Tribunal de première instance, 25 avril 1996, Institut Gustave Roussy c/ Consorts M.

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Abstract🔗

Testament

Interprétation : - Détermination de la personne du légataire - Action en délivrance du legs : articles 869 du Code civil, nécessité pour entrer en possession de la chose léguée

Résumé🔗

Le testateur ayant légué sa part d'un fonds de commerce à « l'institut pour la recherche du cancer à Paris » - lequel n'a pas d'existence à Paris - il appartient au tribunal d'interpréter les dispositions testamentaires et de rechercher l'institut que le testateur a voulu gratifier et si cet institut est suffisamment déterminé ou déterminable.

Il ressort des éléments de la cause que cet institut apparaît s'appliquer à l'Institut Gustave Roussy - ayant mission d'effectuer des recherches pour la prévention et le traitement des tumeurs - qui font partie de l'institut du cancer de Villejuif - considéré souvent dans l'esprit des testateurs comme un établissement de Paris.

Aussi, est-il conformer à la volonté du testateur de considérer que le legs particulier attribué à « l'institut pour la recherche du cancer à Paris » doivent bénéficier à l'institut Gustave Roussy. En conséquence, il y a lieu d'ordonner la délivrance du legs à cet établissement.

En effet, conformément aux dispositions de l'article 869 du Code Civil, si le légataire à titre particulier, ce qui est le cas en l'espèce, devient, dès l'ouverture de la succession, propriétaire de la chose léguée, il est, néanmoins, tenu pour faire reconnaître son droit, notamment en cas de refus opposé par les héritiers à sa demande, d'exercer une action en délivrance du legs devant le tribunal du lieu d'ouverture de la succession.

Le légataire à titre particulier dispose dès lors d'une action personnelle pour obtenir le paiement du legs contre chacune des personnes tenues à la reprise naturelle de celui-ci.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Considérant les faits suivants :

Le 8 août 1974, R. M., en son vivant domicilié à Monaco, est décédé à Casablanca (Maroc), où il séjournait momentanément, en l'état d'un testament olographe déposé au rang des minutes de Maître Louis-Constant Crovetto, notaire, et daté du 20 juillet 1974, par lequel, entre autres dispositions, R. M. a légué à titre particulier à « l'institut pour la recherche du cancer à Paris », sa « part de l'hôtel d'Europe : 50 % du fonds de commerce (SA) » ;

R. M. a laissé pour lui succéder :

  • sa sœur Y. M., épouse en secondes noces de F. A., apte à recueillir les 2/6èmes de la succession ;

  • son frère G. M., également héritier des 2/6èmes, et venant en représentation de leur père, A. M., décédé en 1973 et frère du défunt :

  • A. M., venant pour 1/6ème, et

  • J. M. divorcée en premières noces de R. M., et en secondes noces de G. P., décédée en 1980 et dont les droits dans la succession (1/6ème) ont été transmis à sa fille É. M. épouse N. ;

Les héritiers susvisés ont perçu en 1991 en proportion de leurs droits la somme représentant la valeur liquidative des actions de la société Hôtel d'Europe dont R. M. était propriétaire ;

Suivant exploit en date du 10 juin 1992, l'Institut Gustave Roussy, en abrégé IGR, a fait assigner Y. M., G. M., É. M. épouse N. et A. M., aux fins d'obtenir :

  • que le legs particulier consenti au profit de « l'Institut pour la recherche du cancer à Paris » lui soit attribué ;

  • la délivrance du legs à son profit ;

  • acte de son accord de transmettre au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) la moitié du legs qui lui sera consenti ;

L'IGR affirme que l'interprétation littérale du testament conduit à penser que le testateur a voulu le gratifier, et précise être le seul centre de lutte contre le cancer implanté à Villejuif ;

Dans ses conclusions initiales, G. M. fait valoir que l'IGR ne justifie pas avoir assigné effectivement par des actes remis à leurs destinataires tous les héritiers par le sang ;

En outre, G. M. conclut au rejet de la demande au motif que, nulle part dans l'expression des volontés de R. M., il n'est question de l'IGR, de l'ARC (Association pour la recherche contre le cancer) ou du CNRS ;

G. M. ajoute que l'institut demandeur existait déjà en 1974 et que, si feu R. M. avait effectivement voulu attribuer un legs à cet institut, il n'aurait pas manqué de le préciser ;

Il affirme, en outre, qu'il est surprenant que l'IGR ait attendu 20 ans pour réclamer ce qu'il estime être son dû ;

Par conclusions additionnelles du 28 avril 1993, l'IGR expose avoir régulièrement assigné les héritiers de R. M., et sollicite, en outre, la condamnation des défendeurs à lui rembourser une somme de 351 592,99 francs représentant 50 % de la somme de 703 185,98 francs qui correspond au montant de la vente de l'Hôtel d'Europe, objet du legs, ce, avec intérêts au taux d'1 % du 8 août 1974 à la date du jugement, et intérêts au taux légal à compter du jugement, et avec exécution provisoire ;

L'IGR indique que, par courrier du 11 juin 1980, Maître Crovetto lui avait précisé que les héritiers n'étaient pas disposés à consentir à la délivrance du legs et qu'il procédait, de ce fait, au classement du dossier, en sorte que le règlement de la succession de R. M. s'est trouvé paralysé pendant plusieurs années ;

G. M., É. M. épouse N., Y. M. épouse A. concluent au rejet de la demande au motif que le Tribunal n'a pas le moindre élément lui permettant d'affirmer que R. M. ait voulu gratifier l'IGR ;

Par conclusions rectificatives et additionnelles du 8 février 1995, l'IGR sollicite la condamnation des défendeurs à lui payer un montant de 703 185,98 francs correspondant à 50 % du produit de la vente du fonds de commerce de l'Hôtel d'Europe avec intérêts de droit à compter de l'acte introductif d'instance ;

A. M. demande au Tribunal :

  • de lui donner acte de sa volonté de respecter scrupuleusement les dernières volontés de son défunt oncle R. M. ;

  • de déterminer, si possible, si l'IGR est le bénéficiaire du legs particulier qu'à entendu faire feu R. M. au profit d'un organisme non lucratif chargé de la lutte contre le cancer ;

  • à défaut, débouter ledit institut de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

  • de condamner alors cet organisme à lui payer un montant de 5 000 francs au titre des frais dits « irrépétibles » ;

A. M. déclare s'en remettre à la sagesse du Tribunal pour interpréter les dispositions testamentaires litigieuses et soutient, par ailleurs, que l'IGR devrait être débouté de sa demande en paiement d'intérêts de retard formulée à son encontre, dès lors que lui-même ne s'est jamais opposé à la délivrance du legs ;

Par conclusions du 15 mars 1995, A. M. déclare, sous réserve du bien fondé de l'action engagée par l'IGR, ne pas être opposé à lui rembourser les sommes qu'il a effectivement perçues, après déduction des droits de succession, et s'élevant à 99 617,99 francs ;

A. M. affirme, en outre, que le jugement à intervenir déclarera ou non l'IGR, légataire à titre particulier de feu R. M., et, qu'en conséquence, les intérêts éventuels ne pourront courir qu'à compter du jugement ;

Par conclusions additionnelles du 21 juin 1995, l'IGR demande à ce que la somme de 703 185,98 francs porte intérêts au taux d'1 % de décembre 1981 à février 1991 et au taux légal à compter de l'assignation ;

L'IGR fait valoir qu'A. M. n'a pas communiqué le décompte de Maître Crovetto du 27 février 1991 qu'il vise dans ses conclusions, faisant état de ce qu'il n'aurait perçu qu'un montant de 99 617,99 francs, après déduction des droits de mutation ;

En outre, l'IGR déclare être en droit de revendiquer l'intégralité du legs et précise que si les défendeurs ont indûment réglé des droits de succession, ils pourront en obtenir le remboursement ;

Sur ce,

Attendu qu'il convient d'observer que l'IGR a assigné tous les héritiers de feu R. M., lesquels sont régulièrement intervenus dans la présente procédure ;

Attendu qu'il est établi que feu R. M. a légué sa « part de l'hôtel d'Europe : 50 % du fonds de commerce (SA) » à « l'Institut pour la recherche du cancer à Paris » ;

Attendu qu'il appartient au tribunal d'interpréter ces dispositions testamentaires et de rechercher l'institut que le testateur a voulu gratifier et si cet institut est suffisamment déterminé ou déterminable ;

Attendu qu'il est manifeste que la volonté de R. M. était de léguer la part susvisée à un institut se consacrant à la recherche du cancer et qui se trouvait à Paris ;

Attendu qu'il ressort d'un courrier de la Préfecture de Paris du 4 avril 1975 adressé à Maître Crovetto, notaire, qu'il n'existe pas d'Institut pour la recherche du cancer à Paris, mais qu'en revanche, divers établissements consacrent tout ou partie de leurs activités pour la recherche du cancer, et que l'Institut du cancer à Villejuif est souvent considéré, dans l'esprit des testateurs, comme un établissement « de Paris » ;

Attendu qu'il résulte également dudit courrier que les établissements situés à Paris et participant aux recherches sur le cancer sont l'Association française pour l'Étude du cancer, la Ligue nationale française contre le cancer, la Fondation Curie-Institut du Radium, et la Fondation pour la recherche médicale française ;

Attendu qu'il convient donc d'admettre que l'Institut du cancer à Villejuif est généralement considéré comme un établissement situé à Paris, tandis qu'aucun établissement intitulé « Institut » n'a son siège dans cette ville ;

Attendu qu'il ressort du courrier susmentionné de la Préfecture de Paris du 4 avril 1975 que l'Institut du cancer à Villejuif comprend divers établissements et laboratoires dont l'IGR ;

Attendu que l'IGR, ancien Centre anti-cancéreux de l'Institut du cancer a, notamment, pour mission la Recherche ; que, 400 personnes environ effectuent des recherches orientées vers la prévention, la détection, ou le traitement des tumeurs et vers la compréhension des mécanismes de développement des cancers ; que l'IGR dispose, également, pour effectuer ses recherches, de laboratoires propres occupant une superficie de 12 000 m2, répartis entre deux pavillons de recherche et un hôpital ;

Attendu, par ailleurs, que par lettres des 9 octobre 1987 et 5 février 1988, F. A. écrivait au président de l'Association pour la recherche sur le cancer, en abrégé l'Arc, à propos du legs litigieux que « J. Y. née M. épouse A. malgré ses démarches, n'a jamais pu savoir ce qu'il était advenu de ce legs (...) », « (...) Mme A. tient à l'affirmer par ma plume, qu'elle n'a jamais voulu retarder l'exécution de ce legs. Je vous laisse le soin d'activer le Notaire de la Principauté (...» ;

Attendu qu'il s'induit de ces deux lettres qu'Y. M. épouse A. n'était pas apparemment opposé à ce que le legs litigieux soit délivré à l'ARC ;

Attendu, cependant, qu'il résulte de l'extrait des délibérations du conseil d'administration de ladite association en date du 12 avril 1988, que la commission des legs a, le 8 avril 1988, proposé pour l'appréhension du legs litigieux, l'IGR et qu'à l'unanimité, les membres du conseil d'administration de l'association susvisée ont entériné la décision de la commission ;

Attendu que le 29 juillet 1988, le conseil d'administration de l'IGR a déclaré accepter ledit legs et proposé d'en reverser la moitié au CNRS ;

Attendu que ces circonstances confirment l'intention du testateur dont la formule « Institut pour la recherche du cancer » apparaît s'appliquer en réalité à l'IGR, doté de la personnalité civile depuis une ordonnance française n° 45-2221 du 1er octobre 1945 et ayant, notamment, pour mission la recherche du cancer, comme ci-dessus précisé ;

Attendu qu'il apparaît ainsi conforme à la volonté de R. M. de considérer que le legs particulier attribué à « l'institut pour la recherche du cancer à Paris » doit être délivré à l'IGR ;

Attendu qu'en conséquence, il y a lieu d'ordonner la délivrance du legs au profit de l'IGR ;

Attendu, en effet, que, conformément aux dispositions de l'article 869 du Code civil, si le légataire à titre particulier, ce qui est le cas en l'espèce pour l'IGR, devient dès l'ouverture de la succession propriétaire de la chose léguée, il est néanmoins tenu pour faire reconnaître son droit, notamment en cas de refus opposé par les héritiers à sa demande, d'exercer une action en délivrance du legs devant le Tribunal du lieu d'ouverture de la succession ;

Attendu que la délivrance permet au légataire à titre particulier d'obtenir le paiement du legs ;

Attendu que le légataire à titre particulier dispose dès lors d'une action personnelle contre chacune des personnes tenues à la reprise matérielle du legs ;

Attendu qu'en l'occurrence, par courrier du 29 mai 1991, Maître Crovetto, notaire, informait le secrétaire général adjoint de l'IGR de ce que « les héritiers ont récemment perçu en proportion de leurs droits, la somme représentant la valeur liquidative des actions de la SAM Hôtel d'Europe dont M. R. M. était propriétaire » ;

Attendu qu'il ressort d'un relevé de compte de Maître Crovetto du 27 février 1991, régulièrement communiqué à l'IGR, que le solde liquidatif de la société Hôtel d'Europe est de 703 185,88 francs et qu'A. M. a perçu, déduction faite des droits de mutation (10 %) et des pénalités de retard (50 %), un montant de 99 617,99 francs ;

Attendu que, par conséquent, É. M. épouse N. a hérité du même montant dès lors que ses droits de succession (1/6ème) sont identiques à ceux d'A. M. ;

Attendu, en revanche, qu'Y. M. épouse A. et G. M., chacun héritier des 2/6èmes ont, dès lors, perçu le double des sommes obtenues par A. M. et É. M. épouse N., soit un montant respectif de 199 236 francs, après déduction, pour chacun d'eux, des droits de mutation (10 % = 23 439,52 francs) et pénalités de retard (50 % = 11 719,76 francs) ;

Attendu que l'article 872 du Code civil dispose :

« Les héritiers du testateur, ou autres débiteurs d'un legs, seront personnellement tenus de l'acquitter, chacun au prorata de la part et portion dont ils profiteront dans la succession (...) » ;

Attendu que, par conséquent, chacun des défendeurs sera, en sa qualité d'héritier de feu R. M., tenu de verser à l'IGR la somme qu'il a effectivement perçue lors de la liquidation des actions de la société de l'Hôtel d'Europe effectuée par Maître Crovetto ;

Attendu qu'il n'existe ni d'indivisibilité ni de solidarité entre les héritiers ;

Attendu que la décision ainsi prise ne peut avoir d'effet avant la délivrance de l'autorisation prévue par application de l'article 778 du Code civil ;

Attendu que les intérêts au taux légal courront à compter de la signification de l'assignation, soit à compter du 10 juin 1992 ;

Attendu, en effet, que, conformément aux dispositions de l'article 869 du Code civil, le droit aux intérêts n'existe que du jour où le légataire à titre particulier a formé sa demande en délivrance devant le tribunal ;

Attendu que les circonstances de l'espèce caractérisent l'urgence et justifient que soit ordonnée l'exécution provisoire du présent jugement ;

Attendu qu'il convient de donner acte à l'IGR de son accord de transmettre au CNRS la moitié des montants susvisés ;

Et attendu que les dépens suivent la succombance ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement,

Dit que le testament olographe de R. M., déposé le 9 septembre 1974, au rang des minutes de Maître Crovetto, notaire, par lequel le testateur déclare léguer à l'Institut pour la recherche du cancer à Paris sa part de l'Hôtel d'Europe doit être entendu comme devant bénéficier à l'Institut Gustave Roussy (IGR) ;

Ordonne la délivrance du legs particulier susvisé au profit de l'IGR ;

Condamne Y. M. épouse A. à payer à l'IGR la somme de 199 236 francs majorée des intérêts au taux légal à compter du 10 juin 1992 ;

Condamne G. M. à payer à l'IGR la somme de 199 236 francs majorée des intérêts au taux légal à compter du 10 juin 1992 ;

Condamne A. M. à payer à l'IGR la somme de 99 617,99 francs majorée des intérêts au taux légal à compter du 10 juin 1992 ;

Condamne É. M. épouse N. à payer à l'IGR la somme de 99 617,99 francs majorée des intérêts au taux légal à compter du 10 juin 1992 ;

Dit que, par application de l'article 778 du Code civil, ces condamnations n'auront leur effet qu'après délivrance de l'autorisation prévue par ledit texte ;

Ordonne l'exécution provisoire du présent jugement ;

Donne acte à l'IGR de son accord pour transmettre au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) la moitié des sommes susvisées ;

Déboute l'IGR du surplus de ses demandes ;

Composition🔗

MM. Landwerlin Prés. ; Serdet prem. Subst. Proc. Gén. Mes Karczag-Mencarelli, Sbarrato et Blot av. déf. ; Mulot av. stag. ; Borione-Roy av. bar. de Paris ; Darbier av. bar. de Nice.

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