Tribunal de première instance, 27 octobre 1988, Consorts C. et veuve C. c/ B. et U.

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Abstract🔗

Baux d'habitation

Cession à titre onéreux de l'immeuble ou du local loué - Droit de préemption accordé au locataire ou à l'occupant.

Résumé🔗

Le droit de préemption institué par l'article 40 de l'ordonnance-loi n° 669 du 17 septembre 1959 ne peut s'exercer, en cas de cession de la totalité ou d'une partie de l'immeuble, que si la location porte sur l'ensemble des biens cédés.

En effet, eu égard à sa nature et à son objet, le droit de préemption confère au locataire la faculté d'acquérir par préférence, au prix demandé par le propriétaire, le bien vendu, et non point un autre bien ; en décider autrement reviendrait à contraindre le propriétaire, de la volonté duquel dépend indirectement l'exercice du droit de préemption par le locataire, à procéder contre son gré à une vente morcelée, alors qu'il a manifesté son intention de disposer de l'ensemble de son bien à un prix global fixé.

Il apparaît ainsi que la vente par le propriétaire et le droit de préemption du locataire doivent avoir un objet identique, dans le dessein de permettre, au voeu de la loi, la substitution immédiate de l'acquéreur pressenti par le locataire ou l'occupant qui entendrait exercer son droit.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Attendu qu'il est constant que, par acte de vente du 27 mars 1986, reçu en double minute par Maîtres Rey et Aureglia, Notaires, enregistré le 7 avril 1986 et transcrit le 4 juin suivant, C. P. Veuve C. a vendu aux époux R. et E. C. l'entier immeuble, élevé sur caves d'un rez-de-chaussée et de quatre étages, sis ., composé de huit appartements loués ;

Que G. U. et G. B. occupent chacun un appartement dans ledit immeuble à titre de locataires, respectivement au rez-de-jardin gauche et au 2e et 3e étage ;

Attendu qu'alléguant avoir été informé de cette vente selon exploit extrajudiciaire du 4 février 1987, U. a fait assigner - par acte susvisé du 1er avril 1987 - les époux C. acquéreurs de l'immeuble, leur belle-fille J. A. épouse C., qui s'est révélée être la donataire, suivant acte Rey du 22 décembre 1986, régulièrement transcrit, de l'appartement sis au rez-de-jardin qu'il occupe, et C. C. venderesse de l'entier immeuble, pour qu'il soit jugé, conformément aux dispositions de l'article 40 de l'Ordonnance Loi n° 669 du 17 septembre 1959 et à la jurisprudence arrêtée par la Cour d'Appel (arrêt 31 mai 1983), qu'il bénéficiait d'un droit de préemption sur l'appartement par lui occupé ;

Qu'il demande également au Tribunal de constater qu'à l'occasion de l'acte de vente précité du 27 mars 1986, portant certes sur l'entier immeuble mais donc aussi sur l'appartement qu'il occupe, il n'a reçu aucune notification en vue de l'exercice éventuel de son droit de préemption, de juger que les acquéreurs ont frauduleusement fait échec aux dispositions de droit positif en vigueur, de déclarer nulle ou à tout le moins inopposable la vente consentie par l'acte précité et subséquemment la donation qui a pu être faite à J. C., de remettre les choses dans leur état antérieur et d'imputer solidairement aux époux C. et à J. C. - au contradictoire de C. C. à qui il n'est rien réclamé - la somme de 100 000 F. à titre de dommages-intérêts, outre les dépens ;

Attendu que, par conclusions du 12 avril 1988, G. B. est intervenu volontairement aux débats « aux mêmes fins et demandes » que U. ; qu'il s'estime comme lui victime des mêmes agissements dolosifs et prend acte à cet égard des précisions fournies par les défendeurs, selon lesquelles les époux C. ont cédé l'immeuble acquis par eux (en réalité le seul appartement du rez-de-jardin) à titre gratuit à leur fils J. C., suivant acte Rey du 22 décembre 1986 transcrit le 26 mars 1987, ce nouveau propriétaire ayant lui-même cédé le même jour à son épouse J., également à titre gratuit, ledit appartement dont U. est locataire ; qu'il demande le bénéfice des écrits judiciaires pris par celui-ci, en sollicitant en particulier l'annulation ou l'inopposabilité des actes ci-dessus mentionnés, et ajoute qu'il a été personnellement dépossédé par la famille C. d'une cave dont il avait la jouissance, ce qui le conduit à en demander la restitution dans son état d'origine, et, en cas d'impossibilité absolue de remise en état, à réclamer le paiement aux consorts C. solidairement d'une indemnité de 20 000 F. de ce chef ;

Attendu qu'au soutien de leurs demandes, U. et B. font valoir pour l'essentiel qu'en ce qu'il énonce qu'il n'y a pas lieu à application de l'article 40 précité en vertu de la jurisprudence de la Cour d'Appel du 31 mai 1983, l'acte de vente du 27 mars 1986 viole « la loi et la morale » puisque, selon eux, ledit arrêt signifie qu'ils ont vocation à exercer leur droit de préemption pour les biens qu'ils occupent respectivement ;

Qu'en invoquant la notion de fraude, ils soulèvent l'absence d'effet des délais prévus par l'Ordonnance-Loi pour demander l'annulation de l'acte initial et de ceux qui en sont la conséquence ;

Qu'ils soutiennent que C. C., en raison de son grand âge, n'a pas saisi la portée des dispositions contenues dans l'acte de vente et se refusent pour cette raison à lui demander des dommages-intérêts ;

Attendu qu'en réponse les époux C. et J. C. concluent à l'irrecevabilité de l'action dont ils font l'objet et, subsidiairement, à son rejet au fond ;

Qu'ils font plaider :

  • que les demandeurs sont forclos dans leur action, par application du dernier alinéa de l'article 40 précité,

  • que la nullité sollicitée ne saurait affecter le seul appartement occupé par chacun des locataires, qui n'a pas fait l'objet de vente, mais ne peut concerner que l'entier immeuble cédé le 27 mars 1986, étant observé que U. et B., qui ne sont pas locataires de l'entier immeuble, n'ont pas qualité pour poursuivre l'annulation de la vente dudit immeuble ;

  • subsidiairement, au fond, que l'article 40 ne doit pas recevoir application en l'espèce, ainsi que la Cour d'Appel l'a clairement jugé dans l'arrêt précité ;

  • que les cessions à titre gratuit, par interprétation  « a contrario »  dudit article 40, ne donne pas lieu à préemption au profit des locataires ou occupants ;

  • que les actes translatifs de propriété ne sont entachés d'aucune fraude ;

  • qu'en tout état de cause, l'article 40 met à la charge du seul propriétaire l'obligation d'aviser son locataire de son intention de vendre ;

Que, se portant reconventionnellement demandeurs, les consorts C., qui s'estiment injustement et malicieusement accusés de fraude, sollicitent, à titre de dommages-intérêts, un franc en réparation de leur préjudice moral et 50 000 F. pour compenser le préjudice matériel subi ;

Attendu que, pour sa part, C. C. déclare faire siens les arguments développés par les consorts C., excepté en ce qui concerne la charge de la notification du droit de préemption au locataire ; qu'elle estime en effet que cette obligation ne trouve à s'appliquer qu'au cas où le droit de préemption existe au profit du locataire ou de l'occupant ce qui ne serait pas le cas en l'espèce ;

Qu'elle demande la condamnation de U. et B. à lui payer 20 000 F. à titre de dommages-intérêts pour « résistance abusive » ;

Attendu que dans leurs derniers écrits judiciaires, les consorts C. et C. C. concluent à l'irrecevabilité, par application de l'article 388 du Code de Procédure Civile, de l'intervention formée par B. dont la condamnation aux dépens est poursuivie ;

Attendu que, par exploit séparé du 24 juin 1987, U., qui déclare avoir eu connaissance des opérations de cession dans leur intégralité et du rôle tenu par J. C., a attrait ce dernier devant le Tribunal pour qu'il soit tenu d'intervenir dans la procédure ci-dessus analysée - dont la jonction avec cette instance est demandée - ; qu'il réitère dans cet exploit à l'égard de J. C. l'ensemble des demandes contenues dans l'acte d'assignation originaire du 1er avril 1987 ;

Attendu qu'en réponse J. C., qui déclare souscrire à la demande de jonction en raison de la connexité des affaires, demande que lui soit alloué le bénéfice des conclusions prises par les époux C. et J. C. dans l'instance initiée le 1er avril 1987 ;

Attendu que C. C. a, de même, repris des écrits judiciaires identiques à ceux déposés dans la première procédure ;

Sur quoi,

Attendu qu'il y a lieu de joindre, en raison de leur connexité et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, les instances ci-dessus analysées, respectivement introduites par assignations des 1er avril et 24 juin 1987, portant les numéros 476 et 632 du rôle général ;

Attendu que l'intervention de B., qui tend pour l'essentiel aux mêmes fins que celles poursuivies par U., doit être déclarée recevable excepté en ce qu'elle a pour objet la restitution d'une cave et le paiement de dommages-intérêts, ces chefs de demande ne concernant pas l'ensemble des défendeurs et n'étant pas en état d'être jugés ;

Attendu, au fond, que U. et B. considèrent être titulaires, pour ce qui concerne l'appartement qu'ils occupent respectivement, d'un droit de préemption applicable même en cas de cession en bloc de l'immeuble abritant leurs locaux, tandis que les vendeur et acquéreurs estiment au contraire que la vente de l'entier immeuble prive les locataires concernés, qui n'occupent pas l'intégralité de l'immeuble, de la faculté de préempter les locaux loués par eux ;

Attendu qu'à cet égard, la situation de l'espèce diffère de celle ayant fait l'objet de l'arrêt invoqué du 31 mai 1983 - ou encore de celle ayant conduit à l'arrêt de la Cour de Révision du 8 octobre 1985 (Z. et autres / L. et M.) - dans la mesure où elle ne met pas en présence certains locataires ou occupants animés de la volonté d'acquérir des biens qu'ils n'occupent pas en totalité, mais concerne des locataires qui entendent limiter leurs prétentions aux seules parties d'immeuble qu'ils occupent effectivement dans le bien que leur propriétaire a vendu en bloc ; qu'il demeure cependant que l'interprétation de la Cour d'Appel - selon laquelle le droit de préempter ne peut s'exercer, en cas de cession de la totalité ou d'une partie de l'immeuble, qu'à la condition que la location porte sur l'ensemble des biens cédés - conserve sa valeur intrinsèque ;

Attendu que cette interprétation doit prévaloir en la cause, eu égard à la nature et à l'objet du droit de préemption, qui confère au locataire la faculté d'acquérir par préférence, au prix demandé par le propriétaire, le bien vendu ; qu'ainsi il n'est pas reconnu audit locataire la possibilité de se porter acquéreur d'un autre bien que celui que le propriétaire entend mettre à la vente ;

Attendu qu'en décider autrement reviendrait à contraindre le propriétaire, de la volonté duquel dépend indirectement l'exercice du droit de préemption par le locataire, à procéder contre son gré à une vente morcelée alors qu'il a manifesté son intention de disposer de l'ensemble de son bien en en fixant d'ailleurs un prix global ;

Qu'il apparaît ainsi que la vente par le propriétaire et le droit de préemption du locataire doivent avoir un objet identique, dans le dessein de permettre, au vœu de la loi, la substitution immédiate de l'acquéreur pressenti par le locataire ou l'occupant qui entendrait exercer son droit ;

Attendu que tel n'est pas le cas de l'espèce, puisqu'il est constant que U. et B. prétendent se porter acquéreurs des seuls biens qu'ils occupent alors que c'est l'entier immeuble qui est vendu ;

Qu'il s'ensuit qu'ils ne sont pas titulaires du droit de préemption dont ils se prévalent et que les dispositions de l'article 40 de l'Ordonnance Loi n° 669 précitée ne sont pas applicables, en sorte que les moyens tirés de la forclusion instituée par cet article ou de l'obligation mise à la charge du propriétaire sont inopérants ;

Que U. et B. doivent donc être déboutés de leurs demandes et tenus aux dépens de l'instance en raison de leur succombance ;

Attendu que ces demandeurs ayant cependant légitimement pu se méprendre, eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, sur la véritable étendue de leurs droits, il ne saurait être relevé de faute à leur encontre dans l'exercice de l'action qu'ils ont estimé devoir intenter ;

Que dès lors les consorts C., qui ne justifient pas au surplus du préjudice matériel qu'ils invoquent, n'ont pas lieu d'être suivis en leur demande reconventionnelle, pas davantage d'ailleurs que C. C. ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement par un seul et même jugement ;

Joint les instances portant les numéros 476 et 632 du rôle général, respectivement introduites par assignations des 1er avril et 24 juin 1987 ;

Déclare irrecevable l'intervention aux débats de G. B., en ce qu'elle tend à obtenir la restitution d'une cave et le paiement de dommages-intérêts ;

Déboute G. U. et G. B. de l'ensemble de leurs autres demandes, fins et conclusions ;

Déboute les consorts C. et C. C. de leurs demandes reconventionnelles ;

Composition🔗

MM. Landwerlin prés., Serdet prem. subst., MMes Blot, Sanita, Karczag-Mencarelli av. déf.

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