu qu'il est constant que le restaurant « S. C. » exploité par B. F. dès le 14 mars 1990 était fréquenté par les touristes de grands hôtels envoyés par les concierges, lesquels ont cessé de signaler la présence dudit restaurant « dès que, en vis-à-vis de la terrasse du restaurant est édifiée mi-1992 une palissade et que commencent des démolitions (qui devaient durer un mois) » ;

Que l'expert judiciaire indique que pour le deuxième semestre 1992, le chiffre d'affaires de B. F. a diminué de plus de 50 % comparativement au premier semestre 1992 mais relève que « la pose de clôtures et démolitions font partie des troubles normaux de voisinage » ;

Qu'il est précisé par André Akerib que début 1993, B. F. a renoncé au « S. C. », baptisant son restaurant « L. T. A. » pour proposer des repas à la moitié du prix de ceux demandés par le « S. C. » ;

Que tout s'est normalement passé au premier semestre mais que dès le début du second, les travaux du chantier Saint Charles II ont commencé par la réalisation de la fouille : excavation de huit sous-sols à creuser dans le rocher pour les niveaux inférieurs, générant « forcément, en milieu urbain, des nuisances considérables pour les riverains : poussières, bruit des explosifs et des BRH, éclatement des roches par le concasseur, transports, et rend inutilisable jusqu'à la fin janvier 1994 la terrasse du restaurant pour le repas de la mi-journée, excepté pendant les jours fériés et les périodes d'arrêt du chantier. La clientèle doit alors se cantonner dans la salle de restaurant (soit une diminution conséquente du nombre de tables) et ce, dans des conditions difficiles en période estivale. Le trouble de voisinage est conséquent mais il découle de l'octroi tout à fait normal d'une autorisation de construire en milieu urbain.

Ce qui pourrait paraître inhabituel, c'est le choix de cet emplacement pour réaliser un parking public de 250 places, nécessitant des surfaces nettement plus importantes que celles qui avaient été nécessaires à la desserte du seul immeuble à construire (...) Les nuisances considérables dues aux travaux de terrassement auraient alors duré moins de temps, soit, par exemple, 7 mois (au lieu de 14) : commencés en juillet 1993, ils auraient pu être achevés fin février 1994 et non fin septembre 1994 » ;

Que l'expert judiciaire affirme encore « qu'il a existé une relation de cause à effet entre les troubles de voisinage et la diminution du chiffre d'affaires de B. F. et ce :

• parce que la clientèle des hôtels de grand standing ne pouvait plus être dirigée vers le » S. C. « dès l'ouverture des travaux de démolition (mi-1992) ; il s'en est suivi une exploitation désastreuse dès le second trimestre 1992,

• parce que le début des travaux d'affouillement du chantier vis-à-vis, mi-1993, a empêché l'exploitation dans des conditions acceptables pour les repas de la mi-journée, de la terrasse de la » T. A. « (laquelle pouvait accueillir, en cette zone, une quarantaine de clients) » ;

Que l'expert Akerib déclare en outre : « les troubles qui ont résulté du chantier ont été considérables : ils ont perturbé l'activité commerciale du demandeur ; ceci étant, ils ne paraissent pas avoir excédé dans leur entité, par leur ampleur, ceux inhérents aux troubles prévisibles de voisinage (lorsque, en bordure de commerces, on est amené à réaliser une excavation en terrain rocheux, susceptible de recevoir 8 niveaux de sous-sols) » ;

Que l'expert judiciaire ajoute enfin : « il est manifeste que les mauvaises conditions économiques ont eu une incidence sur les diminutions des chiffres d'affaires des restaurants (principalement, ceux recevant des touristes) » ;

Attendu que B. F. invoque en la cause la responsabilité de l'État pour trouble anormal de voisinage ; que par conséquent, le moyen de défense de l'État tendant au rejet de la demande à raison de ce que B. F. n'aurait pas attribué à celle-ci de fondement juridique doit être rejeté ;

Attendu que les règles gouvernant le présent litige, fondé sur la responsabilité encourue par l'État sans faute de sa part, imposent, pour que les dommages résultant des travaux publics fassent l'objet d'une réparation, que soit établi par le demandeur un préjudice indemnisable, c'est-à-dire en l'espèce un trouble de voisinage imputable au chantier, atteignant un degré de gravité tel qu'il constitue un préjudice anormal ;

Que seul peut être indemnisé le préjudice anormal, les dommages normalement entraînés par les travaux devant être supportés par B. F. ;

Que toutefois, l'indemnisation peut être réduite, voire supprimée, si les dommages étaient prévisibles ou si, une fois les travaux achevés, le bâtiment construit a apporté une réelle plus-value au fonds de commerce du demandeur ;

Attendu qu'en l'espèce, ainsi qu'il ressort du rapport d'expertise d'André Akerib, il s'agissait d'un important chantier occasionnant des « nuisances considérables » qui a débuté en mai 1992 par la pose de la clôture et les démolitions jusqu'en juin 1992, et s'est poursuivi par des tirants d'essais en janvier 1993 ; le début des terrassements a eu lieu du 2 juillet 1993 jusqu'en septembre 1994, avec l'enlèvement du concasseur, et que l'achèvement des travaux se situe en juillet 1995 ;

Attendu qu'il est indéniable que la présence de ce chantier a causé à B. F. un double préjudice consistant en la perte d'une clientèle fréquentant le « S. C. » et en la privation de la terrasse du restaurant « L. T. A. » qui pouvait accueillir une quarantaine de clients ;

Que le chantier Saint Charles II a ainsi gravement modifié les conditions d'exploitation du fonds de commerce de B. F. à un double niveau, entraînant une baisse sensible du chiffre d'affaires ;

Qu'en effet, l'activité du demandeur, qui s'exerçait auparavant normalement, avec un chiffre d'affaires de 745 712 francs en 1990 et de 976 720 francs en 1991, a été réduite à 682 550 francs en 1992, à 561 128 francs en 1993, à 298 152 francs en 1994, puis est remontée à 309 634 francs en 1995, à 317 565 francs en 1996, à 391 772 francs en 1997, enfin à 209 696 francs pour le premier semestre 1998 ;

Attendu que si les travaux entrepris pour le compte de l'État de Monaco n'apparaissent pas avoir été de nature à contraindre B. F. à la fermeture de son fonds de commerce, il reste qu'ils ont néanmoins occasionné par la perte de la clientèle du restaurant « S. C. » et la privation de la terrasse de « L. T. A. » un trouble excédant, par son ampleur est sa durée, les inconvénients que les riverains des voies publiques sont tenus de supporter sans indemnité ;

Qu'en effet les travaux, eu égard à leur intensité dans certaines de leurs phases, constituent un trouble anormal de voisinage, nonobstant la situation économique difficile ; que l'expert a d'ailleurs noté à plusieurs reprises dans son rapport les « nuisances considérables » occasionnées ;

Qu'il est démontré que B. F. a subi des pertes d'exploitation au-delà de la récession économique qui sévissait à cette époque ;

Attendu qu'il ressort des pièces versées aux débats que les chiffres d'affaires des années 1996, 1997 et 1998 sont demeurés très faibles, deux à trois fois inférieurs à ceux dégagés en 1990 et 1991 ;

Attendu que pour évaluer le préjudice subi par B. F., il y a lieu de tenir compte à la fois, de l'imprévisibilité du dommage pour le demandeur (l'expert judiciaire ayant rappelé dans son rapport du 10 mars 1998 « que le permis de construire du Saint Charles est daté du 2 avril 1993 : il est nettement postérieur à l'achat du fonds de commerce par Monsieur F. »), de la conjoncture économique de 1993 à 1995, de la durée des travaux, de la baisse du chiffre d'affaires, du remboursement des crédits conclus par le demandeur avec diverses banques dont la Société de Banque Suisse pour renflouer le fonds de commerce, de l'absence de B. F. pendant deux mois de décembre 1993 à février 1994, des décisions civiles et pénales prononcées à l'encontre du demandeur, de l'aide accordée à celui-ci par le Directeur du Budget et du Trésor mentionnée dans le courrier du 9 décembre 1994, de l'aide accordée par le Gouvernement s'agissant des cotisations CAMTI (courrier du 26 septembre 1995), enfin du prix de cession du droit au bail du restaurant en juin 1998 ;

Attendu que pour l'indemnisation du préjudice subi par B. F., le Tribunal entend retenir une partie du coût de ses emprunts, la perte objective de la valeur du droit au bail enregistrée lors de la revente, le manque à gagner nécessairement subi du fait de la réalisation des travaux et le préjudice moral incontestablement éprouvé par le demandeur ;

Que le préjudice subi par les parents de B. F. ne saurait être pris en considération, constituant un préjudice indirect, non plus que les autres chefs de dommages invoqués ;

Attendu qu'au regard des éléments d'appréciation suffisants dont il dispose, le Tribunal estime devoir réparer le dommage personnellement subi par B. F. en lui octroyant, toutes causes de préjudice confondues, tant au plan moral que matériel, la somme de 2 000 000 francs à titre de dommages-intérêts ;

Attendu que l'urgence tenant à la situation économique actuelle du demandeur justifie que soit ordonnée l'exécution provisoire du présent jugement, laquelle n'apparaît pas de nature à créer des effets irréparables au sens de l'article 202 du Code de procédure civile ; qu'il y a lieu d'ordonner l'exécution provisoire du jugement à hauteur de un million de francs ;

Attendu que les dépens, y compris ceux de l'ordonnance de référé du 3 janvier 1996, doivent la succombance, par application de l'article 231 du Code de procédure civile ; qu'imputables à l'adversaire d'un assisté judiciaire, leur recouvrement sera régi par l'article 50 du Code de procédure civile ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS :

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement,

Condamne l'État de Monaco à payer à B. F. la somme de 2 000 000 francs à titre de dommages-intérêts, montant des causes sus-énoncées ;

Ordonne l'exécution provisoire du présent jugement à hauteur de un million de francs ;

Condamne l'État de Monaco aux dépens, y compris ceux réservés par l'ordonnance de référé du 3 janvier 1996, au nom de l'administration qui en poursuivra le recouvrement comme en matière d'enregistrement ;

Composition🔗

M. Narmino prés. ; Mlle Le Lay prem. subst. proc, gén. ; Mes Gardetto et Escaut av. déf.

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