Tribunal de première instance, 20 février 1986, P. c/ E. - Caisse de Compensation des Services Sociaux - Cie U.A.P.

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Abstract🔗

Responsabilité délictuelle

Chute d'un rocher - Indétermination du gardien responsable - Déboutement.

Résumé🔗

L'action en responsabilité fondée sur l'article 1231 du Code civil, engagée par un automobiliste dont le véhicule a été écrasé par un rocher qui se serait détaché d'un terrain sous l'action de la chute d'une pierre provenant d'un autre terrain, contre les propriétaires de ces deux terrains ne saurait prospérer, à défaut de présomptions graves, précises et concordantes permettant de déterminer avec certitude les gardiens desdits terrains et la cause génératrice de la mise en mouvement du rocher.


Motifs🔗

LE TRIBUNAL,

Attendu que résultent des éléments du dossier les circonstances suivantes des faits et de la procédure :

Il est constant que le 15 novembre 1982, vers 20 heures, un bloc de pierre de 46 kilos s'est détaché des terrains escarpés bordant la route nationale 7 sur la Moyenne Corniche à Cap d'Ail (Alpes-Maritimes) et est venu écraser le toit du véhicule Wolkswagen conduit par M. P., qui, circulant dans le sens Monaco-Nice, effectuait le trajet de son travail à son domicile, avec pour passager J.-L. P. ;

Selon les témoignages recueillis et l'enquête menée par la brigade de Gendarmerie de La Turbie, le véhicule automobile, après avoir été violemment percuté par le rocher, a effectué quelques embardées, est monté sur le trottoir amont puis a finalement heurté un poteau d'éclairage, au droit de la borne kilométrique P.K. 61, contre lequel il s'est immobilisé une quarantaine de mètres plus loin ;

Tandis que P. était légèrement blessé, P. devait décéder des suites de ses blessures lors de son transport à l'Hôpital de Monaco ;

Après examen du bloc de pierre retrouvé à proximité immédiate du véhicule et découverte d'une cavité pouvant avoir contenu le rocher - située sur la propriété M. - les gendarmes ont avancé l'hypothèse que ledit rocher s'est mis en mouvement à partir de cette cavité ; quant aux circonstances ayant provoqué cette chute, ils ont constaté la présence d'éclats d'une autre pierre à proximité de ladite cavité et supposé que cette autre pierre, dont ils n'ont pu préciser la provenance avec exactitude mais qui, d'après le plan des lieux, a pu provenir de la propriété E. située en amont du terrain appartenant à M., avait éjecté le rocher ayant en définitive percuté le véhicule ;

Cet accident mortel de la circulation a conduit l'épouse de M. P., née M. F., agissant tant en son nom propre qu'en sa qualité de représentante de ses deux enfants mineurs, à faire assigner - dans une instance introduite par exploit du 29 septembre 1983 à laquelle sont intervenus les époux P., père et mère de M. P. - E., la C.C.S. et la Compagnie U.A.P. - Urbaine pour que le premier nommé soit déclaré responsable de l'accident par application de l'article 1231 du Code civil et condamné à en réparer les conséquences pécuniaires ;

Par exploit du 29 décembre 1983, la Compagnie U.A.P., assureur-loi de l'employeur de la victime, a fait assigner pour sa part E. et M. à l'effet d'obtenir de ceux-ci, qu'elle estime entièrement responsables de l'accident mortel de trajet, le remboursement de la somme de 2 333 458,80 francs représentant le montant des frais et arrérages des rentes viagères réglés aux ayants droit de la victime ;

Selon acte introductif d'instance du 9 février 1984, M. a fait assigner sa compagnie d'assurances Le Continent, en garantie ;

Par jugement du 11 octobre 1984 auquel il convient de se référer pour plus ample relation des moyens et prétentions des parties, le Tribunal a joint ces trois instances connexes et rejeté l'exception d'incompétence soulevée par E., en le renvoyant à conclure au fond ;

Les parties ont alors conclu en ces termes :

  • E. soutient que les causes de l'accident demeurent indéterminées, puisqu'il n'est pas établi de quelle propriété s'est détaché le rocher litigieux ; il demande en conséquence sa mise hors de cause et, à titre très subsidiaire, à être relevé et garanti par son assureur, la Compagnie La Préservatrice Foncière, qu'il a appelé en intervention forcée par exploit du 9 janvier 1985 ;

  • La Compagnie U.A.P. poursuit la condamnation de M., propriétaire du terrain d'où s'est détaché le bloc de rocher, à réparer toutes les conséquences dommageables de l'accident du 15 novembre 1982 et à lui payer en conséquence la somme précitée de 2 333 458,80 francs ; elle sollicite subsidiairement une expertise à l'effet de déterminer le lieu de provenance et les causes de la chute du rocher ayant percuté la voiture conduite par P. ;

  • M., par référence à ses précédentes écritures, soutient que la pierre se trouvant à l'origine de l'accident s'est détachée de la propriété E. et qu'il ne peut être tenu pour responsable ; subsidiairement, il estime que son assureur, Le Continent, lui doit garantie ;

  • La Compagnie Le Continent prétend que le sinistre est exclu de la garantie résultant du contrat conclu avec M. et demande sa mise hors de cause ; à titre subsidiaire, elle estime que le comportement fautif de E. est de nature à l'exonérer de sa responsabilité, ou, plus subsidiairement encore, que le simple fait de E., même prévisible et évitable, doit conduire à la décharger pour partie de sa responsabilité ;

En l'état des conclusions prises avant le jugement susvisé, du 11 octobre 1984, la C.C.S.S. poursuit la condamnation de E. à lui rembourser le capital-décès versé aux héritiers P., soit la somme de 37 080 francs (conclusions du 26 janvier 1984), puis la condamnation de « la partie qui aura été déclarée responsable de l'accident mortel » au remboursement de ladite somme (conclusions du 1er mars 1984) ;

Sur l'appel en intervention forcée dont elle fait l'objet de la part de son assuré E., la compagnie d'assurances La Préservatrice Foncière, qui s'estime insuffisamment éclairée, sollicite la communication aux débats de toutes pièces propres à établir la demande, à laquelle elle s'oppose, en l'état ;

Sur quoi,

Attendu que l'instance engagée par E. à l'encontre de son assureur apparaît nécessairement liée au sort qui sera réservé à l'action en responsabilité dont il fait l'objet ; qu'en l'état de cette connexité, il y a lieu d'ordonner la jonction de la procédure E. / La Préservatrice Foncière aux procédures déjà jointes par le jugement du 11 octobre 1984 ;

Attendu que les actions en responsabilité intentées par les consorts P. et la Compagnie U.A.P. supposent l'administration d'une double preuve, dans le domaine des faits :

  • que soit établi en premier lieu que le rocher ayant heurté le véhicule provenait du terrain appartenant à M., qui pourrait en conséquence être considéré comme le gardien présumé responsable dudit rocher ;

  • que, d'autre part, il soit démontré que ce rocher a été mis en mouvement par la chute d'une pierre provenant de la propriété E., en sorte que celui-ci pourrait de même être regardé comme le gardien de la chose à l'origine première du dommage ;

Attendu que les constatations opérées par les gendarmes chargés de l'enquête ont permis de découvrir, cinq jours après l'accident, une cavité sous une touffe d'herbe, pouvant avoir contenu le rocher et à partir de laquelle celui-ci a pu entamer sa chute vers le véhicule ;

Que sur cette touffe d'herbe, les enquêteurs ont noté la présence de morceaux épars d'une autre pierre et ont avancé l'hypothèse que cette pierre, se détachant d'un point indéterminé en amont, est venue percuter et mettre ainsi en mouvement, avant de se briser, le rocher ayant chuté sur la voiture ;

Que cette hypothèse a été reprise à son compte par le Professeur M. qui a formulé le 7 mai 1983 un avis sur l'origine de l'accident du 15 novembre 1982 à la demande de la Compagnie U.A.P. ; que ce géologue affirme que le « bloc écraseur » a été éjecté par une petite écaille (bloc percuteur) s'étant détachée de la falaise surplombant l'emplacement du bloc écraseur, à la verticale de celui-ci, et précise que le point de départ de cette écaille, sa zone d'origine, se situe dans la falaise, laquelle devrait porter la trace du décollement « à retrouver par déduction parmi les nombreuses cicatrices locales » ; que cet avis comporte en outre des mentions non portées par les enquêteurs dans leurs procès-verbaux, à savoir que le « bloc percuteur » proviendrait de la propriété E. et que le « bloc écraseur » reposait avant sa chute dans la propriété M. ;

Attendu que ces constructions de l'esprit à partir d'indices matériels, pour être vraisemblables, ne sauraient pour autant être tenues pour acquises en l'espèce ; qu'en effet, il ne ressort pas des procès-verbaux de l'enquête que les gendarmes soient parvenus à leurs déductions après une analyse sérieusement menée des éléments de fait de la cause ; qu'ils ne se sont pas prononcés, en particulier sur l'aspect de la cavité découverte cinq jours après les faits, sinon pour en mentionner les dimensions (à peu près comparables à celles relevées sur le rocher) et n'ont pas tenté d'établir que cette cavité abritait bien ledit rocher, notamment en examinant la végétation entourant l'une et l'autre ou en plaçant le rocher dans ladite cavité pour vérifier s'il s'agissait bien de sa propre alvéole ;

Que par ailleurs, il n'est nullement certain que les fragments de pierre découverts alentour constituaient un bloc qui aurait lui-même percuté le « bloc écraseur », étant observé que la nature des terrains en cause favorise depuis toujours la chute fréquente de nombreuses pierres et autres blocs de rocher (cf. rapport géologique P. du 24 avril 1978) ; qu'au surplus, l'origine de l'éventuel « bloc percuteur » demeure indéterminée, y compris pour le Professeur M. qui n'a pas retrouvé « parmi les nombreuses cicatrices locales » son point de départ, en dépit de la trace de décollement que, selon lui, ce bloc aurait laissée dans la falaise ;

Que d'autre part, il n'a pas été procédé, même partiellement, à une reconstitution des faits ;

Attendu que les hypothèses émises par les gendarmes traduisent en réalité leurs incertitudes déclarées sur l'origine et la trajectoire du rocher ayant provoqué l'accident ; que ces incertitudes sont d'ailleurs partagées par les témoins entendus et les parties elles-mêmes, le voisin J. ayant indiqué que la pierre ayant heurté la voiture provient « a priori » de la propriété E., tandis que les consorts P., sans même reprendre à leur compte les hypothèses des enquêteurs, ont soutenu dans leur exploit introductif d'instance que le rocher ayant écrasé le véhicule s'est détaché spontanément de la propriété E. ;

Qu'enfin les affirmations et conclusions du géologue M. en ce qu'elles ont été sollicitées par l'une des parties dont l'action ne présente d'intérêt que si elle aboutit à la détermination du ou des responsables, ne peuvent être considérées comme présentant l'objectivité requise en pareille matière ;

Attendu qu'une mesure d'expertise qui serait ordonnée par le présent jugement, soit plus de trois ans après les faits, s'avèrerait inopérante compte tenu du dépérissement des preuves lié à l'érosion et aux facteurs géologiques propres aux terrains concernés appartenant à M. et E., lesdites propriétés subissant, comme celles voisines de la commune de Cap d'Ail, de la S.C.I. Le Signal ou de J., des éboulements fréquents de blocs de pierre depuis de nombreuses années ;

Attendu, dès lors, que les demandes formées par les consorts P., l'U.A.P. et la C.C.S.S. doivent être rejetées et les appels en intervention forcée et garantie à l'encontre des Compagnies Le Continent et La Préservatrice Foncière déclarés sans objet ;

Attendu que les dépens suivent la succombance ;

Attendu en conséquence qu'eu égard à la localisation du rocher en fin de course, trouvé à proximité du véhicule accidenté mais à plusieurs dizaines de mètres du point de choc présumé, comme aux incertitudes ci-dessus relevées, il n'apparaît pas possible pour le Tribunal d'admettre, à défaut de présomptions graves, précises et concordantes résultant des circonstances de la cause, que le rocher ayant percuté la voiture de la victime provenait de la propriété M. et que ce rocher ait pu, ou non, subir l'action d'une autre pierre éboulée de la propriété E., avant de se mettre en mouvement ; qu'il s'ensuit que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses sur laquelle les demandes sont fondées ne sont pas réunies en l'espèce, en l'absence de détermination du ou des gardiens responsables ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement,

Joint l'instance introduite par C. E. à l'encontre de la compagnie d'assurances La Préservatrice Foncière selon exploit d'assignation du 9 janvier 1985, n  299 aux instances déjà jointes par le jugement de ce Tribunal en date du 11 octobre 1984 ;

Déboute M. F. veuve P., agissant en son nom et en qualité de représentante de ses enfants mineurs C. et N., J.-B. et J. P. née H., la compagnie d'assurances U.A.P. Incendie-Accidents et la Caisse de Compensation des Services Sociaux de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;

Dit en conséquence sans objet les actions en garantie intentées par M. et E. à l'encontre de leurs assureurs respectifs les Compagnies Le Continent et La Préservatrice Foncière ;

Dit n'y avoir lieu à ordonner une mesure d'expertise ;

Composition🔗

MM. Huertas, prés. ; Truchi, prem. subst. proc. gén. ; MMes Karczag-Mencarelli, Boisson, Sanita, Clérissi, av. déf. ; Giorgio, Bonello, av.

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