Tribunal correctionnel, 10 octobre 2000, Ministère public c/ P.

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Abstract🔗

Trafic de stupéfiants

Blanchiment du produit de ce trafic

- Transfert de fonds provenant de ce trafic entre l'étranger et la Principauté par une personne sachant leur origine

- Dépôt de ces fonds dans une banque monégasque et virement dans des banques étrangères, opérés par cette personne

Résumé🔗

Il apparaît de l'information qu'entre août 1998 et février 1999, A. P., moyennant une commission de 9 % a effectué sur son compte auprès de la banque du Gothard à Monaco, des dépôts en espèces importants, provenant des fonds que lui avait remis à Rome A. B.-B., connu des services de police américain et italien, comme étant un trafiquant de cocaïne, fonds qu'il a fait virer à la demande de ce dernier, sur des comptes suisses et néerlandais.

Sauf en ce qui concerne les dépôts d'août 1998, pour lesquels la preuve ne paraît pas suffisamment établie, et pour lesquels il y a lieu à relaxe, il ressort des éléments de la cause que A. P. savait que l'argent, dont s'agit, provenait d'un trafic de stupéfiants et plus particulièrement de cocaïne.

Il s'en suit qu'il s'est rendu coupable d'avoir, entre décembre 1998 et janvier 1999, pour lui-même ou pour le compte d'autrui, procédé à un transfert ou à une opération financière entre la Principauté et l'étranger, entre l'étranger et la Principauté, portant sur des fonds titres ou valeurs qu'il savait provenir directement ou indirectement d'un trafic de cocaïne, faits prévus et réprimés par les articles 2 et 4-3 de la loi n° 890 du 11 juillet 1970.


Motifs🔗

Le Tribunal,

Jugeant correctionnellement,

Attendu qu'aux termes d'une ordonnance de Mme le magistrat instructeur, en date du 20 juillet 2000, A. P. a été renvoyé par devant le Tribunal correctionnel, sous la prévention :

« D'avoir à Monaco, courant 1998 et 1999, et notamment les 7 et 10 août 1998, les 17, 23, 31 décembre 1998, et le 29 janvier 1999, en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, sciemment apporté son concours à toute opération de transfert, entre la Principauté et l'étranger, entre l'étranger et la Principauté, de placement, de dissimulation ou de conversion de capitaux (en réalité : d'avoir pour lui-même ou pour le compte d'autrui procédé à un transfert ou à une opération financière entre la Principauté et l'étranger, entre l'étranger et la Principauté, portant sur des fonds, titres ou valeurs), en l'espèce d'une somme de 1 847 770 340 lires italiennes d'origine illicite, en l'espèce provenant d'un trafic de cocaïne (en réalité : en l'espèce 1 354 124 750 lires italiennes et 183 876 dollars US qu'il savait provenir directement ou indirectement d'un trafic de cocaïne) » ;

Faits prévus et réprimés par les articles 218, 218-1, 218-3 et 219 du Code pénal et les articles 2, 4-3 de la loi n° 890 du 1er juillet 1970) ;

Attendu que l'information et les débats ont permis d'établir les faits suivants :

Le 10 juin 1999, dans le cadre de l'exécution d'une commission rogatoire internationale délivrée en mars 1999 par l'autorité judiciaire du canton du Tessin (Suisse) contre P. M. du chef de blanchiment d'argent, il apparaissait que ce dernier avait reçu d'importantes sommes d'argent provenant d'un compte ouvert par le Président monégasque A. P. auprès de la banque du Gothard Monaco (D 1) ;

Les premiers éléments recueillis par les enquêteurs confirmaient que A. P. avait déposé sur son compte bancaire d'importantes sommes en espèces, avant de les transférer presque intégralement vers des comptes bancaires à l'étranger ;

Une information était alors ouverte contre X. du chef de blanchiment du produit d'une infraction le 18 juin 1999 (D 5) ;

Les investigations effectuées dans ce cadre établissaient que A. P. avait ouvert son compte à la banque du Gothard le 7 août 1998, déposant le même jour les sommes de 138 802 500 lires, 268 650 000 lires, et 183 876 dollars US, le tout en espèces ;

Il avait déposé en espèces, trois jours plus tard, 361 533 250 lires ; en décembre 1998 il devait déposer en espèces 109 450 000 lires (le 17), 305 863 250 lires (le 23) et 74 326 500 lires (le 31) ; le 29 janvier 1999, enfin, il effectuait un dépôt d'espèces de 99 500 000 lires ;

Parallèlement à ces dépôts, A. P. transférait à l'étranger en plusieurs fois l'équivalent de 1 561 817 737 lires (D 94) ;

Interpellé le 12 août 1999 (D 18 - D 97), il tentait dans un premier temps de justifier ces virements et ces retraits par des opérations commerciales à propos desquelles il ne pouvait donner aucune précision, puis finissait par reconnaître qu'il agissait pour le compte d'un Colombien demeurant à Palerme, dénommé A. B., membre de la famille de son amie F. B. ;

Il expliquait ainsi qu'en 1998, alors qu'il avait de grosses difficultés financières dans le cadre de son activité de sponsoring sportif et qu'il projetait de s'installer à Monaco, A. B. qui connaissait ses problèmes et ses projets d'installation en Principauté lui avait proposé, moyennant une commission de 9 %, de « passer » une somme en espèces de 700 000 000 lires (D 102 - D 106) à Monaco, et de la verser sur son compte auprès de la banque du Gothard ;

A. P. expliquait avoir accepté cette proposition, A. B. lui ayant alors remis à Rome la somme dont s'agit en espèces ;

Il l'avait ensuite déposée sur son compte à la banque du Gothard qui, non seulement s'était contentée des vagues explications qu'il lui fournissait selon lesquelles il s'agissait d'argent provenant de fraude fiscale, mais encore lui aurait conseillé de fractionner les dépôts pour rendre ceux-ci moins suspects ;

Puis A. B. lui avait demandé de transférer les fonds sur un compte à Zurich, ce qu'il avait fait ;

A. B. lui avait demandé de renouveler l'opération à plusieurs reprises, n'hésitant pas, selon A. P., à avoir recours à la menace envers lui-même ou sa famille lorsqu'il manifestait une quelconque réticence ;

Il prétendait avoir cru, dans un premier temps, les explications de A. B. selon lesquelles il s'agissait d'opérations liées à la fraude fiscale, mais admettait qu'il avait très vite compris qu'il s'agissait de fonds liés au trafic de stupéfiants ;

Il précisait qu'il avait utilisé les sommes ainsi gagnées pour payer ses dettes ;

A. P. était inculpé de blanchiment du produit d'une infraction le 13 août 1999 et placé en détention provisoire (D 109) ;

Devant le juge d'instruction il confirmait les déclarations faites aux policiers, insistant sur le fait que ses dépôts avaient été encouragés par l'attitude laxiste de la banque ;

Il admettait avoir bien effectué tous les virements recensés à la banque de Gothard, et précisait qu'à chaque fois il s'agissait de fonds que lui remettait A. B. (D 214) ;

Il confirmait également ses déclarations devant le magistrat du Tessin dont l'enquête était à l'origine de la procédure monégasque, ajoutant qu'il avait vite compris que l'argent que A. B. lui remettait à Rome devait provenir d'un trafic de cocaïne lié au grand banditisme, d'autant plus qu'il prétendait que B. l'aurait menacé ainsi que sa famille, pour l'obliger à continuer à blanchir des fonds (D 132) ;

Le dénommé A. B. devait finalement être identifié comme étant A. B.-B. (D 113 - D 128), connu depuis 1977 du service américain de la Drug Enforcement Administration (DEA) pour être un trafiquant de cocaïne ;

A. P. était le 3 juillet 2000, inculpé de blanchiment de fonds provenant du trafic de stupéfiants (D 268) ;

Il devait alors revenir sur ses déclarations antérieures et prétendre avoir ignoré l'origine des fonds dont s'agit ;

Sur l'action publique :

Attendu qu'il est reproché à A. P. d'avoir commis le délit de blanchiment de fonds provenant d'un trafic de stupéfiants, délit prévu et réprimé aux articles 4-3 et 2 de la loi n° 890 du 1er juillet 1970 sur les stupéfiants ;

Qu'aux termes du procès-verbal d'interrogatoire du 3 juillet 2000 (D 268), cette qualification s'est, en effet, substituée à celle initiale de blanchiment du produit d'une infraction prévue et réprimée aux articles 218, 218-1, 218-3 du Code pénal et pour laquelle A. P. avait été inculpé en première comparution le 13 août 1999 (D 109) ;

Attendu, au fond, qu'A. P. a admis avoir entre août 1998 et février 1999 effectué sur son compte n° 013937 auprès de la Banque de Gothard Monaco les dépôts en espèces suivants provenant de sommes qui lui avaient été remises à Rome par A. B.-B. :

• 138 802 500 lires (7 août 1998) ;

• 183 876 dollars US (7 août 1998),

• 268 650 000 lires (7 août 1998),

• 361 533 250 lires (7 août 1998),

• 109 450 000 lires (17 décembre 1998),

• 305 863 000 lires (23 décembre 1998),

• 74 326 000 lires (31 décembre 1998),

• 99 500 000 lires (29 janvier 1999).

Qu'il a également admis, outre que cela est établi par les pièces du dossier, qu'il a parallèlement, à partir de ces dépôts en espèces, effectué dans la même période de temps et à la demande de B.-B., les opérations de virements bancaires suivantes :

• 500 053 776 et 173 053 824 lires au profit du compte P. M. [numéro] auprès de la Commerzbank Schweiz-Zurich (26 et 27 août 1998),

• 183 000 dollars US au profit du même compte (31 août 1998),

• 300 053 381 lires au profit du compte Quadrum Investment Holding Ltd [numéro] auprès de la ABN Amro Bank d'Amsterdam (15 janvier 1999),

• 77 496,10 et 51 673,26 euros au profit du compte précédent (3 et 26 février 1999) ;

Attendu, primo, que l'argent avait été remis par B.-B. à A. P. selon un mécanisme se voulant pour le moins à l'abri des regards indiscrets (D 106 - 132 - 214) ;

Que, secundo, A. P. - commissionné à hauteur de 9 % du montant des sommes qu'il acceptait de transporter et déposer à Monaco - aurait été menacé de représailles physiques s'il décidait de ne plus collaborer avec B.-B. ;

Que, tertio, surtout, il est acquis que A. B.-B., de nationalité colombienne, est connu depuis 1977 du service américain de la « Drug Enforcement Administration » (DEA) comme étant un trafiquant de cocaïne ;

Qu'il a, par ailleurs, été établi que B.-B. était lié à A. W. et P. M., lesquels sont eux-mêmes actuellement impliqués dans un important trafic international de cocaïne ainsi qu'il ressort du rapport dit « confidentiel » établi le 4 octobre 1999 (D 135) par la Direction de la sûreté publique à la suite de la réunion qui s'est tenue à Monaco le 29 septembre 1999 avec les autorités judiciaires italienne (« Guardia de Finanzia de Palerme ») et suisse (« Police cantonale de Bellingzona ») ;

Que de ces circonstances il peut être déduit que les très importantes sommes d'argent en espèces remises par B.-B. à A. P. provenaient bien d'un trafic de stupéfiants, et plus particulièrement de cocaïne ;

Attendu que concernant la connaissance que A. P. avait de ce fait, il apparaît que A. P. a lui-même déclaré devant les policiers le 12 août 1999 (D 102) que si au début il avait pu croire que l'argent que lui remettait B.-B. provenait d'une fraude fiscale, ensuite il n'y a plus cru et il a même alors demandé à B.-B. « si l'argent ne venait pas de la drogue ou des armes » ;

Qu'implicitement, c'est ce que le prévenu a confirmé devant le juge d'instruction lors de son interrogatoire de première comparution le 13 août 1999 (D 109) ;

Qu'il a, en effet, alors déclaré : « Au début je ne pensais pas que cet argent avait une origine frauduleuse. Ce n'est qu'ensuite lorsque A. B. insistait pour que je prenne cet argent que je me suis douté qu'il avait une origine criminelle » ;

Qu'A. P. a même fait la déclaration suivante alors qu'il était entendu le 30 septembre 1999 dans le cadre de l'exécution de la commission rogatoire suisse (D 132) :

« Il (B.-B.) voulait que je porte cet argent à Monaco et que je le dépose en banque à la disposition de ses amis. Cette somme me paraissait importante pour être des économies. J'ai eu des doutes sur l'origine de cet argent pensant qu'il pouvait provenir d'activités criminelles... En effet, j'ai eu une suspicion. J'ai pensé que cet argent n'était pas vraiment propre... » ;

Attendu qu'à la question « Avez-vous eu le doute que l'argent remis par B. provenait de la vente de stupéfiants ? », il a alors très précisément répondu :

« Lors de la première livraison non. Après lorsque les menaces se sont faites précises, j'ai compris que l'argent que me remettait le Colombien A. B. provenait de la vente de drogue, de cocaïne... Au final, B. avait compris que j'avais compris que son argent provenait d'un trafic de cocaïne ;

Je ne lui ai jamais dit que son argent venait du trafic de cocaïne. Je lui ai simplement dit que j'allais le dénoncer pour tout ce qu'il me faisait faire... » ;

Attendu que si A. P. est revenu sur ces dernières déclarations tant devant le juge d'instruction le 17 janvier 2000 (D214) que lors de l'audience de jugement en prétendant que tout en se doutant qu'il s'agissait d'argent « sale » il ne pensait pas que l'origine en était un trafic de cocaïne et en contestant les qualités de traducteur en langue italienne de l'inspecteur de police présent lors de l'interrogatoire, il reste que le prévenu n'a raisonnablement pas pu ne pas savoir lors des opérations de dépôts - virements de décembre 1999 - février 1999, que l'argent provenait d'un narco-trafic ;

Qu'en effet :

1 - A. P. s'est cru obligé de mentir sur l'origine des fonds (projets immobiliers aux Seychelles) lorsqu'il a été interpellé le 12 août 1999 (D 18) plutôt que d'avouer la simple fraude fiscale italienne dont il se serait agi et qui ne l'exposait pas à des poursuites en Principauté ;

2 - A. P. a lui-même admis devant le juge d'instruction, sans jamais revenir là-dessus, que sauf au début il s'était douté de l'origine « criminelle » de l'argent ;

3 - En aucun cas, cet adjectif a pu dans la bouche de l'expert-comptable A. P. être utilisé pour qualifier une simple fraude fiscale ou un quelconque trafic de cigarettes ;

4 - A. P., chez qui en Italie les coordonnées de membres présumés de l'organisation sicilienne « Cosa nostra » auraient été découvertes (D 135), insiste lui-même sur le grand mystère qui entourait les remises de l'argent à Rome et les rendez-vous énigmatiques que lui fixait A. B.-B., ainsi que sur les menaces de représailles dont il faisait l'objet, autant d'éléments qui font nécessairement penser à des méthodes d'organisations criminelles structurées du type narcotrafiquants ;

5 - A. P. fait lui-même valoir qu'après la série de dépôts - virements d'août 1998 il a eu très peur et a voulu cesser de collaborer avec A. B.-B., ce qui compte tenu du fait qu'il était pourtant très bien commissionné ne paraît pouvoir s'expliquer que par le fait qu'il avait réalisé qu'il avait à faire à de dangereux trafiquants de stupéfiants ;

6 - Enfin, A. P. pouvait d'autant moins être dupe après les premiers dépôts qu'en tant qu'expert-comptable il ne pouvait pas ne pas se rendre compte que dans l'hypothèse d'un blanchiment de fonds provenant d'une simple fraude fiscale, il n'était d'aucun intérêt de procéder à des virements en Suisse ou aux Pays-Bas immédiatement après avoir réussi à déposer l'argent sur des comptes en Principauté outre qu'il n'a pas pu ne pas s'étonner que A. B.-B. ne procède pas lui-même aux dépôts dont s'agit ;

Attendu qu'ainsi, sauf s'agissant des dépôts d'août 1998 pour lesquels la preuve ne paraît pas suffisamment établie et pour lesquels il y a lieu à relaxe, il apparaît que lorsque A. P. a entre décembre 1998 et janvier 1999 procédé aux dépôts bancaires précités il savait que l'argent dont s'agit provenait d'un trafic de stupéfiants, et plus particulièrement de cocaïne ;

Qu'il convient, dès lors, de déclarer A. P. coupable d'avoir, entre décembre 1998 et janvier 1999, pour lui-même ou pour le compte d'autrui, procédé à un transfert ou à une opération financière entre la Principauté et l'étranger, entre l'étranger et la Principauté, portant sur des fonds, titres ou valeurs qu'il savait provenir directement ou indirectement d'un trafic de cocaïne ;

Que la répression doit s'ensuivre et qu'il y a donc lieu de faire application de la loi pénale à A. P., en tenant compte, cependant, des circonstances atténuantes existant en la cause ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS :

Le tribunal,

statuant contradictoirement,

  • Relaxe A. P. du chef des dépôts bancaires réalisés en août 1998 ;

  • Le déclare coupable du chef des dépôts bancaires de décembre 1998 et janvier 1999 ;

En répression, faisant application des articles 2 et 4-3 de la loi n° 890 du 1er juillet 1970, ainsi que de l'article 392 du Code pénal,

  • Le condamne à la peine de sept ans d'emprisonnement et deux cent mille francs d'amende.

Composition🔗

M. Labboutz v.prés. ; Auter subst. proc. gén. ; Mes Gazo av. ; Baudoux av. bar. de Nice.

Note🔗

Voir Loi n° 1.157 du 23 décembre 1992 modifiant la loi n° 890 du 1er juillet 1970 sur les stupéfiants, l'exposé des motifs : séance du Conseil National du 17 décembre 1992 (Journal de Monaco du 5 mars 1993) ; la revue de droit monégasque n° 1, p. 89 et n° 3, p. 80.

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