Tribunal de première instance, 3 juin 1976, Dame P. (M.-O.) c/ Crédit Foncier de Monaco.

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Abstract🔗

Banques

Banque - Aide apportée à un client - Mandat gratuit - Faute - Responsabilité

Résumé🔗

Même en l'absence d'un contrat spécifique entre une banque et un de ses clients, la banque s'est conduite comme la mandataire de son client en acceptant de l'aider dans la réalisation d'un marché commercial, notamment par la mise à la disposition de son client de ses services de telex ; s'agissant d'un mandat gratuit, le client était néanmoins en droit de compter sur une diligence moyenne telle celle que l'on peut normalement attendre d'un mandataire gratuit qui n'engage sa responsabilité qu'en cas de faute lourde. En retardant, sans justification, pendant un mois, le télex qu'elle s'était engagée à transmettre, la Banque a commis une faute qui a concouru à l'échec du marché dont s'agit.


Motifs🔗

Le Tribunal

Attendu que la dame P., exerçant commerce sous le nom d'entreprise M.-O., et non sous la forme d'une société anonyme monégasque comme elle l'a indiquée dans ses conclusions des 11 mars 1975 et 12 mai 1976, a assigné le Crédit Foncier de Monaco aux fins d'obtenir condamnation de la somme de :

  • 20 965,75 francs, représentant le coût de marchandises perdues,

  • 100 000 francs, à titre de dommages-intérêts pour la perte d'un marché nouveau et certain,

  • 50 000 francs, à titre de dommages-intérêts pour le préjudice moral et commercial qu'elle a subi,

ces deux dernières demandes étant fondées sur les fautes imputées à ladite banque ;

Attendu qu'il résulte des pièces produites que le 11 août 1973, une société dénommée Nigerian-World Wide Opération Limited, Lagos Nigeria (ci-dessous Société Nigerian) adressait à M.-O. une lettre-commande rédigée en anglais, accompagnée d'un document bancaire de 5 000 dollars U.S., dénommé Draft, et émis sur le Nigérian Bank of Nigeria Lagos (ci-dessous Nigerian Bank), ledit document étant destiné à couvrir la commande, l'expédition et le transport d'un matériel d'outillage dont l'expédition devait avoir lieu le 28 septembre 1973, et dont l'achat était fait à titre d'essai ; que dame P. qui était titulaire d'un compte commercial dans les livres du Crédit Foncier de Monaco remettait ce document à cette banque et recevait en contrepartie, un bordereau de remise de chèques, daté du 4 septembre 1973, pour une valeur de 5 000 dollars U.S. ; que le 25 octobre 1973, dame P. remettait 6 caisses de matériel au transitaire Transit-Monaco ; que les formalités douanières étaient effectuées le lendemain, 26 octobre, pour l'embarquement prévu à Marseille le 2 novembre, mais qui, par suite de grèves, ne pouvait avoir lieu que le 21 novembre suivant ; que ces marchandises étaient débarquées à Lagos, le 10 décembre 1973, où elles étaient placées sous le contrôle de la Nigerian Port Authority laquelle était habilitée à procéder à une vente aux enchères des marchandises non réclamées, et ce, 45 jours après la date de débarquement, ce délai expirant en l'espèce le 24 janvier 1974 ; que dame P. n'a pu obtenir ni paiement de ces marchandises ni leur retour à Monaco ;

Attendu que dame P. estime qu'à l'occasion de cette opération commerciale, le Crédit Foncier n'a pas rempli ses obligations de mandataire responsable, suivant le droit bancaire et le droit civil et qu'il a, ainsi, commis des fautes qui engagent sa responsabilité et justifient les diverses demandes qu'elle a formées contre lui ;

Attendu qu'il résulte tant de l'assignation que des conclusions déposées par dame P., le 11 mars 1975 et le 12 mai 1976, que les moyens sur lesquels celle-ci fonde son action sont les suivants :

A/ - Le Crédit Foncier a tout d'abord commis une erreur grossière en considérant que le document bancaire dénommé Draft, qui accompagnait la lettre-commande du 11 août 1973 et en contrepartie du dépôt duquel il a remis à dame P. un bordereau de remise de chèques, était un chèque, alors qu'en réalité il ne s'agissait que d'une simple traite documentaire ; qu'ainsi dame P. qui avait cru percevoir l'équivalent en francs français de 5 000 dollars U.S., à titre de paiement des marchandises commandées, n'avait, en fait, en sa possession, qu'un effet de commerce qui ne pouvait constituer un titre de paiement ;

B/ - Lorsqu'il s'est rendu compte de son erreur, sur ce point, le 21 septembre 1973, le Crédit Foncier de Monaco prenait en charge la direction de l'opération mais dans des conditions de légèreté et d'incompétence qui sont à l'origine de l'échec de ladite opération ;

1 - Le Crédit Foncier a indiqué à dame P. que deux solutions pouvaient être envisagées :

  • la première, consistant à réclamer à la société Nigeria un accréditif bancaire,

  • la seconde, à envoyer les marchandises au nom de la Nigeria-Bank, avec une traite payable à vue par la société Nigerian de telle sorte que, en cas de non paiement, les marchandises lui seraient retournées par cette banque ;

2 - La première solution n'a pu être utilisée par suite de la carence du Crédit Foncier qui, d'une part, a réclamé par telex un accréditif bancaire à la société Nigerian, sans avertir dame P. qu'il était nécessaire d'adresser en même temps, à cette société, une facture pro-forma et certifiée, sans laquelle il était exclu que la Nigerian Bank accorde l'accréditif, ce qui fut d'ailleurs le cas, et, d'autre part, n'a pas réclamé un accréditif irrévocable et confirmé, car un accréditif ordinaire pouvait toujours être révoqué par le client ;

3 - C'est donc la seconde solution qui a été utilisée : les marchandises ont été adressées, le 25 octobre 1973, à la Nigerian Bank, mais dans des conditions telles qu'elles n'ont jamais été payées ni réexpédiées : la dame P. fait au Crédit Foncier les reproches suivants :

a) Le Crédit Foncier a demandé des renseignements sur la Société Nigerian et ceux-ci s'étant révélés bons (lettre du 15 octobre 1973), le sieur T. a affirmé que si la Nigerian Bank retournait les marchandises, faute de paiement de la traite à vue, le Crédit Foncier participerait pour moitié aux frais de transport de ce retour, qui devaient s'élever, selon le transitaire, à 2 500 francs ;

b) Les marchandises ayant été débarquées le 10 décembre à Lagos, la Société Nigerian a adressé, le 14 décembre, à dame P. un telex lui demandant de donner des instructions au Crédit Foncier pour informer la Nigerian Bank de lui remettre les documents contre acceptation d'un effet payable à 15 jours à vue ; dame P. a donné son accord, le 17 décembre 1973, pour l'envoi de ce telex, sur les conseils du sieur C., alors que, d'une part, celui-ci avait omis d'attirer son attention sur le fait que la transformation d'un effet payable à vue, en un effet payable à 15 jours n'aurait dû être acceptée que si la Nigerian Bank avait donné sa garantie et que, d'autre part, aucun renseignement n'aurait été demandé sur la Nigerian Bank, correspondant à Lagos du Crédit Foncier, une information au Centre National du commerce extérieur à Paris, en date du 19 mars 1974, établissant cependant que la Nigérian Bank éprouvait des difficultés financières ;

c) Le telex n'a été envoyé que le 17 janvier 1974, soit avec un mois de retard et la société Nigerian n'a accepté l'effet tiré sur la Nigerian Bank et n'a reçu les documents douaniers lui permettant de retirer les six caisses d'outillage que le 24 janvier suivant, c'est-à-dire le jour où expirait le délai de 45 jours à partir duquel la Nigerian Port Authority était libre de procéder à la vente aux enchères des marchandises non dédouanées ;

d) En dépit de ses nombreuses démarches, à partir du 17 décembre 1973, ce n'est que par une lettre du 24 janvier 1974 que dame P. a appris que le telex avait été envoyé avec un tel retard, sans qu'aucune explication soit fournie sur ce retard ;

e) Le 19 février, dame P. a reçu avis que l'effet venant à échéance le 8 février n'avait pas été payé à sa présentation, sans qu'elle puisse savoir, par la suite, si cette carence était due au fait que les marchandises n'avaient pas été retirées par la société Nigerian, qui n'avait pas voulu supporter les frais d'entreposage élevés dans les magasins de douane du Nigeria, ou les vols éventuels, entre le 10 décembre 1973 et le 24 janvier 1974, ou si elle avait servi à dissimuler une opération, excellemment décrite dans une lettre du 23 juillet 1974, du Conseiller commercial de l'Ambassade de France au Nigeria et consistant, pour des importateurs malhonnêtes, à ne pas réclamer les marchandises qu'ils ont commandées et à attendre que la Nigerian Port Authority procède à leur vente aux enchères, pour les racheter à bas prix ;

C/ - A partir du 18 avril 1974, le Crédit Foncier a entendu mettre fin, unilatéralement, à ses obligations de mandataire responsable envers dame P. :

1 - Il a refusé de prendre en charge et de transmettre à la Nigerian Bank la pièce douanière intitulée « Certificat de valeur et d'origine » réclamée par la société Nigerian ;

2 - Il a omis de réclamer à la Nigerian Bank des pièces qui manquaient au bordereau établi le 29 novembre 1973, savoir :

  • un connaissement original,

  • des factures commerciales en cinq exemplaires,

  • une traite de 5 000 dollars U.S. en double exemplaire,

  • six bulletins de livraison,

lesdites pièces permettant de retirer les six caisses de matériel sans avoir à en acquitter le prix ;

Attendu que le Crédit Foncier s'oppose à cette demande et conclut au déboutement de dame P. en se fondant sur deux moyens :

  • Il conteste, tout d'abord, avoir eu, en l'espèce, la qualité de « mandataire responsable », car il n'a passé avec dame P. aucune convention spécifique de cette nature, relative aux marchandises litigieuses, l'existence d'une telle convention ne pouvant être déduite ni de la circonstance que la demanderesse était titulaire d'un compte commercial dans ses livres, ni de ce qu'il avait mis ses services de telex et de secrétariat à la disposition de cette cliente, à l'occasion d'un marché conclu par celle-ci avec un acheteur étranger ;

  • Il conteste également qu'il y ait une relation de cause à effet, sur le plan quasi-délictuel, entre ses interventions, et le préjudice subi par dame P. ; qu'il indique, en effet, que, d'une part, la confusion qui a été commise à propos du Draft, considéré à tort comme un chèque, n'a eu aucune influence sur l'expédition des marchandises, dame P. ne soutenant pas que celle-ci ait eu lieu parce que les marchandises lui avaient été payées à l'avance par ce chèque, et, d'autre part, que le choix du modus operandi, savoir l'expédition des marchandises au nom de la Nigerian Bank contre paiement par traite à vue présentée à la société Nigerian, avait été le fait de la seule dame P. et que le Crédit Foncier n'avait pas eu à intervenir, encore qu'il ait pris l'initiative, par un telex du 27 septembre 1973, de demander à la société Nigerian de faire ouvrir un crédit documentaire d'un montant de 5 000 dollars U.S., solution qui aurait apporté toutes garanties à M.-O. ;

Attendu qu'il apparaît tout d'abord que l'erreur commise par le Crédit Foncier, quant à la valeur commerciale du Draft qui accompagnait la lettre-commande du 11 août 1973, ne peut être retenue comme ayant eu une relation de cause à effet avec le préjudice subi par dame P. à l'occasion de l'opération dont s'agit ; qu'en effet, il résulte des écritures mêmes de la demanderesse que cette confusion a pris fin, le 21 septembre 1973, date à laquelle elle a appris que ce Draft était une traite documentaire et que les marchandises n'ont quitté Monaco que le 25 octobre 1973, à une date à laquelle, par conséquent, dame P. savait que ces marchandises ne seraient payées ni à l'avance, ni comptant ; qu'il doit d'ailleurs être remarqué qu'il est difficilement admissible qu'un commerçant normalement avisé puisse croire qu'un client, qu'il ne connaît pas et qui prend l'initiative d'entamer avec lui des opérations commerciales, lui adresse un chèque, lequel constitue un moyen de paiement, sans même se préoccuper de savoir si et quand les marchandises commandées, au demeurant sous forme d'échantillonnage, lui seront livrées ; qu'en l'espèce, dame P. a fait preuve d'une certaine naïveté sans qu'elle puisse, sur ce point, prétendre rechercher la responsabilité du Crédit Foncier à qui peu importait, en fin de compte, que ce Draft fût un chèque ou une lettre de change puisque cette banque n'avait d'autre rôle que d'assurer ou tenter d'assurer le recouvrement de ce document bancaire ;

Attendu d'autre part qu'aucun des documents produits par dame P. n'établit que le Crédit Foncier ait accepté de diriger une opération commerciale dont la responsabilité incombait normalement à sa cliente ; qu'en particulier, celle-ci n'établit nullement que l'impossibilité de recourir à la première solution de l'accréditif bancaire ait été due à la faute de sa banque qui aurait omis de joindre à ce telex qu'elle avait adressé à cette fin à la Nigerian Bank, une facture pro-forma et certifiée ; qu'il appartenait, en effet, à dame P., si elle envisageait d'entretenir des relations commerciales avec un client étranger, résidant au Nigeria, et dont elle ignorait tout puisque c'est celui-ci qui lui a demandé de lui adresser un échantillonnage de marchandises, de prendre un minimum de précautions aussi bien en ce qui concerne les conditions dans lesquelles des opérations d'exportation pouvaient être réalisées entre Monaco et le Nigeria que les problèmes de dédouanement et la solvabilité ou la réputation commerciale de la société Nigérian ; qu'il est évident qu'avant de se lancer dans une telle entreprise, un commerçant avisé, ne disposant pas de correspondant sur place, doit se renseigner, et que dame P. aurait pu et dû s'adresser à l'Ambassade de France au Nigeria, comme elle l'a fait les 14 juin et 8 juillet 1974, ce qui lui aurait permis d'obtenir les renseignements qui ne lui ont été fournis que le 23 juillet 1974 et qui l'auraient édifiée sur les coutumes commerciales en honneur dans ce pays ;

Que pas davantage dame P. n'établit que c'est à l'initiative ou sur les conseils du Crédit Foncier qu'elle a décidé d'expédier, le 25 octobre 1973, six caisses de marchandises au nom de la Nigerian Bank en les accompagnant d'une traite payable à vue par la société Nigerian, ni que c'est sur les conseils du Crédit Foncier qu'elle a accepté que cette traite soit transformée en traite payable à 15 jours ; qu'en outre, il ne peut être fait grief au défendeur de ce que les bons renseignements fournis sur la société Nigerian (lettre du 15 octobre 1973) se soient révélés erronés par la suite, et pas davantage de ce qu'il n'ait pas cru devoir recueillir des renseignements sur la Nigerian Bank, compte tenu de la valeur relativement modique des marchandises faisant l'objet de ce premier marché ; qu'au contraire, le Crédit Foncier a fait preuve de sa bonne foi en proposant de participer pour moitié aux frais de retour de ces marchandises au cas où elles ne seraient pas retirées en douane, une telle proposition rendant largement déficitaire l'opération pour cette banque ;

Attendu cependant que si le comportement du Crédit Foncier a été exempt de critique jusqu'au 17 décembre 1973, il n'en va pas de même à partir de cette date, dans la mesure essentiellement où il ne fournit aucune explication satisfaisante pour justifier le délai d'un mois qui s'est écoulé avant qu'il n'expédie, le 17 janvier 1974, le telex destiné à autoriser Nigerian Bank à remettre les documents nécessaires au dédouanement des marchandises ; que pendant ce délai, en effet, d'une part, ont couru les frais de garde revenant à la Nigerian Port Authority, lesquels grevaient le coût des marchandises à retirer et dont la société Nigerian pouvait, le cas échéant, faire état pour justifier son refus de dédouaner ces dernières, et, d'autre part, ont commencé à courir les 45 jours au terme desquels la Nigerian Port Authority était en droit de faire vendre les caisses de matériel ; que ce délai d'un mois n'a pu être étranger au fait que ces dernières n'ont été ni retirées ni payées, la mauvaise foi de la société Nigerian ne se présumant pas et n'étant pas démontrée ;

Attendu, au plan du droit, que bien que le Crédit Foncier n'ait pas passé un contrat spécifique avec dame P. à propos de ce marché, il n'en est pas moins certain qu'il s'est conduit comme son mandataire, dans la mesure où il a accepté de l'aider, en mettant notamment à sa disposition ses services de telex ; qu'il s'agissait, en l'espèce, d'un mandat gratuit, cette banque désirant à l'évidence obliger une de ses clientes, mais que dame P. était en droit de compter sur une diligence moyenne, telle que celle que l'on peut attendre normalement d'un mandataire gratuit, qui n'engage sa responsabilité qu'en cas de faute lourde ;

Attendu qu'en retardant, sans justification, pendant un mois le telex qu'il s'était engagé à transmettre à la Nigerian Bank, le Crédit Foncier a commis une faute qui a concouru à l'échec du marché dont s'agit ; que cependant cette faute n'a eu qu'un effet mineur, l'essentiel de cet échec devant être imputé à dame P. qui a agi, en l'espèce, avec une légèreté et une imprévoyance coupables ;

Attendu que, compte tenu des éléments suffisants d'appréciation dont il dispose, eu égard notamment à la valeur du prix de vente des marchandises, le Tribunal estime que la partie de la réparation du préjudice éprouvé par dame P., qui ne consiste que dans la seule perte des marchandises expédiées le 25 octobre 1973, dame P. n'établissant aucun autre préjudice, et qui doit demeurer à la charge du Crédit Foncier de Monaco, doit être fixée à la somme de 2 000 francs ;

Que les dépens doivent être partagés entre les parties ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal,

Condamne le Crédit Foncier de Monaco à payer à dame P. la somme de deux mille francs (2 000 F) à titre de dommages-intérêts ;

Composition🔗

M. François pr., Mme Margossian subst. gén., MMe Lorenzi et Marquet av. déf.

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