Tribunal de première instance, 31 octobre 1985, Société Civile Immobilière E. c/ État de Monaco.

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Abstract🔗

Responsabilité de l'Etat

Compétence de la juridiction judiciaire - Faute de l'État

Résumé🔗

Le Tribunal est compétent en vertu de l'article 12 de la loi n° 783 du 15 juillet 1965 sur l'organisation judiciaire pour connaître d'une action en responsabilité engagée par un particulier contre l'État.

En matière administrative le régime de la responsabilité de l'État ne saurait être apprécié comme s'il s'agissait d'un simple particulier mais exige la prise en considération de critères différents de ceux appliqués aux personnes de droit privé ; la faute de l'administration vis-à-vis des particuliers dont les intérêts auraient été lésés requiert notamment la constatation de faits que n'auraient pas commandée les nécessités du service public ou des circonstances particulières de l'espèce.

Une société immobilière ayant été autorisée par l'administration à surélever un immeuble mais n'ayant pu mettre en œuvre cette autorisation par suite de la survenance de la loi n° 766 du 8 juillet 1964 instituant une servitude d'urbanisme la privant de la procédure d'expropriation, à défaut d'obtenir de l'administration malgré les diverses manifestations d'intention de celle-ci, une indemnisation de son préjudice, se trouve fondée, pour avoir subi de graves restrictions dans la libre disposition de ses droits pendant 24 ans, dans son action en responsabilité contre l'État dont la faute apparaît insusceptible d'être justifiée par les circonstances de l'espèce ou les nécessités du service public.


Motifs🔗

Le Tribunal

Statuant en matière administrative,

Attendu que résulte des pièces produites et des écrits judiciaires échangés entre les parties la relation suivante des faits et de la procédure ;

Copropriétaires de parties de l'immeuble dénommé Villa E. à Monte-Carlo, ., E. T. veuve R. et E. R., son fils, ont été autorisés sur leur demande, suivant arrêté d'autorisation n° 4818 du Ministre d'État de la Principauté en date du 4 septembre 1959, à faire surélever de trois étages (4°, 5°et 6°) la Villa E. à charge de commencer les travaux dans le délai d'un an et de respecter certaines conditions particulières ;

Par acte reçu en l'Étude de Maître Rey, notaire, le 28 décembre 1959, les consorts R. ont vendu à la société civile particulière dénommée Société Immobilière E., ci-après Société E., l'aire libre au-dessus du 3e étage et le droit de surélévation de l'immeuble précité, outre la part afférente aux constructions à édifier dans les parties communes de l'entier immeuble, pour le prix de 2 000 000 de francs de l'époque ;

Il apparaît des termes dudit acte que la société E. envisageait alors d'édifier des appartements en copropriété aux étages de la surélévation autorisée (cf. 10 rôle) et de procéder aux travaux d'aménagement nécessaires dans la partie existante de l'immeuble (cf. 11 rôle), l'ensemble des travaux devant être menés à terme au plus tard dans les 24 mois de leur début d'exécution, sous peine pour la société E. de devoir aux vendeurs une « indemnité de 5 000 francs par jour de retard » ;

Courant août 1960, la société E. a fait entreprendre les travaux nécessaires à la surélévation, sous contrôle des architectes C., comprenant notamment ceux de dépose de la toiture et de construction d'un escalier provisoire devant permettre l'installation d'un ascenseur dans la cage d'escaliers d'origine démolie ;

Par lettre du 10 octobre 1960 l'Ingénieur en Chef de la Direction des Travaux publics de la Principauté de Monaco « confirmait » au gérant de la société E. que le gouvernement princier était « décidé à déclarer d'utilité publique le projet d'urbanisme du vallon de la Rousse... impliquant la suppression de l'immeuble R. », (villa E.) en appelant son attention sur les conséquences préjudiciables, pour les intérêts en cause, qui résulteraient de la surélévation de l'immeuble ;

En réponse H. M., gérant de la société E. dont il détient la quasi totalité du capital social, faisait part à ce haut fonctionnaire des atteintes graves ainsi portées à ses intérêts et se déclarait prêt à négocier amiablement avec l'État la réparation de son préjudice avant même la déclaration officielle d'utilité publique - les architectes C. étant dans ce cas désignés par lui comme « experts » - tout en insistant sur l'exigence d'une décision administrative, compte tenu des travaux en cours ;

L'ingénieur en chef des Travaux publics l'informait alors, par lettre du 29 octobre 1960, que « le problème posé par la surélévation de cet immeuble (pouvait faire) l'objet d'une expertise en vue de la recherche d'une solution amiable dont serait saisi, dans des moindres délais, le gouvernement princier qui décidera des suites qu'il conviendra de lui donner » ;

Les travaux de surélévation entrepris ont alors été suspendus par la Société E. ;

Les experts amiablement mandatés par chacune des parties ont établi sous la date du 19 décembre 1960 un rapport commun fixant à 294 000 francs le montant total de l'indemnité devant être versée à la Société E. du fait de l'abandon des travaux de surélévation projetés, somme en contrepartie de laquelle la société E. devait rétablir dans l'immeuble les conditions d'accès et d'habitabilité préexistantes ;

La remise en état des lieux dans leur état antérieur a, au demeurant, été effectuée par la société E. qui, malgré ses demandes pressantes auprès de l'administration n'était pas parvenue à obtenir le règlement du litige ;

L'utilité publique des travaux de liaison routière au Pont de la Rousse (partie amont) a été constatée et déclarée par la loi n° 766 du 8 juillet 1964 et, après respect de la procédure applicable en la matière, une ordonnance souveraine n° 3314 du 12 avril 1965 a définitivement déclaré d'utilité publique les travaux prévus au projet dressé par le service des travaux publics le 10 novembre 1961 concernant la liaison routière du Pont de la Rousse ; cette ordonnance énumérait les propriétés qu'il y avait lieu d'acquérir - au nombre desquelles figurait la villa E. ayant comme copropriétaire la société E. - et annonçait que la prise de possession des immeubles concernés nécessaires à l'exécution du projet aurait lieu après accomplissement des formalités prescrites par la loi n° 502 modifiée du 6 avril 1949 sur l'expropriation pour cause d'utilité publique ;

Les dispositions de cette ordonnance, en ce qu'elles étaient notamment relatives à la propriété Villa E., ont en définitive été abrogées par ordonnance souveraine n° 8031 du 18 juin 1984 ;

L'administration n'a pas fait droit aux demandes réitérées d'indemnisation formées par la société E. et lui a fait connaître en réponse à ses ultimes lettres des 26 janvier et 16 mai 1983 par lesquelles cette société souhaitait être enfin fixée sur les intentions du gouvernement quant au renouvellement éventuel de l'autorisation de surélever, devenue caduque, ou à la poursuite de la procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique, qu'il lui appartenait de faire établir son droit à réparation ;

En cet état, la société E. a saisi le Tribunal par l'exploit susvisé, d'une action tendant à faire déclarer l'État de Monaco responsable du préjudice qu'elle subit à la suite de l'abandon du projet d'expropriation pour cause d'utilité publique de la villa E. et du retrait de l'autorisation de la surélever de trois étages, et à obtenir, à titre de réparation, paiement de la somme de 1 533 735 francs portée en définitive à 1 665 314 francs, outre les intérêts de retard jusqu'à parfait paiement ;

Sur la responsabilité, la société E., sans contester l'opportunité pour l'Administration de ne pas avoir donné suite à ses projets d'expropriation la concernant ou de ne plus l'autoriser à surélever l'immeuble, estime que la faute de l'Administration résulte de son refus de réparer le préjudice occasionné à la suite de l'abandon du projet d'expropriation et du retrait de l'autorisation de surélever antérieurement délivrée ; la société E. précise que l'administration pouvait légitimement refuser une indemnisation amiable et préférer attendre l'issue de l'expropriation pour cause d'utilité publique qu'elle avait mise en œuvre mais lui reproche de ne pas avoir réparé son préjudice après avoir décidé de ne plus poursuivre ladite expropriation, contrairement aux accords pris ;

Au soutien de sa thèse, la demanderesse invoque la jurisprudence de ce Tribunal et de la Cour d'appel dans l'affaire M. (arrêt du 25 juin 1974), laquelle a sanctionné le comportement fautif de l'administration qui a laissé se perpétuer le préjudice d'un propriétaire immobilier sans prendre aucune mesure adéquate pour y mettre fin et sans fournir d'indication quant à la date à laquelle pourrait être normalisée la situation créée ; elle estime que son préjudice est la conséquence directe de la double décision de l'Administration de ne plus autoriser la surélévation de la villa E. d'une part, et de ne plus l'exproprier d'autre part ;

Sur le quantum du préjudice qu'elle estime avoir subi, la société E. se fonde essentiellement sur les conclusions des experts S.-C. qui étaient parvenus en décembre 1960 à s'accorder sur le chiffre de 294 000 francs dont la simple réévaluation par suite de l'érosion monétaire justifie le montant de sa demande actuelle ; quant aux chefs de préjudice analysés par les experts des parties, elle souligne qu'outre le coût des travaux de remise en état de la villa et la rémunération des architectes, il convient de tenir compte du manque à gagner consécutif au défaut d'exécution de la surélévation envisagée, tel que les experts l'ont retenu ;

L'État de Monaco pour sa part conclut au rejet des demandes de la société E. aux motifs qu'elle n'a pas commis de faute et que, si sa responsabilité devait être retenue par application de la théorie de la responsabilité sans faute de la puissance publique, la société E. ne justifie pas d'un préjudice indemnisable ;

L'État indique qu'en l'état de sa renonciation légitime à poursuivre l'expropriation de la villa E., l'autorisation de surélever n'a pu par ailleurs être accordée, les dispositions de l'ordonnance souveraine n° 674 du 3 novembre 1959 concernant l'urbanisme n'étant pas respectées en l'espèce, en particulier du point de vue du gabarit de l'immeuble, des limites bâtissables, de l'occupation au sol, des surfaces de garages, etc. ;

Il contredit les allégations de la demanderesse selon qui un accord de principe sur l'indemnisation serait intervenu et prétend que cet accord ne peut être déduit du rapport d'expertise du 19 décembre 1960, dès lors que les experts n'avaient pas pour mission d'arbitrer, l'Administration s'étant réservée le droit de donner à leurs conclusions les suites jugées par elle opportunes ;

S'agissant des chefs de préjudices invoqués, l'État relève que celui relatif au bénéfice prévisible de l'opération de surélévation n'est pas certain mais purement éventuel sans que la position prise par les experts à cet égard ne puisse le lier ;

En tout état de cause l'État soutient, sur le montant du préjudice, que l'indemnisation ne pourrait être supérieure à celle qui aurait été versée si l'expropriation avait été poursuivie ;

Sur quoi,

Attendu que la compétence du Tribunal pour connaître du présent litige, que les parties n'ont au demeurant pas contestée, résulte de l'article 12 de la loi n° 783 du 15 juillet 1965 sur l'organisation judiciaire ;

Attendu, quant aux règles de droit applicables à la matière administrative régissant le cas d'espèce, que le régime de responsabilité de l'État ne saurait être apprécié comme s'il s'agissait d'un simple particulier, mais exige la prise en considération de critères différents de ceux appliqués aux personnes de droit privé ; que la faute de l'administration vis-à-vis de particuliers dont les intérêts auraient été lésés requiert notamment la constatation de faits que n'auraient pas commandés les nécessités du service public ou les circonstances particulières de l'espèce ;

Attendu que pour caractériser la faute dont elle prétend avoir été victime, la société E. s'abstient expressément d'apprécier les décisions de l'Administration relatives à l'abandon du projet d'expropriation ou au refus d'autoriser la surélévation de l'immeuble, dont elle s'interdit de contester l'opportunité admettant ainsi qu'il n'appartient pas au Tribunal de se prononcer sur ce point, mais s'attache à démontrer que la faute de l'État réside dans son refus de réparer le préjudice que ses décisions ont entraîné ;

Attendu que la situation dont se plaint la société E. a pris naissance en octobre 1960, lorsque la direction des Travaux publics lui a suggéré de cesser les travaux de surélévation régulièrement autorisés et entrepris, compte tenu de la déclaration d'utilité publique du projet d'urbanisme du Vallon de la Rousse, alors envisagée, qui impliquait la suppression de l'immeuble R. en cours de surélévation ; qu'après s'être déclarée disposée à rechercher « une solution amiable » devant être en l'espèce nécessairement entendue comme une indemnisation du préjudice ainsi porté aux intérêts de la S.C.I. E. que cette société était prête pour sa part à négocier, bien que n'étant nullement contrainte de suspendre ses travaux, l'administration malgré l'évaluation du préjudice auquel l'expert par elle désigné était parvenu pour ce faire, a préféré opter pour une indemnisation qui serait résultée de la mise en œuvre de la procédure d'expropriation ;

Qu'elle a donc soumis au vote du législateur la loi n° 766 du 8 juillet 1964 constatant et déclarant l'utilité publique des travaux de liaison routière au Pont de la Rousse, lesdits travaux ayant été définitivement déclarés d'utilité publique par ordonnance souveraine n° 3314 du 12 avril 1965 qui prévoyait que la prise de possession des immeubles concernés - parmi lesquels la villa E. - aurait lieu après accomplissement des formalités prescrites par la loi n° 502 précitée ;

Attendu qu'en ce qui concerne la villa E., ces formalités - ayant en définitive pour objet de parvenir en particulier au paiement d'une indemnité - n'ont jamais été entreprises, et la situation est demeurée figée, en dépit des réclamations insistantes et répétées de M., pendant près de 20 ans jusqu'à l'ordonnance du 18 juin 1984 abrogeant les dispositions de l'ordonnance susvisée du 12 avril 1965 en ce qu'elles étaient relatives à la propriété Villa E. ;

Attendu qu'à cette date, cette propriété s'est donc trouvée exclue de la procédure d'expropriation devant notamment aboutir à l'indemnisation de la société E., laquelle ne pouvait d'autre part se prévaloir du permis de surélever devenu caduc dont elle était titulaire ni solliciter utilement une nouvelle autorisation administrative compte tenu des modifications des règles d'urbanisme intervenues depuis ;

Qu'il est constant que cette situation préjudiciable à la société E., dont l'Administration était régulièrement tenue informée, n'a jamais été prise en considération par l'État qui s'est refusé à toute indemnisation ;

Attendu que les circonstances ci-dessus rappelées, en ce qu'elles révèlent que les diverses manifestations d'intention de l'Administration sont demeurées sans aucun effet et ont entraîné, en fait, de graves restrictions dans la libre disposition des droits de la société E. pendant 24 ans, caractérisent une faute à l'encontre de l'État insusceptible d'être justifiée par les circonstances particulières de l'espèce ou les nécessités du service public et devant ouvrir droit à réparation au profit de la demanderesse ;

Attendu, sur le montant du préjudice matériel exclusivement invoqué, que le rapport des experts désignés par les parties en 1960 constitue, au moins pour partie, une base sérieuse d'appréciation à l'effet d'évaluer le dommage subi par la société E. ; qu'il est constant en effet qu'après avoir engagé les travaux de surélévation, cette société a dû peu après rétablir dans la villa les conditions d'habitation d'origine, pour satisfaire à la demande de l'Administration et dans le souci de ne pas lui imposer de charges supplémentaires lors de l'expropriation envisagée ; qu'outre les frais et honoraires inhérents à l'exécution de ces travaux et le prix acquitté aux consorts R. en 1959, la société E. est fondée à réclamer réparation du préjudice consécutif à la perte de la potentialité de construire qui lui avait été reconnue, ce qui est au demeurant admis par l'État lorsqu'il prétend que l'indemnisation ne peut être supérieure à celle qui aurait été versée en cas d'expropriation ;

Que ce chef de préjudice - distinct du manque à gagner allégué - n'apparaît en effet nullement hypothétique dès lors que les droits immobiliers dont la société E. est titulaire n'auraient pas manqué d'être indemnisés par l'administration expropriante ; que pour l'appréciation de la valeur de ces droits, il doit être tenu compte dans une certaine mesure du profit qui aurait pu être retiré des constructions édifiées en surélévation, le Tribunal observant à cet égard que si l'Administration n'avait pas demandé à la société E. en 1960 d'interrompre ses travaux, ceux-ci auraient été menés à terme, entraînant en cas d'expropriation, une indemnisation correspondant aux parties d'immeuble construites ;

Attendu, en conséquence, qu'au regard des divers éléments d'appréciation dont il dispose, le Tribunal est en mesure de chiffrer à 1 200 000 francs, à ce jour, le montant de la réparation devant être alloué par l'État à la demanderesse, ledit montant devant être augmenté des intérêts au taux légal à compter du présent jugement ;

Attendu que les dépens suivent la succombance ;

Dispositif🔗

Par ces motifs,

Le Tribunal,

Statuant contradictoirement en matière administrative ;

Déclare l'État de Monaco responsable du dommage occasionné à la société immobilière E., dans les conditions exposées aux motifs ;

Condamne en conséquence l'État à payer à cette société, en réparation de son préjudice, la somme de 1 200 000 francs avec intérêts au taux légal à compter du présent jugement.

Composition🔗

MM. Huertas, prés. ; T., prem. subst. proc. gén. ; MMe Sanita, J.-Ch. Marquet, av. déf.

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