Tribunal de première instance, 1 décembre 1994, Hoirs G. c/ Centre hospitalier Princesse Grace

  • Consulter le PDF

Abstract🔗

Responsabilité de la puissance publique

Établissement public : Centre hospitalier - service de neuro-psychiatrie - Compétence administrative du Tribunal (1) - Principes jurisprudentiels (2) - Faute de service : accident mortel d'un malade mental, dû à des carences dans l'organisation des locaux et du système de surveillance (3)

Résumé🔗

Le litige relatif à la responsabilité du Centre hospitalier Princesse Grace, établissement public, régi par les dispositions de la loi n° 918 du 27 décembre 1971, concernant le décès d'un malade soigné en régime hospitalier et non en régime de clinique ouverte, survenu lors de la fuite de celui-ci, relève de la compétence du Tribunal de première instance appliquant les règles de droit administratif (1).

La responsabilité du Centre hospitalier Princesse Grace ne saurait être engagée que sur le fondement d'une faute de service, dont le degré de gravité requis est apprécié différemment en matière de responsabilité médicale selon la nature du fait dommageable ; si la preuve d'une faute lourde demeure en principe exigée lorsque le dommage résulte d'un acte médical au sens strict, la faute simple s'avère suffisante en matière d'actes de soins et de fonctionnement du service, telle que la simple surveillance du malade.

L'instauration de cette distinction se justifie par le fait que si la notion de « risque nécessaire » reste inhérente à tout acte médical strict, en revanche le patient et sa famille sont en droit d'attendre une exécution technique et matérielle sans faille de l'acte de soins, comme un contrôle et une surveillance adaptés à l'état du malade et de nature à garantir son intégrité physique.

S'agissant du domaine particulier des dommages causés ou subis par des malades mentaux, les règles de la responsabilité ont évolué au point de rejoindre les solutions retenues dans le droit commun de la responsabilité hospitalière ; une certaine spécificité demeure toutefois quant à la définition de l'obligation de garde et de surveillance de tels patients, au regard de laquelle la faute de service doit être dégagée par référence à trois critères, à savoir :

la prise en considération à la fois - du caractère plus ou moins prévisible de l'accident partant des informations du dossier médical et des antécédents du malade, lequel était atteint de schizophrénie à tendance suicidaire - de l'aménagement des locaux du service de neuro-psychiatrie, compte-tenu de la vocation de l'établissement et de la mission qui lui est dévolue - de l'attitude du personnel de ce service que caractérise une plus grande sécurité et surveillance eu égard à l'état parfois dangereux et violent des malades traités (2).

L'existence d'une conjonction de diverses carences dans l'organisation et le système de surveillance dans le cas d'un malade mental sujet à des impulsions imprévisibles, consécutives à des délires et crises d'anxiété provoquées par une schizophrénie dite « aiguë », caractérise la faute de service à l'origine de l'évasion du malade qui s'est tué au cours de celle-ci après avoir pu se déplacer d'un secteur dit protégé à un secteur normal, malgré qu'il ait avisé une aide-soignante de son intention de quitter immédiatement l'hôpital (3).


Motifs🔗

Le Tribunal,

Attendu que, suivant l'exploit susvisé, É. G., M. L. épouse G. et leur fille F. G., ont fait assigner le Centre hospitalier Princesse Grace (CHPG), aux fins de faire déclarer cet établissement public civilement responsable du décès de P. G., survenu le 17 août 1989 à Monaco, ce, sur la base des articles 1230 et 1231 du Code civil, et en l'état de fautes commises par ses agents, et du défaut d'organisation et mauvais fonctionnement du service neuro-psychiatrique ; que les demandeurs sollicitent en conséquence la condamnation du CHPG au paiement des sommes suivantes :

  • 125 000 francs, au titre du préjudice moral subi par le père de la victime, É. G. ;

  • 125 000 francs, au titre du préjudice moral subi par la mère de la victime, M. G. ;

  • 50 000 francs, au titre du préjudice moral subi par la sœur de la victime, F. G. ;

  • 33 793,54 francs, au titre du préjudice matériel incluant les frais afférents aux obsèques ;

Attendu qu'au soutien de leur demande, les ayants droit de P. G. rappellent que, ce dernier ayant tenté de mettre fin à ses jours, le 11 août 1989, à Monaco, il avait été, avec le consentement de son père, placé au service des urgences du CHPG, puis transféré dans le service de neuro-psychiatrie de cet établissement où un traitement neuroleptique important lui était alors administré ;

Que le même jour, il s'évadait toutefois dudit service et tentait d'aller récupérer son véhicule à la Sûreté publique, où les services de Police l'appréhendaient pour le raccompagner au CHPG ; que P. G. était alors de nouveau placé dans le secteur protégé de neuro-psychiatrie où il bénéficiait d'un traitement accru ;

Qu'à peine sept jours plus tard, soit le 17 août 1989 vers 11 h 30, P. G. manifestait auprès d'une aide-soignante son désir de sortir du service et mettait, peu de temps après, son projet à exécution en rejoignant une chambre du secteur non protégé, dont il ouvrait la fenêtre pour sortir du bâtiment ; qu'alors poursuivi par des agents du service, P. G. - qui avait quitté l'enceinte de l'hôpital et tentait de fuir -, enjamba la barrière surplombant le mur de soutènement de l'immeuble « Les Caroubiers » et fit une chute mortelle d'une trentaine de mètres ;

Attendu que les parents et la sœur de la victime estiment que la faute de service commise par les agents du service neuro-psychiatrique a été à l'origine directe du décès de P. G. ; que, rappelant les termes du règlement intérieur du CHPG, ils exposent que l'obligation de surveillance des malades pèse sur ledit établissement 24 heures sur 24 et à longueur d'année ;

Qu'outre le caractère très restreint du personnel en place au mois d'août, ils relèvent des négligences sérieuses en rapport avec les circonstances ayant précédé le décès ; qu'alors que P. G. avait été, selon le Docteur L., reconnu atteint d'un syndrome de schizophrénie manifesté par des tendances suicidaires, la précédente tentative de suicide, comme la première évasion du 11 août, auraient dû induire un renforcement des mesures de sécurité ; qu'alors qu'aucune amélioration notable n'avait été constatée, P. G. avait eu la possibilité de circuler librement à l'intérieur du service, puis de se rendre dans une chambre du secteur non protégé où il avait eu le temps d'arracher la fenêtre sans qu'un agent du service neuro-psychiatrique ne vienne l'empêcher de s'enfuir ; que, seules ces carences dans l'organisation du service ont été à l'origine du décès de P. G., et sont, selon les codemandeurs, de nature à caractériser la faute de service, au regard de laquelle devrait être engagée la responsabilité du CHPG ;

Qu'en ce qui concerne les préjudices subis, les ayants droit de la victime font état de l'état de dépression grave de la mère, des ennuis de santé du père et de la souffrance morale de la sœur, consécutifs au grand chagrin dans lequel leur famille s'est trouvée plongée ; que, s'agissant des frais matériels occasionnés par la mort de P. G., ils se décomposent de la manière suivante :

  • frais d'obsèques relatifs au transport

à G. ................................. 3830,00 frs

  • frais de sépulture ............... 22 115,54 frs

Attendu que le CHPG, estimant, pour sa part, qu'aucune faute de service ne saurait être retenue à l'encontre du service neuro-psychiatrique, dans la mesure où aucun défaut d'organisation du service, ni relâchement de la surveillance n'avait pu être caractérisé, conclut à l'absence de toute responsabilité de sa part, et au débouté des co-demandeurs de l'ensemble de leurs prétentions ;

Qu'à titre subsidiaire, si le Tribunal s'estimait insuffisamment informé sur l'état de santé de P. G., entre son admission à l'hôpital et son décès, le CHPG sollicite la désignation d'un expert chargé de procéder à une expertise post-mortem destinée à déterminer, notamment, si des mesures techniques suffisantes avaient été prises à l'effet d'éviter l'évasion des patients ;

Qu'à titre également subsidiaire, et dans le cas où la responsabilité du CHPG serait retenue, cet établissement précise que l'indemnisation du préjudice moral invoqué devrait être limité à 50 000 francs pour É. G. et son épouse, et à 10 000 francs, pour F. G. ;

Que, s'agissant enfin de l'indemnisation du préjudice matériel, le CHPG indique qu'il appartient aux codemandeurs d'en justifier par la production des factures acquittées et entend, en définitive, voir surseoir à statuer sur ces demandes dans l'attente de l'intervention aux débats de l'organisme social auquel était affilié P. G. ;

Sur ce,

Attendu qu'il convient, en premier lieu, d'observer que créé sous forme d'établissement public par la loi n° 127 du 15 janvier 1930, le CHPG est régi par les dispositions de la loi n° 918 du 27 décembre 1971 sur les établissements publics ;

Qu'il doit, dès lors, être admis que le présent litige relatif à la responsabilité de cet établissement relève de la compétence du Tribunal de première instance appliquant, les règles du droit administratif, étant précisé que P. G. était soigné en régime hôpital et non en régime de clinique ouverte ;

Attendu que, dès lors, la responsabilité du CHPG ne saurait être engagée que sur le fondement d'une faute de service, dont le degré de gravité requis est apprécié différemment en matière de responsabilité médicale selon la nature du fait dommageable ; que, si la preuve d'une faute lourde demeure en principe exigée lorsque le dommage résulte d'un acte médical au sens strict, la faute simple s'avère suffisante en matière d'actes de soins et de fonctionnement du service, tels que la simple surveillance des malades ;

Attendu que l'instauration de cette distinction se justifie par le fait que si la notion de « risque nécessaire » reste inhérente à tout acte médical strict, en revanche le patient et sa famille sont en droit d'attendre une exécution technique et matérielle sans faille de l'acte de soins, comme un contrôle et une surveillance adaptés à l'état du malade et de nature à garantir son intégrité physique ;

Attendu, s'agissant du domaine particulier des dommages causés ou subis par des malades mentaux, que les règles de la responsabilité ont évolué au point de rejoindre les solutions retenues dans le droit commun de la responsabilité hospitalière ; qu'une certaine spécificité demeure toutefois quant à la définition de l'obligation de garde et de surveillance de tels patients, au regard de laquelle la faute de service doit être dégagée par référence à trois critères ;

Qu'il convient, tout d'abord, de déterminer le caractère plus ou moins prévisible de l'accident à partir des informations du dossier médical et des antécédents récents et même immédiats ;

Qu'en l'occurrence, la lecture du rapport du Docteur L. en date du 24 août 1989, révèle que P. G. était atteint d'une schizophrénie aiguë de type disthymique, caractérisée sur le plan clinique par un délire de persécution et des tendances suicidaires ; qu'il est constant, d'un point de vue psychiatrique, que de nombreux schizophrènes meurent de mort violente, soit par suicide, soit même par accident, lors d'un délire ou d'une hallucination ; que, s'il existe des phases de lucidité ou de rémission, on ne peut jamais en déduire la guérison du patient qui peut de nouveau éprouver de sérieuses crises d'anxiété avec accès de fureur, en dépit des traitements dispensés ; qu'ainsi, les antécédents de ce patient, soigné dans sa région d'origine, sa récente tentative de suicide, sa première évasion du service et le diagnostic précité, rendaient prévisible la survenance d'une nouvelle fugue et d'un accident ;

Attendu que le second élément à prendre en considération pour caractériser l'existence d'une faute de surveillance, réside dans l'aménagement des locaux compte tenu de la vocation de l'établissement et de la mission qui lui est dévolue ;

Qu'il est, en l'espèce, constant que le service de neuro-psychiatrie dans lequel se trouvait placé P. G., est qualifié de « lourd » par le personnel hospitalier et caractérise un secteur de plus grande sécurité et surveillance eu égard à l'état parfois dangereux et violent des malades qui y sont traités ;

Que, si les dispositifs de protection des portes et fenêtres apparaissent conformes aux normes, il n'en demeure pas moins que l'isolement de cette section « à risque » du service de neuro-psychiatrie, n'était pas assuré de manière convenable, dans la mesure où il n'a fallu que quelques minutes à P. G. pour se déplacer de sa chambre n° 107, située dans le secteur « dit protégé » à la chambre n° 103 du secteur normal, laquelle se trouvait, de surcroît, au rez-de-chaussée, ce qui facilita son évasion ; que le renforcement des mesures de protection dans une partie du service de neuro-psychiatrie perd dès lors tout intérêt et révèle un mauvais fonctionnement du CHPG si le passage des malades dans des services voisins moins protégés, peut se faire librement et sans que le personnel ne soit alerté, ce qui s'est en l'occurrence produit ;

Attendu que c'est enfin et surtout l'attitude du personnel de garde au moment des faits qui peut ou non démontrer l'existence d'une faute dans l'organisation du service ; qu'outre le fait invoqué par le père de la victime, et non contesté par le CHPG, que le personnel en place se soit trouvé réduit en cette période estivale dans le service concerné, il demeure que les antécédents dépressifs immédiats de P. G., comme sa récente tentative d'évasion, auraient dû conduire le CHPG à renforcer le contrôle du personnel soignant à son égard ;

Attendu que les circonstances de l'espèce démontrent au contraire, qu'alors que ce patient venait d'aviser une aide-soignante de son intention de quitter immédiatement l'hôpital, la surveillance de ce dernier n'a pas été renforcée, mais s'est brusquement trouvée interrompue en cette fin de matinée du 18 août 1989, personne n'ayant jugé opportun de signaler au chef de service les nouvelles velléités de fuite d'un malade aux pulsions schizophréniques et suicidaires avérées ;

Attendu, en définitive, que la conjonction de ces diverses carences dans l'organisation des locaux et le système de surveillance dans le cas d'un malade mental atteint d'impulsions imprévisibles - consécutives à des délires et crises d'anxiété provoquées par une schizophrénie dite « aiguë » - caractérise la faute de service à l'origine de l'évasion et du décès quasi-immédiat de P. G. ;

Qu'il n'est, à cet égard, pas douteux que la mort de ce malade dépressif, et en tout état de cause diminué par les traitements importants administrés, a été la conséquence directe - accidentelle ou volontaire - de son évasion, elle-même imputable au CHPG ;

Attendu qu'il est, en effet, patent que compte tenu des antécédents déjà constatés, un manque de surveillance de ce genre de patient suicidaire, portait déjà en lui la probabilité du dommage, en sorte que, dans une telle faute de service, le dommage ne se serait pas produit ;

Attendu que le CHPG doit, dès lors, être déclaré responsable des conséquences dommageables d'une telle faute et tenu de réparer les préjudices occasionnés aux parents et à la sœur de la victime par suite du décès de celle-ci ;

Attendu que le préjudice moral que les époux G. invoquent, et que n'a pu manquer de leur occasionner le décès de leur fils âgé de 22 ans, peut être évalué à la somme de 125 000 francs pour chacun, compte tenu de la perte d'affection éprouvée ;

Que F. G. apparaît également recevable et fondée à solliciter comme elle le fait la réparation de la douleur affective ressentie du fait de la disparition de son frère plus jeune de deux années ; qu'une réparation de 50 000 francs doit lui être allouée de ce chef ;

Attendu, s'agissant enfin du préjudice matériel, que force est de constater que, P. G. étant affilié à un organisme social français, aucun texte ne fait dans la Principauté de Monaco obligation aux demandeurs d'appeler en intervention ledit organisme ; qu'il ne saurait, dès lors, être fait droit à la demande de sursis à statuer présentée par le CHPG ;

Attendu que les codemandeurs invoquant les frais d'obsèques relatifs au transport du corps à G. ainsi que les frais de sépulture, produisent deux factures d'un montant respectif de 3 830 francs et de 22 115,54 francs ; qu'il est en outre établi par la pièce produite en cours de délibéré, que la Caisse d'assurance maladie a versé au père de la victime, un capital décès s'élevant à 19 153,80 francs, mais qu'il ne ressort nullement de la lecture de cette pièce que ladite somme ait été attribuée au titre des mêmes frais que ceux dont la réparation est actuellement sollicitée ;

Attendu qu'il y a en conséquence lieu de fixer l'indemnisation du préjudice matériel à la somme de 25 945,54 francs et de condamner le CHPG au paiement de cette réparation tout en le déboutant des fins de sa demande subsidiaire d'expertise ;

Et attendu que les dépens suivent la succombance ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement,

Déclare le Centre hospitalier Princesse Grace responsable du décès de P. G., sur le fondement d'une faute de service inhérente au fonctionnement du service de neuro-psychiatrie ;

En réparation des conséquences dommageables de ce décès,

Le condamne à payer :

  • à É. G. et son épouse, une somme globale de 250 000 francs, soit 125 000 francs pour chacun d'eux, au titre de leur préjudice moral ;

  • à F. G., une somme de 50 000 francs au titre également de son préjudice moral ;

  • à ces trois codemandeurs, une somme de 25 945,54 francs, en réparation de leur préjudice matériel ;

Déboute par ailleurs le CHPG des fins de ses demandes de sursis à statuer et d'expertise ;

Composition🔗

MM. Landwerlin, Prés. ; Serdet, Prem. subst. Proc. gén., Mee Escaut et Sanita, av. déf. ; Rey, av. stag.

  • Consulter le PDF