Tribunal de première instance, 20 juin 1974, Dame Vve M. c/ Administrateur des Domaines et Trésorier Général des Finances.

  • Consulter le PDF

Abstract🔗

Responsabilité de la puissance publique

Faute - Appréciation - Critères applicables - Nécessité de tenir compte de la mission de l'administration - Sauvegarde des intérêts généraux - Responsabilité sans faute - Préjudice - Appréciation

Résumé🔗

L'article 1229 du Code civil est applicable à l'Administration. Toutefois une faute de l'Administration ne doit pas être nécessairement appréciée et déterminée en fonction des critères applicables à un simple particulier et cela en raison de la mission de sauvegarde des intérêts généraux qui est impartie à la puissance publique.

Le préjudice pouvant résulter d'une responsabilité sans faute de la puissance publique dont le principe est admis mais la réalité contestée par l'Administration peut être établi par voie d'expertise.


Motifs🔗

LE TRIBUNAL,

Attendu que la dame B. Veuve M., propriétaire d'un immeuble sis ., où elle exploitait au rez-de-chaussée un magasin à usage de coiffure pour dames et soins de beauté et où elle occupe au premier étage un appartement pour son usage personnel, a, par l'exploit susvisé, assigné les défendeurs aux fins d'obtenir réparation du préjudice qui a été causé à son immeuble à la suite des travaux d'aménagement du boulevard sur voie ferrée et du carrefour constitué par cette nouvelle artère et l'avenue de Grande-Bretagne ;

Attendu que la demanderesse précise que, pendant la durée des travaux, il n'a pas été tenu compte des accès existant à son salon de coiffure, en sorte qu'elle a subi une perte de clientèle importante et qu'à l'issue de l'achèvement de ceux-ci, ce salon se trouve situé en contrebas du boulevard sur voie ferrée et que son accès est devenu difficile, la chaussée étant à mi-hauteur du magasin ; que d'autre part, l'immeuble est écrasé par le mur de soutènement de l'avenue de Grande-Bretagne et de la station service du Trocadéro, l'appartement qu'elle occupe au premier étage se trouvant, à la suite de la surélévation du Boulevard sur voie ferrée, presque au niveau de la chaussée en sorte qu'il est possible d'accéder sans difficulté au balcon dont les volets de la porte-fenêtre ne constituent plus une protection efficace.

Attendu que la demanderesse s'estime dès lors fondée à obtenir réparation du préjudice qu'elle a ainsi subi et qu'elle évalue à la somme totale de 472 500 F, se décomposant en 250 000 F pour le fonds de commerce, 187 500 F pour l'appartement et 35 000 F pour le manque à gagner ;

Attendu que dame B. fonde sa demande sur l'abus de droit qu'aurait commis l'administration monégasque et estime que son préjudice doit être apprécié selon les principes du droit commun et dans le cadre de la responsabilité quasi-délictuelle ;

Attendu qu'elle entend déduire l'abus de droit du comportement adopté depuis 1966, début des travaux, par l'Administration qui, après avoir indiqué, dans une lettre du 31 janvier 1967, que cette propriété devait être expropriée dans sa totalité, s'est bornée à répondre à une lettre de dame B. du 5 décembre 1969, protestant contre la construction de la station-service Trocadéro, qu'elle devait s'en prendre à l'entreprise qui construisait cette station service, puis a promis le 7 décembre 1970 ; sans prendre d'engagements, de saisir les Conseillers du Gouvernement pour les Finances et l'Économie et les Travaux Publics, afin d'examiner la possibilité pour l'État d'acquérir cette propriété, lui a d'autre part demandé, le 6 avril 1971, le prix de cession du fonds de commerce et de sa part d'immeuble, a ensuite écrit le 8 août 1972 à l'architecte J. N., son mandataire, « afin de rechercher ensemble la possibilité d'un règlement sur des bases plus simples » et ne lui a, en fin de compte, fait aucune offre valable de dédommagement ; que dame B. estime en conséquence que l'Administration, qui n'a jamais contesté le principe de son droit à obtenir réparation de son préjudice a adopté un comportement caractérisé par des carences inexplicables et injustifiables, qui est constitutif d'un abus de droit ; qu'elle s'estime dès lors fondée à s'adresser à justice pour obtenir cette réparation, le Tribunal devant, en l'état d'une jurisprudence constante, apprécier ce préjudice dans le cadre du droit commun de la responsabilité quasi-délictuelle ; qu'elle demande, subsidiairement, la désignation d'un expert aux fins d'évaluation dudit préjudice ;

Attendu que les défendeurs contestent que l'Administration ait commis une faute quelconque à l'occasion des travaux d'aménagement du carrefour dont s'agit, non plus que lors des pourparlers conduits avec dame B., relativement au dédommagement sollicité par celle-ci ; qu'ils estiment qu'il n'y a pas eu en la circonstance, faute de service, tant en ce qui concerne le plan d'urbanisme lui-même qu'en ce qui a trait à la manière dont les travaux ont été exécutés, car ceux-ci n'ont pas dépassé les inconvénients normaux que la collectivité doit supporter dans l'intérêt général ; qu'ils contestent également qu'un abus de droit ait été commis par l'Administration, les pourparlers susvisés n'ayant comporté aucune reconnaissance de faute ni d'obligation de réparer un quelconque préjudice, mais étant seulement fondés sur l'opportunité de prendre en considération les convenances de la dame B. ; que la rupture des pourparlers consécutive au caractère excessif des demandes de cette dernière, n'a pas davantage constitué un abus de droit ; qu'en ce qui concerne la responsabilité sans faute pouvant résulter du travail public, les défendeurs concluent que s'il est bien exact que l'entrée du local professionnel de dame B. se trouve désormais en contrebas de la voie nouvelle et présente l'inconvénient d'une certaine humidité, cette constatation ne justifie pas le montant des dommages-intérêts revendiqués, alors qu'il n'est pas établi que le fonds de commerce soit devenu totalement inexploitable et l'appartement inhabitable ; qu'en conclusion, les défendeurs demandent au Tribunal de mettre en balance les avantages considérables que la situation nouvelle présente pour dame B. par rapport à la situation ancienne, en regard des inconvénients qui sont résultés, dans une certaine mesure, des travaux effectués ; qu'ils s'opposent à l'expertise sollicitée ;

Attendu qu'il résulte des conclusions prises par dame B., que celle-ci fonde, en réalité, son action sur deux moyens ;

  • le premier, tiré d'un abus de droit qui aurait été commis par l'Administration, à l'occasion des pourparlers entamés pour obtenir réparation de son préjudice et qui serait caractérisé par les atermoiements, engagements menteurs, prises de position abandonnées, le tout pour se heurter à un refus de dédommagement ;

  • le second, tiré de la responsabilité quasi-délictuelle de l'Administration, engagée à l'occasion des travaux effectués et qui ont eu pour résultat selon dame B. que son immeuble a perdu de sa valeur et que son fonds de commerce est devenu inexploitable ;

Sur le premier moyen

Attendu que le concept juridique de l'abus de droit est fondé sur la notion de faute et que la demanderesse doit, sur ce point, établir à la charge de l'Administration et sur le fondement de l'article 1229, la preuve d'un fait quelconque qui lui cause un préjudice et qui oblige ladite Administration, par la faute de qui ce fait est arrivé, à réparer ce préjudice ;

Attendu cependant qu'en dehors du fait que, si l'article 1229 est, par principe, applicable à l'Administration monégasque, comme à toute personne de droit privé, toute faute commise par cette Administration ne doit pas être nécessairement appréciée et déterminée en fonction de critères applicables à un simple particulier, et cela en raison de la mission de sauvegarde des intérêts généraux qui est impartie à la puissance publique ; qu'il apparaît qu'en l'espèce aucun reproche ne peut être fait à l'Administration à l'occasion des pourparlers entrepris pour tenter d'établir les conditions dans lesquelles la dame B. pourrait être dédommagée de son préjudice ; qu'en particulier, et en l'état de l'obligation de principe qui lui est faite de ménager les deniers publics, l'Administration n'a pas commis de faute en renonçant à poursuivre une expropriation qu'elle avait envisagée à un moment donné, non plus qu'en poursuivant des pourparlers relatifs à une éventuelle acquisition de l'immeuble, sans en fin de compte leur donner de suite ;

Attendu en conséquence que l'abus de droit allégué par dame B. n'est pas établi ; qu'il suit de là que ce premier moyen doit être rejeté ;

Sur le second moyen

Attendu qu'il résulte des conclusions des défendeurs que ceux-ci admettent le principe d'une responsabilité sans faute, pesant sur l'Administration à la suite d'un travail public, tout en contestant expressément l'existence de ce préjudice ;

Attendu qu'il apparaît qu'à la suite des travaux effectués, l'immeuble de dame B. est actuellement dans une situation différente de celle qui était la sienne avant lesdits travaux ; qu'il importe, afin de déterminer si un préjudice a résulté de cet état de fait, compte tenu des avantages éventuels que la modernisation de ce quartier a pu apporter à dame B., d'ordonner une expertise afin de permettre au Tribunal de disposer des éléments nécessaires pour asseoir sa conviction ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Le Tribunal, reçoit en la forme dame B.,

Au fond, la déboute de sa demande fondée sur le moyen tiré de l'abus de droit ;

Et avant de statuer au fond sur le moyen fondé sur la responsabilité sans faute résultant d'un travail public, désigne en qualité d'expert...

Composition🔗

M. François pr., Mme Margossian subst. gén., MMe Sanita et Marquet av. déf.

  • Consulter le PDF