Tribunal de première instance, 2 février 1989, P. c/ S.A.M. « Alpaca Shipping ».

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Abstract🔗

Contrat de travail

Licenciement pour motif économique réel - Pouvoir de l'employeur - Indemnité de licenciement (non) - Ordre légal de licenciement applicable uniquement à une même catégorie professionnelle - Licenciement abusif (non)

Appel

Jugement réputé préparatoire

Résumé🔗

L'employeur qui est maître de prendre les mesures qu'il estime utiles et nécessaires dans l'intérêt de l'entreprise, est en droit de considérer que la nette diminution des activités de celle-ci, liée au volume et à la nature des achats, ne justifie plus le maintien d'un emploi afférent au service des achats, dont les tâches peuvent être accomplies par d'autres salariés, en sus de leurs attributions antérieures.

Ainsi la suppression de cet emploi, en raison de considérations économiques réelles et incontestables, ayant conduit l'employeur à se défaire des deux tiers de ses effectifs, apparaît justifiée par un motif valable, au sens de l'article 2 de la loi n° 845 du 27 juin 1968, exclusif du paiement de l'indemnité de licenciement.

L'ordre des licenciements par suppression d'emploi édicté par l'article 6 de la loi n° 629 du 17 juillet 1957 n'est appelé à être mis en œuvre que lorsque les salariés concernés appartiennent à la même catégorie professionnelle, de telle manière que, du seul point de vue des compétences professionnelles, il serait indifférent à l'employeur de se séparer de l'un ou de l'autre de ces salariés ; dans le cas contraire, qui est celui de l'espèce, il ne saurait être fait grief à l'employeur d'avoir procédé à un licenciement abusif.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Statuant comme juridiction d'appel,

Attendu que, par jugement en date du 18 décembre 1986, auquel il y a lieu de se référer pour l'exposé des faits de la cause, le Tribunal du Travail, saisi par P. P. d'une demande dirigée contre son ancien employeur, la S.A.M. Alpaca Shipping, en vue d'obtenir paiement d'une indemnité de licenciement s'élevant à 66 075,25 F. (déduction faite de l'indemnité de congédiement perçue) et de dommages-intérêts pour licenciement abusif évalués à 450 000 F., ainsi que d'une demande reconventionnelle de cette société en paiement de 5 069,17 F. à titre de remboursement d'indemnités journalières indûment conservées par l'employé, a jugé valable le motif allégué par l'employeur pour justifier le licenciement, a dit légitime, régulière et non abusive la rupture du contrat de travail, et a condamné P. à payer 5 069,17 F. à la S.A.M. Alpaca Shipping en le déclarant tenu des dépens ;

Attendu que pour statuer ainsi, le Tribunal du Travail a :

  • sur l'indemnité de licenciement, considéré que les éléments du dossier démontraient l'obligation dans laquelle s'est trouvée la société Alpaca Shipping de continuer à réduire son personnel et à supprimer le poste de chef du service achats occupé par le demandeur dont les attributions pouvaient être remplies par certains salariés restant en place, sans désorganiser le service ; que le Tribunal a relevé que l'emploi de P., après son départ, n'a pas été occupé par une autre personne recrutée à cet effet et en a déduit que la rupture est intervenue pour un motif sérieux d'ordre économique jugé valable au sens de la loi, ainsi d'ailleurs que P. l'a implicitement admis en présentant un chef de demande fondé sur la violation de la loi n° 629 du 17.07.1957 qui ne s'applique qu'aux cas de suppression d'emploi ou de compression de personnel ;

  • sur les dommages-intérêts pour rupture abusive (qui serait résultée de l'irrespect de la règle des priorités de licenciement édictée par la loi précitée), retenu qu'il était admis que les trois cadres (V., G. et T.) dont le rang de priorité était inférieur à celui de P., appartenaient à une catégorie professionnelle de technicien différente de celle du demandeur, cadre administratif, en sorte que la loi ne s'appliquait pas à cette situation ; que le Tribunal du Travail a par ailleurs relevé que la référence au salarié B., appartenant à une catégorie professionnelle comparable à celle de P., était sans objet du fait du congédiement de ce salarié ;

Qu'en ce qui concerne les dispositions du dernier alinéa de l'article 6 de la loi 629, le Tribunal a observé que P. n'a jamais présenté de demande visant à être versé dans une catégorie inférieure à la sienne, alors qu'il lui appartenait de déterminer le poste de catégorie inférieure sollicité et l'identité de son titulaire ;

  • sur la demande reconventionnelle, constaté que l'employeur, par esprit humanitaire, avait payé l'intégralité du salaire de décembre 1985 à P. alors que celui-ci, en congé-maladie du 8 au 31 décembre 1985, ouvrait droit durant cette période à des indemnités journalières de la Caisse de Compensation des Services Sociaux qu'il s'était engagé à reverser à l'employeur dès perception, ce qu'il n'a pas fait ;

Attendu que, par l'exploit susvisé, P. a régulièrement formé appel de ce jugement, non signifié, dont il poursuit l'infirmation ; que l'appelant demande au Tribunal d'appel de juger non valable le licenciement, de dire qu'il est intervenu en violation des dispositions de la loi n° 629 précitée, de juger qu'il est empreint d'une légèreté blâmable susceptible de le rendre abusif et de condamner en conséquence la société Alpaca Shipping à lui payer l'indemnité de licenciement et les dommages-intérêts initialement réclamés, ainsi qu'aux entiers dépens ;

Qu'au soutien de cet appel parte in qua, P., dans d'abondants écrits judiciaires auxquels il y a lieu de se reporter, fait essentiellement valoir :

  • qu'embauché le 4 octobre 1976 en qualité d'assistant du directeur technique, il a organisé peu à peu, en fonction du développement des activités de la société Alpaca Shipping, le service achats dont il est devenu le chef en juillet 1981, tout en continuant d'assister le directeur technique ;

  • que, contrairement à la motivation invoquée, la suppression du poste de « chef du service achats » auquel il était seul affecté depuis le licenciement de ses assistants, n'a pas eu pour effet de supprimer ledit service, mais a seulement consisté en la suppression de l'emploi qu'il occupait, puisqu'il est constant que, pour continuer son activité, la société Alpaca devait conserver des fonctions d'achat de matériel nécessaire à ses navires et que ces fonctions ont dû être exercées par d'autres préposés de la société sous une autre qualification professionnelle, en sorte que le motif de la rupture ne serait pas valable mais au contraire fallacieux ;

  • que si l'activité de la société, après une période d'expansion, s'est progressivement réduite, elle demeurait toutefois suffisante pour justifier le maintien de son emploi, eu égard au volume des achats réalisés ; qu'en conséquence, ses fonctions n'ayant pas disparu au sein de l'entreprise, son licenciement apparaît injustifié ;

  • que l'ordre des licenciements imposé par l'article 6 de la loi n° 629 précité n'a pas été respecté puisqu'il était le salarié le plus ancien dans l'entreprise lors de son licenciement ; qu'à cet égard, P. conteste l'affirmation selon laquelle les employés T. et G. appartiendraient à une catégorie professionnelle différente de la sienne ; qu'il explique, en effet, que ces salariés, comme lui, ont été engagés sous la qualification de « conseiller technique » et excipe de son expérience dans les tâches de caractère technique ; qu'il estime, à défaut pour lesdits salariés de mettre en œuvre dans leurs fonctions au sein de la société Alpaca les autres qualifications dont ils peuvent disposer, que tous trois appartiennent à la même catégorie professionnelle ;

  • qu'en tout état de cause, il aurait dû être versé dans une catégorie inférieure ainsi qu'il l'a sollicité, bien que n'ayant pas expressément demandé à occuper tel ou tel poste en particulier ; que notamment, il aurait dû lui être offert d'occuper le poste du salarié B., toujours en service lors du licenciement et qui n'a été lui-même congédié que trois mois plus tard, permettant ainsi à l'employeur de se soustraire à ses obligations en matière de reclassement ;

Attendu qu'en réponse, la société Alpaca Shipping conclut à la confirmation du jugement entrepris ; qu'elle soutient que l'emploi occupé par P. a été effectivement supprimé, comme d'ailleurs celui de 16 des 24 employés que comptait l'entreprise en mars 1984, par suite d'une considérable diminution de ses activités due à la mauvaise conjoncture économique ; qu'elle indique que la nature de la flotte gérée et les volumes et conditions des achats à effectuer ne justifiaient pas le maintien d'un service achats, au moment où les frais d'exploitation - donc de personnel - devaient être réduits ; qu'elle mentionne que le travail effectué par P. a été réparti entre plusieurs autres préposés qui continuent concomitamment à remplir leurs fonctions antérieures ; qu'ainsi, les commandes sont désormais passées soit par V., soit par T., dont l'appelant était auparavant tenu de recueillir l'avis technique avant d'engager des achats importants ;

Que la société intimée déduit de ces circonstances que le licenciement repose sur un motif valable ;

Qu'en ce qui concerne l'ordre des licenciements, la société Alpaca Shipping prétend que l'appelant ne disposait pas des compétences techniques requises pour remplir les emplois occupés par T. et G., dont la qualification générale et unique de « conseiller technique » mentionnée sur les bulletins de paye ne fait pas disparaître l'originalité des fonctions par rapport à celles de P., lequel se rattachait, en fait, à une catégorie de cadre administratif, à telle enseigne qu'il n'a pas cru devoir demander son affectation à l'un des postes occupés par ces préposés ; que l'intimée en déduit que l'article 6 n'a pas été méconnu et que le licenciement n'a présenté aucun caractère abusif ;

Sur quoi,

Attendu que l'appel, dont la régularité n'est pas contestée, doit être déclaré recevable en la forme ;

Attendu, quant aux limites dudit appel, qu'il y a lieu de constater que P. ne fait pas porter son recours sur les dispositions du jugement l'ayant condamné à payer à la société Alpaca Shipping la somme de 5 069,17 F. à titre de remboursement d'indemnités journalières ; qu'il s'ensuit que le Tribunal d'appel n'est pas saisi de cette partie du jugement, devenue dès lors définitive ;

Attendu, sur la demande en paiement de l'indemnité de licenciement, que la restructuration de l'entreprise ayant imposé la suppression du poste occupé par P., selon la lettre de rupture du 30 septembre 1985, n'a pas pour autant entraîné la disparition des fonctions d'achats au sein de la société, ainsi que celle-ci l'a d'ailleurs admis dans ses écrits judiciaires ;

(...) que l'employeur, qui reste maître de prendre les mesures qu'il estime utiles et nécessaires dans l'intérêt de l'entreprise, a considéré que le volume ou la nature de ces achats, en relation avec la nette diminution des activités de la société, ne justifiaient plus le maintien de l'emploi désormais occupé, au sein du service achats, par P. seul, dont les tâches pouvaient être accomplies, en sus de leurs attributions antérieures, par d'autres salariés de l'entreprise ;

Attendu que cette décision, en ce qu'elle repose sur une appréciation de l'employeur liée à des considérations économiques réelles et incontestées ayant conduit la société Alpaca Shipping à se défaire des deux tiers de ses effectifs, n'est pas critiquable en droit ; qu'ainsi, la suppression de l'emploi de P. due à la conjoncture économique apparaît justifiée par un motif valable, au sens de l'article 2 de la loi n° 845 du 27 juin 1968, exclusif du paiement de l'indemnité de licenciement ; qu'il y a donc lieu de confirmer le jugement entrepris de ce chef ;

Attendu, sur la demande en paiement de dommages-intérêts, que l'appelant fait grief à son ancien employeur de l'avoir abusivement licencié - c'est-à-dire d'avoir commis une faute dans l'exercice de son droit de rupture - en ayant volontairement méconnu les dispositions de l'article 6 de la loi n° 629 du 17 juillet 1957 imposant un ordre pour les licenciements par suppression d'emploi et prévoyant un reclassement professionnel dans certaines circonstances ;

Attendu (...) que l'ordre des licenciements édicté par l'article 6 susvisé n'est appelé à être mis en œuvre que lorsque les salariés concernés appartiennent à la même catégorie professionnelle, de telle manière que, du seul point de vue des compétences professionnelles, il serait indifférent à l'employeur de se séparer de l'un ou l'autre de ces salariés ;

Qu'il s'ensuit, en l'espèce, que doit être vérifiée l'appartenance éventuelle à la catégorie de l'appelant des employés T. et G. désignés par lui ;

Attendu à cet égard que la circonstance que ces salariés, aient pu, comme P., être qualifiés de « conseillers techniques » (en particulier à la rubrique de leurs bulletins de salaires) est insuffisante à établir cette appartenance à une même catégorie professionnelle qui suppose notamment l'exercice de fonctions de même nature et un niveau comparable de qualifications ;

Attendu que tel n'est pas le cas en l'espèce puisqu'il est constant que T., capitaine au long cours, et G., officier radio breveté, engagés notamment pour leurs connaissances de la langue suédoise d'origine, avaient, lors du licenciement de l'appelant qui était pour sa part chargé d'effectuer les achats de pièces ou de matériels nécessaires à l'entretien des navires, respectivement pour fonctions, selon les documents produits par P. lui-même, de veiller au respect des règles de sécurité à bord des navires, d'effectuer des visites de contrôle et inspections périodiques pour la navigabilité (T.) de s'occuper de la gestion des comptes d'escale des navires et de tous les comptes « débours » (G.) et appartenaient à des services aux compétences bien définies distinctement organisés au sein de l'entreprise ;

Qu'en outre, aucun élément du dossier ne permet d'affirmer que l'appelant possédait les aptitudes requises pour accomplir les tâches spécifiques dévolues aux salariés cités, et ce, dès leur remplacement ;

Attendu en conséquence que, faute de concerner d'autres salariés que P. appartenant à la même catégorie professionnelle, les règles de l'article 6 précité sur les priorités de débauchage n'ont pas lieu de s'appliquer ;

Attendu, quant au reclassement prévu par le dernier alinéa dudit article, que la mutation, au vœu de la loi, doit être demandée par le salarié licencié ;

Qu'une telle demande n'a été formée que par courrier du 23 décembre 1985 sans toutefois que soient précisés à tout le moins l'emploi convoité, sinon le salarié l'occupant, éléments de nature à permettre l'application, le cas échéant, du texte susvisé ;

Qu'en l'état de la réponse fournie par lettre du même jour émanant de la société Alpaca Shipping, selon laquelle aucune possibilité ne s'offrait en ce sens à P. à la date de sa demande, et eu égard à l'absence de contestation sérieuse de ce chef par l'appelant, il y a lieu de considérer que les conditions d'application de l'article 6 dernier alinéa n'étaient pas réunies, étant observé pour le surplus que la preuve des aptitudes requises par la loi pour une éventuelle mutation demeurée indéterminée n'est pas administrée ;

Attendu en conséquence que le licenciement de P. n'apparaît pas fautif, dès lors qu'il ne peut être reproché à l'employeur d'abus dans l'exercice de son droit de rupture ;

Que le jugement entrepris doit donc être confirmé de ce chef également ;

Attendu que les dépens suivent la succombance ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Et ceux non contraires des premiers juges,

Le Tribunal,

statuant contradictoirement dans les limites de l'appel comme juridiction d'appel du Tribunal du Travail,

Déclare l'appel recevable en la forme ;

Confirme le jugement entrepris du 18 décembre 1986 en ce qu'il a débouté P. de ses demandes et l'a condamné aux dépens ;

Composition🔗

MM. Landwerlin prés., Serdet prem. subst. proc. gén., MMes Sbarrato, Boéri et Clérissi av. déf., Rieu av. Barreau de Nice.

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