Tribunal de première instance, 2 juillet 1998, M. c/ S. et État de Monaco, UAP.

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Abstract🔗

Responsabilité de la puissance publique

Compétence du Tribunal civil - Faute de service (agent de police) - Circulation d'un véhicule de police sur une voie réservée sans mission d'urgence - Accident - Imprudence et inobservation des règlements - Faute non détachable du service - Faute également de la victime : partage des responsabilités

Résumé🔗

Il appartient au tribunal d'apprécier, en sa qualité de juge de droit commun en matière administrative, que lui confèrent l'article 12 de la loi n° 783 du 15 juillet 1965 et l'article 21-2° du Code de procédure civile, si une faute de service peut être imputée à l'État, du fait de la conduite par un agent de la sûreté publique d'un véhicule de police circulant sur une voie exclusivement réservée à la circulation des autobus urbains des taxis et des véhicules d'intervention d'urgence lequel a heurté un piéton qui la traversait et si la faute éventuellement commise par la victime exonère ou atténue - selon sa gravité - la responsabilité de la puissance publique.

Il ressort des éléments de la cause que la voiture de police qui était banalisée n'aurait pas dû emprunter cette voie en l'absence d'urgence de la mission des agents de la force publique, où elle circulait à une allure non négligeable par rapport à la vitesse quasi nulle des autres véhicules circulant sur le boulevard ; il s'en suit que l'imprudence et l'inobservation de l'article 38 de l'ordonnance n° 1691 du 17 décembre 1957 portant Code de la route et de l'article 7) a) de l'arrêté municipal n° 83.33 du 4 juillet 1983 modifié par arrêté municipal n° 92-21 du 27juillet 1992 caractérisent une faute de service en relation directe avec l'accident, non détachable du service accompli par l'agent de police et justifiant la responsabilité de l'État mais il est aussi établi que la victime s'est mise à courir lors de sa traversée, à tout le moins lorsqu'elle a atteint la voie réservée où l'accident s'est produit, sans avoir pris soin de s'assurer qu'elle pouvait la franchir sans danger et en s'abstenant de vérifier qu'aucun véhicule ne circulait sur cette voie ; ainsi elle a commis une faute d'imprudence également à l'origine de l'accident dont elle a été victime.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Le 10 septembre 1993, vers 10 heures 55, le piéton C. M. a entrepris de traverser d'amont en aval le boulevard Albert 1er, à hauteur du n° 23, en dehors des passages protégés distants de plus de 30 mètres ;

Compte tenu d'une circulation très dense dans les deux voies de circulation du boulevard, elle a pu les traverser sans encombre, un camion se trouvant dans la deuxième voie ayant ralenti son allure au point de s'arrêter pour lui céder le passage ;

Pour franchir la troisième voie, réservée aux autobus, taxis et véhicules d'urgence, C. M. s'est mise à courir ; elle a alors été violemment heurtée par une automobile de marque Peugeot, type 205, dépendant des services de la sûreté publique (Police maritime) que conduisait l'agent de police L. S., avec comme passager avant le brigadier-chef R. D., à une allure par eux estimée à 35 kilomètres heures ;

Il est constant que ce véhicule est banalisé et qu'il servait, au moment de l'accident, à remplir une mission de police ne présentant pas de caractère d'urgence, les avertisseurs sonores et lumineux n'étant pas en fonction ;

Ayant été sérieusement blessée du fait de l'accident, notamment aux vertèbres, C. M. a obtenu en référé, selon ordonnance du 18 octobre 1995, la désignation d'un expert, en la personne du docteur Aboussouan, chirurgien-orthopédiste, chargé de l'examiner ;

Ce médecin a déposé son rapport au greffe général le 26 février 1996 ; ses conclusions sont les suivantes :

« Incapacité totale de travail de 3 mois

Préjudice esthétique 0,5/7

Préjudice d'agrément 3,5/7

Incapacité permanente partielle 10 %

L'état de Mlle M. est actuellement consolidé, mais une aggravation progressive est inéluctable chez elle, tenant compte de l'état antérieur de sa colonne vertébrale et des lésions imputables à l'accident qui s'y sont greffées » ;

Par les exploits d'assignation et de réassignation susvisés, C. M. a attrait en la cause l'État et son assureur-loi la compagnie UAP, ainsi que L. S., pour que ceux-ci soient condamnés, après que « l'Administration des Domaines », en réalité l'État, ait été déclaré entièrement responsable de l'accident du 10 septembre 1993, à lui payer :

• 20 000 francs au titre de l'ITT

• 5 000 francs au titre du préjudice esthétique

• 150 000 francs au titre du préjudice d'agrément

• 100 000 francs au titre de l'IPP

• outre les dépens de l'instance ;

La demanderesse prétend, sur le fondement de l'enquête de police à laquelle l'accident a donné lieu, que celui-ci trouve son origine exclusive dans la circulation à grande vitesse du véhicule de police dans une voie interdite, alors qu'elle-même aurait pu traverser sans danger en dehors des passages réservés aux piétons, compte tenu de la densité de la circulation ;

Sur la base des conclusions de l'expert, elle réclame réparation de son préjudice, en insistant sur le préjudice d'agrément qui la prive des activités de danse, de musculation, de natation et d'équitation qu'elle pratiquait régulièrement ;

La compagnie UAP et L. S., par conclusions communes, demandent au Tribunal de constater que la victime a commis une faute en traversant en courant en dehors d'un passage protégé, sans faire preuve de prudence ni d'attention suffisante, de dire que cette faute constitue la cause unique de l'accident, et de juger, en tant que de besoin, que ladite faute a constitué pour S. un cas de force majeure le dégageant de toute responsabilité ;

Ils estiment en conséquence que ni l'État, en sa qualité d'employeur de S., ni la compagnie UAP, n'ont engagé leur responsabilité en la cause ; ils concluent en conséquence au rejet des demandes dont ils font l'objet ;

Au soutien de leurs prétentions, ces parties constatent que l'action de C. M. est fondée sur l'article 1230 du Code civil ; elles démentent la vitesse élevée du véhicule, en affirmant qu'il circulait à faible allure, et précisent que sa présence dans un couloir de circulation réservé aux véhicules d'intervention d'urgence ne caractérise pas une infraction au Code de la route ;

À titre subsidiaire, elles relèvent le caractère infondé ou manifestement exagéré des demandes d'indemnisation formées par la victime ;

Pour sa part, l'État de Monaco conclut dans le même sens, en considérant que son préposé S. n'a commis aucune faute, dès lors qu'il a été surpris par C. M. ayant surgi devant un camion pour traverser en courant en dehors d'un passage protégé, ainsi que le confirmeraient les témoignages recueillis ;

En réponse, C. M. maintient ses demandes et soutient que la voiture a déboité du couloir de circulation où elle se trouvait, en sorte qu'il lui a été impossible de la voir arriver sur elle ; elle conteste avoir la moindre part de responsabilité dans l'accident, dont elle souligne les conséquences sur son état de santé, et réaffirme que la cause de l'accident résulte de la circulation à grande vitesse, dans une voie interdite et sans motif, du véhicule de police ;

SUR QUOI :

Attendu que les règles gouvernant le présent litige, mettant en jeu la responsabilité de la puissance publique, ne sauraient être tirées des textes du Code civil régissant la responsabilité civile des particuliers ;

Qu'en l'occurrence, il appartient au Tribunal d'apprécier, en sa qualité de juge de droit commun en matière administrative que lui confèrent l'article 12 de la loi n° 783 du 15 juillet 1965 et l'article 21-2° du Code de procédure civile, si une faute de service peut être imputée à l'État, du fait des agissements des agents dépendant de la sûreté publique et si la faute éventuellement commise par la victime exonère ou atténue - selon sa gravité - la responsabilité de la puissance publique, réduisant ainsi l'indemnité qui serait due à cette victime ;

Attendu qu'il est constant, au regard des éléments de l'enquête, que les voies normales de circulation du boulevard Albert 1er se trouvaient particulièrement encombrées au moment des faits, en sorte que les véhicules circulaient à très faible allure et étaient même contraints de s'arrêter (cf. déclarations M. et A.) ;

Attendu que la vitesse du véhicule en cause, dont il n'est pas établi qu'elle était excessive, a été estimée par les occupants à environ 35 kilomètres heures ; qu'une telle allure, bien que relativement faible dans l'absolu, doit être appréciée en l'espèce en fonction de la vitesse quasi nulle des autres véhicules circulant sur le boulevard ; qu'ainsi, l'allure adoptée par la Peugeot n'était pas négligeable et n'apparaît pas sans incidence dans la réalisation de l'accident ;

Attendu, par ailleurs, que le policier responsable de la mission a admis que celle-ci ne présentait pas un caractère d'urgence, à telle enseigne que les avertisseurs sonores ou lumineux n'ont pas été mis en œuvre ; qu'il a déclaré que le véhicule circulait dans la voie réservée « pour éviter l'embouteillage » ;

Attendu que cette circonstance révèle en l'espèce une méconnaissance de l'article 38 de l'ordonnance n° 1691 du 17 décembre 1957 portant Code de la route et de l'article 7-7-a de l'arrêté municipal n° 83-33 du 4 juillet 1983 modifié par arrêté municipal n° 92-21 du 27 juillet 1992 ; que ces textes disposent, en effet, que tout usager doit, sauf cas de force majeure, emprunter exclusivement les chaussées affectées à la circulation des usagers de sa catégorie (article 38), et que la voie aval du boulevard Albert 1er « est exclusivement réservée à la circulation des autobus urbains, des taxis et des véhicules d'intervention d'urgence » ; que si les véhicules utilisés par la sûreté publique, dans le cadre de la mission de police qu'elle exerce au service du public, doivent être considérés en règle générale comme des véhicules d'intervention d'urgence au sens de cet arrêté municipal, cette présomption d'utilisation peut être combattue par la preuve contraire, une telle preuve étant administrée en l'espèce du fait de l'absence d'urgence de la mission dont s'agit ;

Attendu qu'il s'ensuit qu'en la cause, la voiture banalisée de la Police maritime n'aurait pas dû emprunter la voie où l'accident s'est produit ;

Attendu que l'imprudence et l'inobservation des règlements ainsi relevées caractérisent une faute de service en relation directe avec l'accident, non détachable du service accompli par l'agent S., et justifient que la responsabilité de l'État soit retenue ;

Attendu qu'eu égard aux règles de responsabilité administrative à retenir en la cause, il y a lieu de rechercher si le comportement de C. M. est ou non intervenu dans la réalisation du dommage, étant cependant relevé que le fait, pour un piéton, de traverser une chaussée en dehors de passages protégés situés comme en l'espèce à plus de 30 mètres ne caractérise nullement une infraction à l'article 200 de l'ordonnance 1691 précitée ;

Attendu qu'il est admis par la victime et établi par les pièces de l'enquête, que C. M. s'est mise à courir lors de sa traversée, à tout le moins lorsqu'elle a atteint la voie aval de circulation où l'accident s'est produit ; qu'il est tout aussi constant qu'elle s'est engagée sur cette voie immédiatement après avoir bénéficié du passage que venait de lui céder un conducteur de camion de grand gabarit, en sorte que sa visibilité se trouvait réduite, sinon nulle, sur sa droite ;

Attendu qu'en n'ayant manifestement pas pris soin de s'assurer qu'elle pouvait franchir cette ultime voie sans danger, et en s'étant abstenue de vérifier qu'aucun véhicule ne circulait dans ladite voie, C. M. a commis une faute d'imprudence, également à l'origine de l'accident dont elle a été victime ;

Attendu qu'au regard des éléments suffisants d'appréciation dont il dispose pour arbitrer la part de responsabilité devant être mise à la charge des protagonistes, le Tribunal est en mesure d'imputer à l'agent de l'État et à C. M. la responsabilité de l'accident à raison de moitié chacun ;

Attendu que l'État doit être déclaré responsable, dans cette proportion, des dommages causés sans que la responsabilité de ses agents, dont le comportement ne peut être détaché du service qu'ils accomplissaient dans le cadre de leurs fonctions, puisse être engagée ;

Que, dès lors, L. S. doit être mis hors de cause ;

Attendu que la compagnie UAP, qui n'a pas dénié sa qualité d'assureur de l'État, devra être tenue in solidum de la réparation, à raison de 50 % ;

Attendu, sur le montant de l'indemnisation, que le Tribunal estime devoir se référer à l'expertise médicale du docteur Aboussouan dont le travail, qui apparaît sérieux et complet, n'a pas fait l'objet de critique ;

Attendu, sur l'IPP, que le taux de 10 %, retenu en fonction de séquelles essentiellement situées au niveau du rachis lombaire, justifie, compte tenu du jeune âge de la victime au moment de l'accident (18 ans), une indemnisation devant être arbitrée à la somme de 90 000 francs ;

Attendu, sur l'ITT, que la circonstance que C. M. n'occupait pas un emploi lors des faits ne saurait la priver de la réparation à laquelle toute victime est en droit de prétendre durant la période de son incapacité ;

Que celle-ci entraîne en effet une impossibilité de se livrer aux actes de la vie quotidienne et génère une gêne certaine devant être indemnisée ;

Qu'au regard des éléments d'appréciation dont le Tribunal dispose, il y a lieu d'allouer à C. M. la somme de 20 000 francs, telle que réclamée, à l'effet de compenser la période de trois mois d'incapacité totale qu'elle a dû subir ;

Attendu, sur le préjudice esthétique, que l'atteinte très légère retenue par l'expert (0,5/7) doit être indemnisée à concurrence de la somme de 2 000 francs, compte tenu des éléments d'appréciation dont le Tribunal dispose ;

Attendu, sur le préjudice d'agrément, qu'il convient de tenir compte du taux moyen fixé par l'expert ainsi que du champ des activités désormais interdites à la victime ;

Que, toutefois, la réparation ne saurait prendre en compte la liste des sports ou activités de loisir que la victime se plaint de ne plus pouvoir exercer, dès lors que C. M. ne produit aucune pièce justifiant de la pratique régulière et assidue desdits sports et activités ;

Qu'il demeure toutefois, eu égard à la nature des atteintes qu'elle subit, que C. M. est désormais privée de la pratique normale des fonctions sportives ou ludiques auxquelles tout jeune adulte s'adonne habituellement ;

Attendu qu'au regard de ces éléments d'appréciation, le Tribunal estime équitable d'arbitrer à 20 000 francs le montant devant lui revenir de ce chef ;

Attendu, en conséquence, que l'État et la compagnie UAP devront être condamnés in solidum à lui payer la somme totale de 66 000 francs (90 000 + 20 000 + 2 000 + 20 000 : 2), compte tenu du partage de responsabilité ordonné ;

Attendu que les défendeurs, qui succombent pour l'essentiel, devront supporter les dépens de l'instance, en ce compris les frais de l'expertise médicale ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS :

Le Tribunal statuant contradictoirement,

  • Met L. S. hors de cause ;

  • Déclare l'État responsable pour moitié de l'accident survenu le 10 septembre 1993 et tenu de le réparer dans cette proportion ;

  • Constate que la compagnie UAP, assureur de l'État, ne conteste pas être contractuellement tenue à indemnisation ;

En conséquence,

  • Condamne in solidum l'État et la compagnie UAP à payer à C. M. la somme de 66 000 francs, montant des causes sus-énoncées ;

  • Déboute les parties du surplus de leurs prétentions.

Composition🔗

Mr Landwerlin prés. ; Serdet prem. subst. proc. gén. ; Mes Blot, Sbarrato av. déf. ; Enhelaar av. bar. de Nice.

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