Tribunal de première instance, 18 janvier 1996, R. c/ SAM Evelyne

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Abstract🔗

Responsabilité civile

Troubles de voisinage - Anormalité du dommage subi - Chantier de construction (bruit de machines, privation de lumière, tirs de mines, poussières) excédant les inconvénients normaux du voisinage

Résumé🔗

La règle coutumière des troubles de voisinage, si elle permet de retenir une responsabilité objective sans faute de l'auteur du trouble, exige que celui-ci atteigne un degré de gravité tel qu'il excède les inconvénients normaux de voisinage, ainsi, la condition essentielle d'existence d'une telle responsabilité réside dans l'anormalité du dommage subi.

Il est constant que la demanderesse a été contrainte de subir pendant des mois le bruit excessif des machines « brise-roche » (qualifiées de monstres par l'expert) oeuvrant à proximité immédiate de son appartement ; que les volets de sa cuisine ont été condamnés pendant toute la durée du terrassement pour éviter la pénétration des gravats, la privant ainsi de la lumière du jour ; que les poussières provoquées par le chantier imposaient un balayage quotidien ; que les tirs de mines à une distance aussi rapprochée n'ont pu que lui occasionner des troubles difficilement supportables de même que le bruit provoqué par les moteurs des foreuses, compresseurs, camions...

La conjonction de ces circonstances fait sérieusement présumer que la détérioration de l'état de santé de la demanderesse (laquelle à la même époque a été hospitalisée, a suivi une psychothérapie pour un état dépressif sévère...) d'ailleurs observée chez d'autres occupants de l'immeuble au cours de la même période, est directement liée aux nuisances résultant des travaux de terrassement.

En conséquence, il y a lieu de réparer le préjudice invoqué dès lors qu'il n'est pas contestable que les dommages anormaux, occasionnés par l'opération immobilière, ont très largement excédé ceux auxquels peuvent être exposés, en milieu urbain, les voisins immédiats d'un chantier de construction, à telle enseigne que la presse locale s'en est même fait l'écho dans ce cas précis.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Considérant les faits suivants :

Il est constant que la société anonyme monégasque dénommée Evelyne, en qualité de maître d'ouvrage, a fait édifier un ensemble immobilier à usage d'habitation dénommé Beverly Palace composé de deux bâtiments principaux, sur un terrain délimité par le chemin de la Turbie, la rue Bosio et le Boulevard de Belgique à Monaco ;

Ces travaux nécessitaient la démolition de trois villas et de certains murs mitoyens ainsi que des terrassements sur un sol rocheux avant l'édification des immeubles ; les travaux, entrepris en 1989, se sont achevés en 1993 ;

Par ordonnance de référé du 14 mai 1990 rendue à la requête, notamment, de la société civile Montclair, propriétaire d'un fonds situé à proximité immédiate du chantier sur lequel est édifié un immeuble d'habitation dénommé Villa M., le Président de ce tribunal a désigné en qualité d'expert Marcel Aguera en lui impartissant, en particulier, la mission de recueillir tous éléments de fait permettant d'apprécier les conséquences dommageables pouvant être infligées à la société Montclair par suite des travaux projetés ;

Par ordonnance du 26 octobre 1990, la mission de l'expert ainsi commis a été étendue aux occupants de la Villa M., parmi lesquels I. R. ;

L'expert Aguera a régulièrement déposé rapport de ses opérations le 12 mai 1993 au Greffe Général ;

Par l'exploit susvisé du 10 mai 1994, I. R., faisant état de divers préjudices subis pendant près de 4 ans du fait des nuisances engendrées par le chantier de construction, a fait assigner la société Evelyne en homologation du rapport Aguera et en paiement de 100 000 francs à titre de dommages-intérêts pour les troubles d'ordre matériel subis, de 150 000 francs pour le préjudice personnel et professionnel occasionné et de 15 000 francs au titre des frais de justice ;

Admettant la réalité du préjudice occasionné aux habitants de la Villa M., la société Evelyne estime excessives les sommes réclamées par la demanderesse, d'autant que l'expert a proposé dans son rapport des indemnisations bien inférieures aux sommes réclamées ; elle demande donc au Tribunal de constater qu'elle n'a commis aucune faute professionnelle et de réduire les montants sollicités par I. R. ;

Celle-ci fait valoir en réplique que les tirs de mines qu'elle a dû subir ont causé d'importants dégâts dans son appartement, rappelle l'incident lié à la chute d'une grue sur le toit de la Villa M., et fait état des graves troubles de santé que les travaux lui ont occasionnés, précisant devoir encore être suivie par un médecin psychiatre ; elle maintient en conséquence ses prétentions initiales qu'elle considère non exagérées ;

La société Evelyne réitère en défense ses prétentions telles que contenues dans ses précédents écrits judiciaires ; elle souligne la mauvaise foi dont la demanderesse ferait preuve en invoquant l'incident de la chute de la grue « réglé depuis plusieurs années » ; elle explique que les troubles occasionnés étaient inévitables compte tenu de l'ampleur des travaux et se prévaut de l'affirmation de l'expert selon laquelle les constructeurs « n'ont commis aucune erreur professionnelle » ;

Sur le préjudice médical invoqué, elle considère que la preuve d'un lien de causalité entre l'affection nerveuse subie par I. R. et les travaux n'est pas rapportée ;

Sur quoi,

Attendu qu'au regard des circonstances de fait de la cause et en l'état de la nature de l'argumentation développée de part et d'autre par les parties, il apparaît que le litige trouve son fondement dans la règle coutumière des troubles de voisinage qui, si elle permet de retenir une responsabilité objective sans faute de l'auteur du trouble, exige que celui-ci atteigne un degré de gravité tel qu'il excède les inconvénients normaux de voisinage ; qu'ainsi, la condition essentielle d'existence d'une telle responsabilité réside dans l'anormalité du dommage subi ;

Sur les désordres d'ordre matériel :

Attendu que l'expert a constaté divers désordres occasionnés à l'appartement occupé par la demanderesse ou ses dépendances, qualifiés d'importants, tels que : parapet du balcon de cuisine ébréché, fissuré et fragilisé, couverture en onduline détériorée, fissures sur le sol du balcon, mobilier détérioré ou détruit (constats des 22 et 29 janvier 1993) ;

Qu'il a chiffré les travaux de reprise nécessaires à la somme de 50 000 francs, non contestée par I. R. dans son exploit d'assignation ;

Attendu que l'expert a expliqué ces dégradations sérieuses par la chute de pierres et de gravats en provenance du chantier sur le balcon de l'appartement, la fenêtre de la cuisine ayant même été condamnée par l'accumulation de ces gravats ;

Attendu que de tels dommages ne sauraient être qualifiés de normaux ; qu'il est anormal en effet que des dégradations et projections de cette nature soient supportées par l'occupant d'un appartement voisin du chantier ;

Attendu en conséquence que la société promotrice devra réparer ce préjudice par le versement de l'indemnité telle que chiffrée par l'expert, dont l'évaluation n'est pas critiquée de ce chef par les parties ;

Sur les préjudices d'ordre personnel :

Attendu que l'expert a relevé des nuisances liées au terrassement « dignes d'une carrière d'extraction de pierres » en expliquant que la villa ne pouvait échapper aux chocs des tirs de mines, aux vibrations, aux poussières, au bruit permanent... etc. ;

Qu'il a conclu que la communauté des occupants « qui vivait en paix et ne demandait rien à personne, a été bouleversée dans sa vie quotidienne et professionnelle pendant près de 3 ans par l'opération immobilière voisine » ;

Qu'en ce qui concerne les désordres ayant en particulier affecté la demanderesse, soumise à l'instar des autres occupants à « soucis, tracas et fatigue obsessionnelle », il a noté qu'elle a incontestablement subi « un gros préjudice moral et psycho-pathologique » ;

Attendu qu'il est constant qu'I. R. a été contrainte de subir pendant des mois le bruit excessif des machines « brise-roche » (qualifiées de monstres par l'expert) œuvrant à proximité immédiate de son appartement ; que les volets de sa cuisine ont été condamnés pendant toute la durée du terrassement pour éviter la pénétration des gravats, la privant ainsi de la lumière du jour ; que les poussières provoquées par le chantier imposaient un balayage quotidien ; que les tirs de mines à une distance aussi rapprochée n'ont pu que lui occasionner des troubles difficilement supportables, de même que le bruit provoqué par les moteurs des foreuses, compresseurs, camions...etc. ;

Attendu que la demanderesse produit divers documents d'ordre médical dont il résulte qu'elle a été placée en arrêt de travail à plusieurs reprises en mars, avril et mai 1990, période correspondant aux travaux de terrassement ; qu'elle a même dû être hospitalisée durant 15 jours au mois d'avril 1990, puis a été suivie en psychothérapie pour un état dépressif sévère du 27 avril 1990 à décembre 1992, avec prise en charge médicamenteuse ;

Attendu que la conjonction de ces circonstances fait sérieusement présumer que la détérioration de l'état de santé de la demanderesse, d'ailleurs observée chez d'autres occupants de l'immeuble au cours de la même période, est directement liée aux nuisances résultant des travaux de terrassement ;

Attendu en conséquence qu'il y a lieu de réparer le préjudice invoqué des chefs ci-dessus décrits, dès lors qu'il n'est pas contestable que les dommages anormaux occasionnés par l'opération immobilière ont très largement excédé ceux auxquels peuvent être exposés, en milieu urbain, les voisins immédiats d'un chantier de construction, à telle enseigne que la presse locale s'en est même fait l'écho dans ce cas précis ;

Attendu qu'au regard des éléments d'appréciation du préjudice dont le Tribunal dispose, qui tiennent à l'intensité des troubles et à leur ampleur ainsi qu'à leur durée, il apparaît équitable de réparer les dommages personnellement subis par I. R. en lui octroyant une indemnité devant être fixée, en l'espèce, à la somme de 150 000 francs ;

Attendu, enfin, que cette partie s'est trouvée contrainte d'engager des frais pour faire valoir ses droits en justice, du fait de l'opération menée par la défenderesse ;

Qu'il y a lieu de l'indemniser également de ce chef, par l'allocation d'une somme que le Tribunal estime devoir arbitrer à 10 000 francs ;

Attendu que les dépens suivent la succombance ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement,

Et se référant dans la mesure utile au rapport de l'expert Aguera,

Condamne la société anonyme monégasque dénommée Evelyne à payer à I. R., à titre de dommages-intérêts, la somme de 210 000 francs, montant des causes sus-énoncées ;

La condamne en outre aux dépens lesquels comprendront les frais de l'expertise ordonnée les 14 mai et 26 octobre 1990 et les dépens réservés par ces ordonnances, distraits au profit de Maître Joëlle Pastor, avocat-défenseur sous sa due affirmation ;

Composition🔗

MM. Landwerlin prés. ; Serdet prem. Subst. Proc. Gén. ; Mes Pastor, Sbarrato av. déf. ; Mouchan av. au bar. de Nice.

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