Tribunal de première instance, 13 décembre 1974, Banque de Financement Industriel c/ R.

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Abstract🔗

Contrat de travail

Compétence - Ordre public - Clause compromissoire - Arbitrage - Nullité - Sentence arbitrale - Nullité

Résumé🔗

Le Tribunal du travail est, aux termes de l'article 1er de la loi n° 446 du 16 mai 1946, compétent pour connaître des différends s'élevant à l'occasion d'un contrat de travail et, aux termes de l'article 54, seul compétent pour connaître en première instance de ces différends (quel que soit le chiffre de la demande). Ce caractère d'exclusivité confère à la compétence ratione materiae de cette juridiction un caractère d'ordre public qui s'oppose à ce que des parties à un contrat de travail puissent insérer dans cette convention une clause compromissoire par laquelle elles renoncent, à l'avance, à saisir le Tribunal du travail et décident de confier à un arbitre la mission de trancher les différends pouvant les opposer à l'avenir. Une telle clause est nulle comme sont nulles, par voie de conséquence, les sentences arbitrales rendues en application de cette clause.


Motifs🔗

LE TRIBUNAL,

Attendu que le 24 novembre 1959, un contrat sous seing privé était passé à Monaco entre la société anonyme monégasque Banque de Financement Industriel (ci-dessous B.F.I.) et le sieur J. R., contrat aux termes duquel B.F.I. engageait R. en qualité de directeur commercial, ses fonctions consistant à développer la clientèle, à rechercher les investissements et d'une façon générale à établir et à appliquer, sous contrôle du conseil d'administration, toute politique visant à l'accroissement des activités sociales, dans le cadre de l'objet prévu par les statuts ; que ce contrat, qui était prévu pour une durée de trente années comportait un article cinq ainsi rédigé :

tous différends découlant du présent contrat seront tranchés définitivement suivant le règlement de conciliation et d'arbitrage de la chambre de commerce internationale par un ou plusieurs arbitres nommés conformément à ce règlement.

Cependant Monsieur J. R. pourra, s'il le préfère, saisir la juridiction monégasque compétente de tout différend relatif à l'application, l'exécution ou l'inexécution, l'interprétation ou la résiliation des présentes « ;

Attendu que le 7 septembre 1971, le conseil d'administration de B.F.I. dressait à R. une lettre dont sont extraits les alinéas suivants :

Nous avons l'honneur de vous confirmer les décisions prises ce jour par le conseil d'administration.

Les pouvoirs qui vous ont été accordés en tant qu'Administrateur délégué vous sont retirés. L'Assemblée générale de la société sera convoquée pour statuer sur le sort de votre mandat d'Administrateur.

Vos fonctions de directeur commercial se confondent en fait avec celles d'Administrateur délégué. Elles prennent fin aujourd'hui-même.

Tout en nous réservant de revenir sur la portée et la validité du contrat du 24 novembre 1959, nous vous confirmons que nous y mettons fin, en tous cas sans délai ».

Attendu que cette première lettre était suivie d'une seconde, en date du 1er octobre 1971, énumérant une série de griefs reprochés à R. et comportant l'alinéa suivant :

Toutefois, nous tenons une nouvelle fois à en reprendre l'essentiel. L'énumération qui suit doit être considérée comme simplement énonciative et non limitative ; elle ne comporte aucune reconnaissance de la validité ou de la faculté d'application du contrat du 24 novembre 1959 « ;

Attendu que le 20 septembre 1971, R. adressait au secrétaire général de la Cour d'arbitrage de la chambre de commerce internationale (ci-dessous C.C.I.) à Paris une requête tendant à obtenir condamnation de B.F.I. au paiement de la somme de 4 181 200 F, en réparation du préjudice tant matériel que moral qui lui avait occasionné sa révocation ; qu'à la suite de cette demande, un acte de mission était établi conformément à l'article 19 du règlement de conciliation et d'arbitrage de la C.C.I., aux termes duquel un arbitre unique était désigné en la personne du Professeur M. I., de l'Université d'Études Sociales pro deo de Rome, la mission impartie à cet arbitre étant la suivante, le lieu de la procédure étant fixé à Lugano (Suisse) :

Il s'agit, avant tout, d'apprécier le fondement de la thèse de la nullité du contrat de travail présentée par la banque et, si la nullité est établie, décider si la banque pouvait s'en prévaloir ; puis, dans l'affirmative, de déterminer les conséquences de cette nullité ;

Il faut établir, des opérations et circonstances dont la banque est légitimée à se prévaloir dans cet arbitrage émergent des fautes graves de M. R. ou d'autres justes motifs de résiliation du contrat ;

Si l'existence de fautes graves ou d'autres justes motifs est exclue, il faudra déterminer les droits de M. R. et vérifier, pour chacune des demandes d'indemnisation présentée par lui, si et dans quelle mesure elle est fondée ;

Il faudra aussi apprécier si, dans l'exécution du contrat, M. R. a commis des fautes aptes à justifier l'allocation à la banque de dommages et intérêts » ;

Attendu que le 27 juin 1973, le professeur I. rendait à Rome une première sentence aux termes de laquelle « statuant partiellement sur les points litigieux déterminés dans l'acte de mission et sur les demandes des parties » il décidait comme suit :

a) déclare que M. R. a droit au paiement des rémunérations échues sur la base de son contrat de travail, augmentées des intérêts moratoires légaux et à la continuation du rapport de travail jusqu'à la date prévue dans le contrat ;

b) rejette les demandes de la banque et la condamne aux paiements des rémunérations échues sur la base du contrat de travail, augmentées des intérêts moratoires légaux ;

c) accorde à M. R. un délai de deux mois pour le saisir si le rapport de travail n'a pas repris dans les trois mois suivant la notification de la présente sentence partielle ;

Attendu que, par ordonnance présidentielle du 26 juillet 1973, cette sentence arbitrale était rendue exécutoire dans la Principauté de Monaco, sur le fondement des articles 956 et 957 du Code de procédure civile ;

Attendu que le 24 août 1973, B.F.I. faisait suivant exploit Marquet, huissier, adresser à R. une notification aux termes de laquelle, « pour se conformer à la sentence arbitrale rendue le 27 juin 1973 », elle se déclarait prête à voir reprendre par R. ses fonctions de directeur commercial... et que compte tenu de la période de vacances en cours, cette reprise devait avoir lieu le lundi 17 septembre 1973 à 9 heures ; que B.F.I. précisait toutefois, que cette notification était faite sous réserve des voies de recours qu'elle entendait intenter contre ladite sentence ;

Attendu que par le premier exploit susvisé du 24 août 1973 (n° 71 du rôle général), B.F.I. assignait R. en rétractation de la sentence arbitrale susvisée, conformément aux dispositions des alinéas 2, 3 et 5 de l'article 428 et de l'article 463 du Code de procédure civile, l'ordonnance présidentielle du 26 juillet 1973 devant, en tant que de besoin, être mise à néant ;

Attendu que par un second exploit de la même date (n° 73 du rôle général), B.F.I. a assigné R. aux fins de relever appel de cette sentence arbitrale dont elle demande l'annulation et entendre délaisser les parties à se pourvoir ainsi qu'il appartiendra ;

Attendu que par un troisième exploit du 27 août 1973 (n° 72 du rôle général), B.F.I. a assigné R. en opposition à l'ordonnance présidentielle susvisée et en annulation de la sentence arbitrale par application des dispositions des 1er, 4 et 5 alinéas de l'article 964 du Code de procédure civile ;

Attendu que le 30 octobre 1973, R. saisissait à nouveau l'arbitre et lui demandait de statuer définitivement, le rapport de travail n'ayant pas repris dans le délai de trois mois imparti à cette fin par l'arbitrage du 27 juin 1973 ;

Attendu que le 10 mai 1974, le professeur I. rendait à Lugano, une seconde ordonnance, dont le dispositif était le suivant :

a) déclare que la décision manifestée et appliquée par la demanderesse dès le 7 septembre 1971 de ne pas exécuter ses obligations découlant du contrat de travail a déterminé le droit de M. R. de résilier ce contrat aux torts et griefs de la banque « ;

qu'ayant exercé ce droit, M. R. a droit au paiement d'une somme de 287 153,90 F, correspondant à l'ensemble des rémunérations échues sur la base de son contrat de travail et non payées ;

que cette somme doit être augmentée des intérêts moratoires légaux, calculés à partir des différentes échéances ;

qu'enfin M. R. a droit au paiement d'une somme de 1 639 974,02 F pour réparation du préjudice découlant de la rupture du contrat.

b) rejette les demandes de la banque et la condamne au paiement des sommes indiquées sous a) ;

c) condamne la défenderesse à supporter les frais de la procédure arbitrale fixée à : US dollars 10 000.

d) rejette toutes autres demandes de M. R. comme mal fondées ».

Attendu que cette sentence a été déclarée exécutoire à Monaco par ordonnance présidentielle du 11 juin 1974 ;

Attendu que suivant exploit Marquet du 18 juin 1974 (n° 421 du Rôle général) R. a assigné B.F.I. aux fins de paiement d'un certain nombre de sommes énumérées dans son exploit et aux fins de validation de la saisie-arrêt pratiquée entre les mains des différentes banques dans lesquelles B.F.I. disposait d'un compte à Monaco ;

Attendu que le même jour, 18 juin 1974, (435 du rôle général) B.F.I. a assigné R. aux fins de relever appel de la sentence arbitrale rendue le 10 mai 1974 et dont elle demande la mise à néant ;

Attendu enfin que le 18 juin 1974 (n° 436 du rôle général) B.F.I. a assigné R. en opposition à l'ordonnance présidentielle d'exequatur du 11 juin 1974 et en annulation de la sentence arbitrale susvisée du 10 mai 1974 ;

Attendu que les cinq assignations délivrées à la requête de B.F.I. contre R. (nos 71, 73 du 24-8-1973 et 72 du 28-8-73 et 435 et 436 du 18 juin 1974) et l'assignation délivrée contre B.F.I. la requête de R. (421 du 24 juin 1974) sont unies entre elles par un lien étroit de connexité qu'il y a lieu d'ordonner leur jonction et de statuer à leur égard par un seul et même jugement ;

Attendu, au plan de la procédure, que cette jonction peut être prononcée, bien qu'elle concerne d'une part, des assignations aux fins d'appel de jugements arbitraux et, d'autre part, des assignations aux fins de rétractation et d'annulation desdits jugements ; qu'en effet, l'article 965 du Code de procédure civile posant le principe que les jugements rendus par le Tribunal de première instance sur le fondement des articles 959, 963 et 964 du même code ne sont pas susceptibles de pourvoi, il doit en être nécessairement déduit que le Tribunal statue, dans tous les cas, en dernier ressort ;

En ce qui concerne les deux assignations fondées sur l'article 959 du Code de procédure civile et relevant appel des deux sentences arbitrales

Attendu qu'aux termes de l'article 959 susvisé, les jugements arbitraux sont sujets à l'appel et que ce dernier est porté, en application de l'article 960, devant le Tribunal de première instance ;

Attendu que toute juridiction saisie d'un litige doit rechercher si elle a été compétemment saisie ; que l'incompétence en raison de la matière pouvant, selon l'article 263 du Code de procédure civile, être opposée en tout état de cause, et devant même être déclarée d'office, il appartient au Tribunal, saisi comme juge d'appel, d'examiner s'il est compétent, compte tenu de la nature du litige opposant R. à B.F.I. ;

Attendu en ce qui concerne la nature des relations juridiques entre les parties que si B.F.I. avait soutenu dans les quatre mémoires adressés à l'arbitre avant que celui-ci rende sa première sentence, que la convention du 24 novembre 1959 n'était pas un contrat de travail et que R., administrateur délégué depuis 1959 et révocable ad nutum à ce titre, avait entendu, par le biais de cette convention, prendre une assurance contre la précarité de sa situation, ledit contrat étant nul car son but était prohibé par la loi, B.F.I. ne conteste plus désormais, en l'état de ses écrits judiciaires dans les différentes instances ayant saisi le Tribunal, l'existence et la réalité du contrat de travail l'unissant à R. ; que notamment, dans ses conclusions (page 3) du 22 février 1974, elle reproche à l'arbitre de ne pas avoir répondu à un moyen fondé sur le fait que « l'employeur du défendeur était non seulement la banque de financement industriel mais un groupe dont cette banque faisait partie » ; que cette position juridique est d'ailleurs confirmée tant par les conclusions prises le 25 février 1974 dans l'instance en rétractation d'ordonnance (assignation du 24 août 1973 - n° 71 du Rôle général) dans lesquelles B.F.I. écrit : « Attendu que le contrat de travail n'est pas un contrat solennel... » que dans ses conclusions prises le 22 février 1974 dans l'instance en opposition à ordonnance (assignation du 27 août 1973 n° 72 du Rôle général) où elle invoque expressément l'article 2 de la loi 729 du 16 mars 1963 qui édicte que « le contrat de travail est soumis aux règles du droit commun » ;

Attendu qu'il apparaît donc que R. et B.F.I. étaient liés par un contrat de travail lequel avait été signé à Monaco ; que dès lors, le Tribunal du travail de Monaco avait compétence pour connaître des différends qui pourraient s'élever à l'occasion de ce contrat de travail, et ce, par application de l'article 53 de la loi 446 du 16 mai 1946 qui retient comme critère de compétence, ratione loci, le lieu où l'engagement a été contracté : que les parties avaient d'ailleurs admis dans leur convention la compétence de principe de « la juridiction monégasque » ;

Attendu qu'aux termes de l'article 1er de la loi 446, le Tribunal du travail est compétent pour connaître des différends s'élevant à l'occasion d'un contrat de travail et qu'aux termes de l'article 54, il est seul compétent pour connaître en première instance de ces différends ;

Attendu que ce caractère d'exclusivité reconnu au Tribunal du travail confère à la compétence ratione materiae de cette juridiction un caractère d'ordre public, le législateur ayant posé comme règle que les différends trouvant leur source dans un contrat de travail devaient être tranchés par une juridiction spécialisée, à laquelle il a conféré le caractère paritaire, selon une procédure particulière, essentiellement fondée sur la conciliation, toujours obligatoire en pareille matière et en application de lois ayant elles-mêmes le caractère d'ordre public ;

Attendu en conséquence que l'ordre public monégasque s'oppose à ce que des parties à un contrat de travail puissent, au moment où celui-ci est signé, et avant donc que tout différend ait pu prendre naissance, insérer dans cette convention une clause compromissoire par laquelle l'employeur comme le préposé renoncent, à l'avance, à saisir le Tribunal du travail et décident de confier à un arbitre la mission de trancher les différends qui pourraient les opposer à l'avenir ;

Attendu qu'il appartient au Tribunal de relever d'office que la clause compromissoire insérée dans le contrat du 24 novembre 1959 étant nulle, d'une nullité d'ordre public et de constater, par voie de conséquence, que les deux sentences déférées à sa censure sont également nulles, l'arbitre ne pouvant, en raison de la matière, connaître de différends trouvant leur source dans l'application dans un contrat de travail ;

Attendu qu'il ne saurait y avoir évocation en l'espèce, la juridiction compétente du premier degré, en l'espèce, le Tribunal du travail, ne s'étant pas prononcée ;

En ce qui concerne les trois autres assignations de B.F.I.

Attendu qu'en l'état de la nullité qui vient d'être ci-dessus prononcée à l'encontre des deux sentences arbitrales, les assignations en opposition et nullité de ces sentences et l'instance en rétractation de la première de celles-ci doivent être rejetées ;

En ce qui concerne l'assignation en validation de saisie-arrêt de R. contre B.F.I.

Attendu que la créance de R. n'étant pas établie en l'état, cette assignation doit être rejetée ;

Attendu sur les dépens, que ceux-ci doivent être partagés entre les parties en l'état de leur faute commune quant à l'introduction d'une clause compromissoire dans leur contrat du 24 novembre 1954 ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal, joint les instances :

n° 71 du 24 août 1973,

n° 72 du 24 août 1973,

n° 73 du 27 août 1973,

n° 421 du 18 juin 1974,

n° 435 du 18 juin 1974,

n° 436 du 18 juin 1974,

Déclare nulle comme contraire à l'ordre public la clause compromissoire figurant dans le contrat passé le 24 novembre 1959 entre B.F.I. et R., déclare en conséquence nulles les deux sentences arbitrales rendues les 27 juin 1973 et 10 mai 1974 par l'arbitre I. ;

Déboute en l'état les parties de toutes leurs demandes, fins et conclusions ; les renvoie à se pourvoir ainsi qu'elles aviseront ;

Composition🔗

M. François pr., Mme Margossian subst. gén., MMe Clerissi, Marquet av. déf., Matray (du barreau de Liège), Léandri (du barreau de Nice) et Legendre (du barreau de Paris) av.

Note🔗

Ce jugement a été cassé par arrêt de la Cour de Révision du 23 octobre 1975.

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