Tribunal de première instance, 29 juin 2000, W. c/ Société des Bains de Mer et du Cercle des Étrangers

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Abstract🔗

Procédure civile

Demande nouvelle en cause d'appel - Règle applicable devant la juridiction d'appel du Tribunal du travail - Irrecevabilité de l'exception - Demandes accessoires, consécutives, complémentaires à la demande de première instance

Contrat de travail

Pouvoir de direction de l'employeur - Changement des conditions de travail - Mutation entraînant un préjudice - Légèreté de l'employeur - Dommages intérêts alloués au muté

Résumé🔗

Sur l'exception d'irrecevabilité pour non-respect de l'article 431 du Code de procédure civile :

L'interdiction édictée par l'article 431 du Code de procédure civile de formuler en appel des demandes nouvelles est une règle applicable en toute matière - qui a pour but de faire respecter le double degré de juridiction ; à cet égard, les juges d'appel ne peuvent connaître que des questions déjà examinées par les premiers juges.

Cependant, n'est pas nouvelle la demande qui tend aux mêmes fins que la demande originaire, même si son fondement juridique est différent. Les parties peuvent aussi expliciter les prétentions qui étaient virtuellement comprises dans les demandes soumises aux premiers juges et ajouter à celles-ci toutes les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément.

En l'espèce, les demandes de M. W. en cause d'appel visant à entendre dire que la décision de le muter au poste de caissier contrôleur des caisses automatiques revêt un caractère discriminatoire sans cause réelle et sérieuse et prononcer l'annulation de la décision de mutation, tendent bien aux mêmes fins que la demande de réintégration présentée en première.

La demande de dommages et intérêts qui est supérieure en cause d'appel, pour réparer le préjudice, ne fait que réactualiser la demande initiale.

Sur le caractère de la mutation

Il est de principe que l'employeur, dans le cadre de son pouvoir de direction, peut changer les conditions de travail d'un salarié dès lors que la mesure ainsi prise ne correspond pas à une discrimination prohibée, ou à une sanction injustifiée.

Il appartient à la partie qui se prétend lésée de prouver contre son employeur, outre le préjudice subi, l'existence d'une faute commise par celui dans l'exercice de son droit de modifier l'exercice du contrat de travail ; celle-ci peut consister dans l'allégation d'un faux motif ou dans la légèreté blâmable avec laquelle cette modification est intervenue.

Il est inconstestable que la mutation aux fonctions de caissier contrôleur de caisses automatiques - dont a fait l'objet M. W. de la part de son employeur la SBM - alors qu'il exerçait auparavant les fonctions de caissier SMAR a eu pour effet de lui faire perdre contact non seulement avec la clientèle haut de gamme qu'il côtoyait mais avec la clientèle en général, d'être privé par rapport à ses attributions antérieures d'une meilleure considération et d'une rémunération plus intéressante en raison de la pratique des pourboires - ce qui lui a causé un préjudice.

Le fait que la mutation soit intervenue peu de temps après que W. ait été l'objet d'une sanction disciplinaire, trouvant sa cause dans un manquement professionnel, peut évoquer une discrimination.

En tous cas à supposer que le caractère discriminatoire de la mesure litigieuse soit insuffisamment établi, une demande de mutation aurait dû être soumise préalablement à la commission du personnel conformément à l'article 16 de la Convention collective du personnel du 13 novembre 1946.

Aussi en prenant ainsi la décision de muter du jour au lendemain et sans respecter des procédures en vigueur, un employé bénéficiant de 15 années d'ancienneté dans son poste, la SBM fait preuve de légèreté.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Considérant les faits suivants :

Saisi par M. W. de demandes dirigées contre son employeur la Société des Bains de Mer et du Cercle des Étrangers, en abrégé SBM, tendant à obtenir sous exécution provisoire la réintégration dans l'emploi précédent la mutation du 19 juillet 1994 ainsi que la condamnation au paiement de dommages-intérêts en réparation de la perte de revenu qui en a été la conséquence directe, évaluée jusqu'au 31 juillet 1995 à 600 000 francs, d'une indemnité réparatrice de 50 000 francs par mois, liquidable mensuellement à mois échu, à compter du 1er août 1995 jusqu'à réintégration dans le poste ou un poste équivalent en revenus ainsi qu'en responsabilité et en contenu, y compris la relation avec la clientèle de haut niveau et d'une somme de 200 000 francs en réparation du préjudice moral, le Tribunal du travail, par jugement du 30 octobre 1997 auquel il y a lieu de se reporter pour l'exposé des faits et des circonstances de la cause, a déclaré irrecevable la demande en réintégration sollicitée par M. W. et l'a débouté du surplus de ses demandes ;

Pour statuer ainsi, le Tribunal du travail a constaté qu'il n'existe aucune disposition en droit monégasque permettant à une juridiction de proposer et encore moins d'imposer la réintégration d'un salarié dans ses anciennes attributions, que ce salarié fasse encore partie ou non du personnel de l'entreprise et qu'il n'appartient pas au salarié de se faire juge de l'intérêt du service, cette appréciation relevant des prérogatives de l'entreprise ;

Estimant par ailleurs constant que la profession exercée par M. W. ne faisait pas partie des fonctions dites à pourboires et rappelant que le salaire de base de l'employé n'avait pas été modifié, il a considéré que sa mutation n'avait pas constitué une modification essentielle de son contrat de travail ;

M. W. a régulièrement relevé appel, par l'exploit susvisé du 28 novembre 1997, de ce jugement qui lui a été signifié le 18 novembre précédent ; il en poursuit l'infirmation et formule en cause d'appel des demandes tendant à :

  • dire que la décision de le muter au poste de caissier contrôleur des caisses automatiques revêt un caractère discriminatoire sans cause réelle et sérieuse,

  • prononcer l'annulation de la décision du 18 juillet 1994,

  • condamner à titre de dommages-intérêts la SBM en réparation du préjudice financier du 19 juillet 1994 au 30 novembre 1997 : 1 800 000 francs,

  • dire qu'il lui sera versé 50 000 francs par mois à compter du 1er décembre 1997 jusqu'à ce qu'il ait retrouvé son poste ou un poste comparable tant en revenu qu'en responsabilité et honorabilité ;

Critiquant la décision du Tribunal du travail, il fait valoir :

  • qu'en droit monégasque, aucune disposition n'interdit à une juridiction de proposer ou d'imposer la réintégration d'un salarié,

  • qu'en application de l'article 1 de la loi n° 446 du 16 mai 1946, le Tribunal est en mesure lors des différends qui opposent les salariés à leurs employeurs de se prononcer sur une décision de modification du contrat de travail par l'employeur et d'en prononcer éventuellement l'annulation, ce qui rétablit nécessairement le salarié dans ses anciennes fonctions s'il a fait l'objet d'une mesure de rétrogradation ou de mutation injustifiée,

  • que la décision du 19 juillet 1994 constituait une décision disciplinaire injustifiée et déguisée,

  • que le juge doit rechercher si l'employeur a usé de son pouvoir de direction en modifiant les conditions du contrat de travail pour une cause réelle et sérieuse ou s'il a commis un abus de droit en agissant sous un prétexte fallacieux dissimulant une mesure discriminatoire,

  • qu'en l'espèce, M. W. est passé en l'espace d'un instant d'une fonction prestigieuse et de responsabilités au contact avec une clientèle haut de gamme à une fonction subalterne,

  • que ne participant plus au partage des pourboires, il a vu sa rémunération passer de 800 000 francs par an à 9 500 francs par mois,

  • que la pratique des pourboires au poste anciennement occupé par M. W., connue de la SBM et de notoriété publique, ressort clairement d'une attestation de M. V., et de deux notes de service en date des 27 décembre 1990 et 17 janvier 1991,

  • que la mutation de poste de M. W. s'analyse en une sanction discriminatoire, sa hiérarchie nourrissant de l'animosité à son égard depuis le mois d'avril 1994,

  • qu'à cette époque en effet, il était sanctionné par une suspension de trois jours, ramenée à un jour par la commission de discipline, sous le motif : « absence du salarié pour aller aux toilettes »,

  • qu'il apprenait le 15 juillet 1994 sa mutation à titre expérimental et temporaire au poste de caissier contrôleur d'appareils automatiques, à compter du 19 juillet 1994,

  • que par courrier du 19 août 1994, le directeur des affaires juridiques et sociales visait cette mesure comme étant régie par l'article 16 paragraphe 3 de la convention collective du personnel du 13 novembre 1946,

  • que ledit article portant sur les changements d'emploi édicte que toute mutation fait l'objet d'une transmission à la commission du personnel et précise « à titre temporaire et si les besoins de l'exploitation l'exigeaient, le délégué du conseil d'administration pourrait changer de service immédiatement sans l'avis de la commission. Ce changement sera soumis à la prochaine session de la commission du personnel »,

  • qu'aucune des commissions réunies depuis n'a été saisie de cette mutation, ce qui a échappé aux premiers juges,

  • qu'il doit être constaté par ailleurs que seul M. W. a fait l'objet de cette mesure dite de rotation, présentée à l'origine comme une directive générale applicable à l'ensemble du personnel,

  • qu'il est dès lors fondé à solliciter l'annulation de cette mesure discriminatoire et à obtenir réparation du préjudice financier et moral occasionné par ce véritable détournement de pouvoir ;

Par conclusions du 20 mai 1998, la SBM demande au Tribunal de déclarer M. W. irrecevable en ses demandes pour non-respect des dispositions de l'article 431 du Code de procédure civile, les demandes présentées dans le dispositif de son assignation d'appel du 28 novembre 1997 étant différentes et constituant des demandes nouvelles par référence à la demande introductive d'instance, telle que résultant du préliminaire de conciliation du 22 août 1995, et subsidiairement confirmer le jugement du Tribunal du travail en date en 30 octobre 1997, en ce qu'il a déclaré M. W. irrecevable en sa demande de réintégration et l'a débouté du surplus de ses demandes ;

Elle soutient :

  • que l'analyse comparative des chefs de réclamation devant le juge du premier degré et de ceux présentés en cause d'appel met en évidence la violation des dispositions de l'article 431 du Code de procédure civile,

  • qu'en tout état de cause, l'organisation des services au sein d'une société est du seul ressort de l'administration, qui dans le cadre de son pouvoir général de direction, a la possibilité de décider, unilatéralement, toute modification,

  • que ce principe ne trouve sa limite qu'en cas de détournement de pouvoir ou d'abus de droit et ne peut se traduire dans le cadre d'un contentieux judiciaire que par l'octroi de dommages-intérêts au profit du salarié victime de ces agissements,

  • qu'en l'espèce, M. W. a été muté suite au rapport d'audit du cabinet B. et associés préconisant la mise en place au niveau des caisses d'un système de rotation de personnel destiné à éviter qu'il ne s'instaure entre les caissiers et la clientèle des relations contraires au bon fonctionnement du service et à assurer une meilleure connaissance de toutes les fonctions de caisse de la SBM ;

  • que seule l'enquête préliminaire ordonnée par le Procureur Général sur le fonctionnement de la caisse des chèques a interrompu la rotation préconisée par l'audit alors que la SBM avait entrepris de mettre en place un système d'appréciation pour faciliter cette rotation,

  • que M. W. ne peut soutenir avoir subi une modification substantielle de ses conditions de travail dans la mesure où d'une part, il a conservé son titre de caissier-chèques ainsi que la grille, l'échelle, l'échelon et le salaire de base y afférent et d'autre part, les fonctions de caissier ne sont pas classées dans les fonctions à pourboires, ceux-ci n'étant pas connus, comptabilisés, centralisés ni répartis par la SBM,

  • que la sanction disciplinaire dont celui-ci avait fait l'objet le 21 avril 1994 trouvait sa cause dans un manquement professionnel plus sérieux que celui rapporté par le défendeur mais que la SBM avait fait preuve de clémence à l'égard du salarié en réduisant la sanction initialement prononcée, prouvant par là-même qu'elle n'avait aucune animosité contre lui,

  • qu'ainsi la mutation de M. W. ne présentait pas un caractère discriminatoire,

  • qu'à supposer même qu'il y ait eu modification des conditions substantielles du contrat du travail imputable à la SBM, il appartenait au demandeur de saisir le Tribunal du travail d'une demande tendant à voir constater la résiliation de son contrat de travail du fait de l'employeur ;

Par conclusions en réponse en date du 17 février 1999, M. W. prétend que les demandes présentées en cause d'appel ne sont pas différentes de celles soutenues en première instance mais simplement exprimées différemment ;

Il maintient pour le surplus l'argumentation précédemment développée en faisant observer que dans l'ordre logique des mutations envisagées par la SBM lors de la réunion du 15 septembre 1994, il a véritablement subi une rétrogradation ;

Par conclusions en date du 22 septembre 1999, la SBM rappelle :

  • qu'au début de la procédure devant le Tribunal du travail, le demandeur détaillait ainsi son préjudice :

• 600 000 francs au titre de la réparation de sa perte de revenu supposée,

• 50 000 francs par mois à titre d'indemnité réparatrice,

• 200 000 francs au titre du préjudice moral,

alors que dans le corps de l'acte d'assignation et d'appel, il fait les demandes suivantes :

• 1 800 000 francs au titre du préjudice financier subi du 19 juillet 1994 au 30 novembre 1997,

• 50 000 francs par mois à compter du 1er décembre 1997 jusqu'à ce qu'il ait retrouvé son poste ou un poste comparable,

  • qu'il demandait aux premiers juges de dire que la mutation opérée était intervenue sans motif légitime ni nécessité de service et constituait une modification d'un élément substantiel du contrat de travail alors qu'il entend en cause d'appel la voir qualifier de mesure discriminatoire sans cause réelle et sérieuse ;

Elle reprend, par ailleurs, ses précédentes écritures ;

Par d'ultimes conclusions en date du 1er mars 2000, M. W. maintient ne pas avoir modifié ses demandes en cause d'appel ;

Il soutient les avoir réactualisées dans la mesure où quatre ans et demi s'étaient écoulés depuis la saisine du Tribunal du travail et avoir corrigé une première formulation maladroite ; il observe enfin que la classification des fonctions à pourboires et de celles qui ne peuvent y prétendre relèvent de la seule volonté de la SBM, la convention collective du 13 novembre 1946 étant elle-même muette à ce sujet ;

Sur quoi :

Sur l'exception d'irrecevabilité soulevée par l'intimée pour non-respect des dispositions de l'article 431 du Code de procédure civile :

Attendu que l'article 431 du Code de procédure civile édicte : « les parties peuvent, pour justifier les demandes qui avaient été soumises au premier juge, invoquer des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de nouvelles preuves ; elles ne peuvent former aucune demande nouvelle, à moins qu'il ne s'agisse de compensations ou que la demande nouvelle ne soit la défense à l'action principale ; elles peuvent toutefois demander des intérêts, arrérages, loyers et autres accessoires échus depuis le jugement de première instance et des dommages-intérêts pour le préjudice subi depuis celui-ci » ;

Attendu que l'interdiction édictée par ledit article de formuler en appel des demandes nouvelles est une règle - applicable en toute matière - qui a pour but de faire respecter le double degré de juridiction ; qu'à cet égard, les juges d'appel ne peuvent connaître que des questions déjà examinées par les premiers juges ;

Attendu cependant que n'est pas nouvelle la demande qui tend aux mêmes fins que la demande originaire, même si son fondement juridique est différent ;

Que les parties peuvent aussi expliciter les prétentions qui étaient virtuellement comprises dans les demandes soumises aux premiers juges et ajouter à celles-ci toutes les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément ;

Attendu qu'en l'espèce, les demandes de M. W. en cause d'appel visant à entendre dire que la décision de le muter au poste de caissier contrôleur des caisses automatiques revêt un caractère discriminatoire sans cause réelle et sérieuse et prononcer l'annulation de la décision du 18 juillet 1994 tendent bien aux mêmes fins que la demande présentée en première instance, en ce sens que l'annulation de la mesure de mutation se traduirait par une remise des choses en l'état antérieur et donc nécessairement par la réintégration du salarié dans l'emploi précédent ladite mesure ;

Attendu par ailleurs que devant le Tribunal du travail, il était demandé la condamnation au paiement de dommages-intérêts en réparation de la perte de revenu consécutive à la mesure de mutation évaluée jusqu'au 31 juillet 1995 à la somme de 600 000 francs, ainsi qu'une indemnité réparatrice de 50 000 francs par mois à compter du 1er août 1995 jusqu'à réintégration dans le poste ou un poste équivalent ;

Attendu qu'en sollicitant devant la juridiction d'appel la somme de 1 800 000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice financier du 19 juillet 1994 au 30 novembre 1997 outre une somme de 50 000 francs par mois à compter du 1er décembre 1997 et jusqu'à ce qu'il ait retrouvé son poste ou un poste comparable, M. W. n'a fait qu'actualiser ses demandes à la date de l'exploit du 28 novembre 1997, l'écart existant entre le montant des dommages-intérêts réclamés en première instance et le montant de ceux réclamés en cause d'appel ayant exclusivement pour objet de réparer le préjudice subi depuis l'assignation en première instance ;

Qu'il suit que l'exception d'irrecevabilité soulevée par l'intimée doit être rejetée et l'appel déclaré recevable en la forme ;

Sur le caractère discriminatoire et sans cause réelle et sérieuse de la mutation du 19 juillet 1994 :

Attendu qu'il convient de rappeler que M. W. est employé SBM depuis le 1er mai 1979 ;

Que depuis le 1er septembre 1979, il était rattaché auprès de la société monégasque d'avances et de recouvrement en qualité de caissier à la caisse des chèques ;

Que le 18 juillet 1994, il se voyait notifier une décision n° 146-94 du même jour prévoyant « dans le cadre de la mobilité du personnel des caisses, recommandée par le récent audit,... à titre expérimental et à compter du 19 juillet 1994 », son détachement auprès de la Caisse Centrale, pour y exercer les fonctions de caissier-contrôleur des appareils automatiques, sa rémunération de base restant inchangée ;

Que dès le 4 août 1994, il indiquait par courrier recommandé à son employeur, considérer que la mesure dont il avait fait l'objet avait pour conséquence la modification de plusieurs éléments substantiels de son contrat de travail, à savoir la qualification, le niveau de responsabilité, la classification et le revenu et demandait à être rétabli dans tous ses droits dans les meilleurs délais ;

Attendu qu'il est de principe que l'employeur, dans le cadre de son pouvoir de direction, peut changer les conditions de travail d'un salarié dès lors que la mesure ainsi prise ne correspond pas à une discrimination prohibée ou à une sanction injustifiée ;

Attendu qu'il appartient à la partie qui se prétend lésée de prouver contre son employeur, outre le préjudice subi, l'existence d'une faute commise par celui-ci dans l'exercice de son droit de modifier les conditions d'exercice du contrat de travail, laquelle peut consister dans l'allégation d'un faux motif ou dans la légèreté blâmable avec laquelle cette modification est intervenue ;

Attendu qu'en l'espèce, M. W. prétend que sa mutation au poste de caissier-contrôleur des appareils automatiques a eu pour effet de le faire passer d'une fonction prestigieuse et de responsabilité, au contact permanent avec une clientèle haut de gamme, à une fonction subalterne ;

Qu'elle a entraîné par ailleurs une diminution considérable de sa rémunération en le privant du bénéfice des pourboires ;

Attendu qu'il est constant que comme le soutient à juste titre la SBM, M. W. a conservé malgré sa mutation son titre de caissier-chèques ainsi que la grille, l'échelle, l'échelon et le salaire de base y afférent ;

Mais attendu qu'il est incontestable que M. W. a perdu tout contact non seulement avec la clientèle haut de gamme qu'il côtoyait dans le cadre de ses précédentes fonctions mais avec la clientèle en général ;

Qu'il est intéressant d'observer qu'à l'occasion d'une réunion tenue le 5 septembre 1994 et dont le compte rendu en date du 15 septembre 1994 est versé aux débats, il est dit d'une part qu'en cas de roulement des caissiers entre eux, le temps de formation serait de un mois pour assumer les fonctions de caissier-contrôleur et de trois à six mois pour assurer celles de caissier SMAR et d'autre part que ces dernières fonctions pourraient donner accès à la catégorie cadre, les autres caissiers restant dans la catégorie des agents de maîtrise ;

Attendu par ailleurs, que si la SBM persiste à affirmer que le poste de caissier-chèques n'est pas un poste à pourboires, le Tribunal peut estimer le contraire en l'état des éléments dont il dispose ;

Attendu en effet que la convention collective du 13 novembre 1946 étant muette sur la question des pourboires, la SBM ne produit aucune pièce permettant de distinguer les fonctions à pourboires de celles qui ne le sont pas ;

Qu'en revanche l'attestation en date du 12 février 1996 de Monsieur V., ayant notamment exercé au sein de la SBM les fonctions de directeur-adjoint des jeux, fait état de la présence notoire d'une boîte à pourboires sur le comptoir des caissiers de la SMAR et précise que les sommes ainsi allouées par une clientèle de haut niveau, voire richissime, représentent des montants importants pouvant aller jusqu'à deux mille francs ;

Attendu que dans une note de service adressée aux caissiers le 17 janvier 1991, la SBM fait elle-même allusion à la pratique des pourboires alléguée par l'appelant dans ces termes : « suite à vos médisances, à vos pressions et à votre décision... de lui supprimer les pourboires durant la période de son hors caisse, je suis dans l'obligation... » ;

Qu'ainsi, étant établi que les fonctions de caissier SMAR jouissent d'une meilleure considération et d'une rémunération plus intéressante du fait de la pratique des pourboires que les fonctions de caissier-contrôleur, la preuve du préjudice subi par M. W. du fait de la mutation du 19 juillet 1994 est suffisamment rapportée ;

Attendu d'autre part, que la SBM prétend avoir pris la décision de muter son salarié pour satisfaire aux recommandations d'un rapport d'audit du cabinet B. et Associés préconisant la mise en place au niveau des caisses d'un système de rotation de personnel ;

Que si l'existence de ces recommandations n'est pas contestable, la constatation que M. W. fut le seul visé par une mesure de rotation qui se voulait de portée générale et ce, peu de temps après qu'il ait fait l'objet d'une sanction disciplinaire trouvant sa cause dans un manquement professionnel, peut évoquer une discrimination ;

Attendu qu'à supposer même comme insuffisamment établi le caractère discriminatoire de la mesure litigieuse, celle-ci, présentée au salarié comme une mutation à titre expérimental et temporaire, serait régie par l'article 16 de la convention collective du personnel du 13 novembre 1946 ;

Attendu que ledit article prévoit dans son premier paragraphe que les demandes ou propositions de changement d'emploi sont transmises par le délégué du conseil d'administration à la commission du personnel et, dans son paragraphe 3, qu'à titre temporaire et si les besoins de l'exploitation l'exigeaient, le délégué du conseil d'administration pourrait changer l'employé de service immédiatement sans l'avis de la commission étant précisé que ce changement serait dès lors soumis à la prochaine session de la commission du personnel ;

Attendu qu'en l'espèce, la mutation dont a fait l'objet M. W. n'a jamais été soumise à la commission du personnel ;

Que ce dernier s'est vu notifier ladite mesure par courrier recommandé du 18 juillet 1994 avec prise d'effet le 19 juillet 1994 ;

Attendu qu'en prenant ainsi la décision de muter, du jour au lendemain et sans respect des procédures en vigueur, un employé bénéficiant de 15 années d'ancienneté dans son poste, la SBM a fait preuve de légèreté ;

Qu'en conséquence, il y a lieu de dire que la SBM a commis une faute dans l'exercice de son droit de modification des conditions de travail de son salarié M. W. ;

Sur la demande d'annulation de la décision du 18 juillet 1994 :

Attendu que comme l'ont relevé à juste titre les premiers juges, il n'existe, sous réserve des droits reconnus à certains représentants du personnel, aucune disposition en droit monégasque permettant à une juridiction de proposer et encore moins d'imposer la réintégration d'un salarié dans ses anciennes attributions, que ce salarié fasse encore partie ou non du personnel de l'entreprise, une telle possibilité n'étant absolument pas induite par les dispositions de l'article 1 de la loi n° 446 du 16 mai 1946 ;

Attendu que l'annulation de la décision du 18 juillet 1994, qui aurait pour conséquence d'entraîner la réintégration du salarié dans ses fonctions antérieures, ne peut davantage être admise ;

Sur les demandes en dommages-intérêts destinés à couvrir le préjudice financier subi du 19 juillet 1994 au 30 novembre 1997 et indemnités mensuelles jusqu'à réintégration ou affectation à un poste comparable :

Attendu qu'il résulte de ce qui précède que M. W. ne peut prétendre au rétablissement de la situation antérieure à la décision de mutation ;

Attendu cependant qu'il a perdu une chance sérieuse de continuer à percevoir les pourboires dont il a été gratifié pendant 15 années ;

Qu'il a subi également un préjudice moral découlant des conditions dans lesquelles est intervenue la modification de ses conditions de travail ;

Attendu qu'en l'état des éléments d'appréciation dont dispose le Tribunal, il y a lieu de condamner la SBM à payer à M. W. la somme de 350 000 francs, à titre de dommages-intérêts, en réparation de ses préjudices ;

Et attendu que la partie qui succombe doit supporter les dépens de l'instance, par application de l'article 231 du Code de procédure civile ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS :

Le Tribunal statuant contradictoirement, comme juridiction d'appel du Tribunal du travail,

  • Déclare l'appel de M. W. recevable en la forme ;

  • Rejette l'exception d'irrecevabilité des demandes soulevée par la SBM ;

  • Infirme le jugement rendu le 30 octobre 1997 par le Tribunal du travail ;

  • Dit que la SBM a commis une faute dans l'exercice de son droit de modification des conditions de travail de son salarié M. W. ;

  • Condamne la SBM a lui payer la somme de 350 000 francs à titre de dommages-intérêts ;

  • Déboute M. W. de sa demande tendant à l'annulation de la décision de mutation du 18 juillet 1994.

Composition🔗

Mr Narmino prés. ; Mlle Lelay prem. subst. proc. gén. ; Mes Pastor, Escaut av. déf. ; Gaggio Lassalle au Bar. de Nice.

Note🔗

Cette décision infirme le jugement du Tribunal du travail du 30 Octobre 1997.

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