Cour de révision, 28 avril 1983, Ministre d'État c/ Dlle F. et autres.

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Abstract🔗

Contrat administratif

Définition - Participation d'un particulier à l'exécution d'un service public - Servitude de passage concédée à l'État

Résumé🔗

L'acte par lequel l'État, se fait concéder par le propriétaire d'un immeuble un droit de passage sur le trottoir privé de ce bâtiment afin de l'affecter à la circulation publique, laissant à ce particulier l'entretien de l'ouvrage constitue un contrat administratif.

Et l'aggravation de l'obligation d'entretien résultant de l'affectation quasi exclusive de ce trottoir à la circulation publique à la suite de l'élargissement de la chaussée justifie contractuellement la mise à la charge de l'État de partie des travaux d'entretien.


Motifs🔗

La Cour de révision,

Vu :

1° l'arrêt contradictoirement rendu par la Cour d'appel de Monaco, le 27 avril 1982,

2° le pourvoi en révision formé par Maître Marquet, avocat-défenseur, au nom de son Excellence le Ministre d'État, en date du 16 décembre 1982,

Sur les trois moyens réunis :

Attendu qu'il résulte de l'arrêt infirmatif attaqué que la copropriété du . représentée par son syndic, demoiselle F. a demandé à l'État monégasque de supporter les frais de réfection du trottoir privé appartenant à la dite co-propriété entre la bordure du boulevard et l'immeuble et dont les soubassements étaient endommagés par des infiltrations d'eaux ;

Attendu que les deux premiers moyens font grief à l'arrêt, qui fait partiellement droit à cette demande, d'avoir retenu le principe de la responsabilité contractuelle de l'État à raison de l'intensification de la circulation publique sur le trottoir appartenant à la co-propriété résultant de la disparition quasi totale du trottoir public en suite de l'élargissement du boulevard, alors que selon ces moyens, la Cour d'appel, méconnaissant les principes relatifs à la définition et au régime des contrats administratifs, d'une part, aurait omis de rechercher si la convention en cause avait, dès sa conclusion, eu pour objet de faire participer directement le co-contractant privé à l'exécution même du service public, et, d'autre part, n'aurait relevé aucun acte de l'Administration ayant opéré une modification des clauses de cette convention ;

Mais attendu que l'arrêt relève, d'une part, que l'acte du 10 mai 1917 ne contenait aucune clause relative à l'entretien du trottoir privé lequel était donc resté à la charge de la co-propriété - ce que, d'ailleurs, celle-ci ne contestait pas - alors qu'il résultait de cet acte, dès sa conclusion, que ce trottoir était affecté à la circulation publique par l'effet de la servitude de passage créée au profit de l'État ; qu'un tel acte par lequel, dans un intérêt public, l'Administration laissait à la charge d'un particulier l'entretien d'un ouvrage ouvert à la circulation publique constituait un contrat administratif ; que l'arrêt retient, d'autre part, que l'aggravation des obligations d'entretien à la charge de la co-propriété résultait des travaux successifs d'élargissement de la voie publique effectués ultérieurement par l'Administration et qui avaient entraîné l'affectation quasi-exclusive du trottoir privé à la circulation ;

Attendu que par ces énonciations, la Cour d'appel a constaté, d'une part, la participation directe prise par la copropriété à l'exécution même du service public et reconnu ainsi exactement le caractère administratif de l'acte du 10 mai 1917, et, d'autre part, l'existence des modifications que l'administration a apportées unilatéralement de son fait à cette convention ;

Attendu que par ces seuls motifs, et abstraction faite de ceux critiqués par le troisième moyen qui peuvent être tenus pour surabondants, la Cour d'appel a donné une base légale à sa décision ;

Commentaire de l'arrêt de la Cour de révision en date du 28 avril 1983

(Ministre d'État c. Dlle F., ès qualités)

1. - L'arrêt rendu le 28 avril 1983 par la Cour de révision présente un intérêt tout particulier, au double titre de son dispositif et de ses motifs.

Par son dispositif, qui rejette au fond le pourvoi en révision dont la Cour était saisie, il confère valeur de normes juridiques aux principes dégagés en l'absence de textes formels par la jurisprudence en matière administrative ; par ses motifs, il apporte sa contribution, d'une part, aux critères permettant de distinguer le contrat administratif du contrat de droit commun conclu par l'Administration, d'autre part, à la mise en œuvre de la responsabilité de la puissance publique quant aux conditions d'exécution d'un tel contrat.

Avant de procéder à l'analyse de cet arrêt, il paraît utile de résumer les circonstances de fait et de droit dans lesquelles il est intervenu.

2. - Aux termes d'un avis d'occupation du domaine public ou de ses dépendances, en date du 7 septembre 1904, M. V. M., propriétaire d'un immeuble édifié en contrebas du mur du soutènement du boulevard, a été autorisé à prendre appui sur ledit mur « pour l'établissement d'un plancher devant recouvrir les trois mètres de reculement ».

Sur le fondement de cette autorisation, M. M. a construit, le long de la façade de son immeuble, un trottoir privé prolongeant directement le trottoir public. Sous ce trottoir privé ont été édifiées des caves qui, pour partie, ont été ultérieurement transformées en dépendances de locaux commerciaux.

Par un acte d'échange conclu le 10 mai 1917 entre l'État et M. M., celui-ci lui a cédé en échange du droit à une servitude « non aedificandi » appartenant au Domaine, un droit de passage sur son trottoir, qui a été affecté à la circulation publique. Cet acte ne contient aucune précision relative à l'entretien de l'ouvrage.

Depuis cette époque, la chaussée du boulevard a été élargie à plusieurs reprises, au point que le trottoir public a pratiquement disparu. En conséquence, la circulation des piétons se fait désormais sur le trottoir privé dépendant de l'immeuble M.

Cet immeuble est aujourd'hui soumis au statut de la copropriété.

3. - Des infiltrations d'eau ayant été décelées dans les sous-sols de l'immeuble, sous le trottoir du boulevard, et ayant causé divers dégâts, la copropriété a saisi le Tribunal de première instance de Monaco d'une demande tendant à ce que l'État soit condamné à réparer le préjudice qu'elle subissait de ce fait. Elle fondait son action sur les obligations attachées à la servitude de passage grevant son immeuble et sur les règles de la responsabilité délictuelle établies par les articles 1230 et 1231 du Code civil.

Par jugement du 30 novembre 1978, le Tribunal a rejeté la demande, aux motifs que l'État :

  • d'une part, n'avait commis aucune faute dans l'exécution du contrat d'échange du 10 mai 1917 ;

  • d'autre part, ne pouvait se voir imputer un défaut d'entretien du mur de soutènement.

Sur appel de la copropriété, la Cour d'appel, après avoir ordonné une expertise, a condamné l'État à supporter la moitié des frais de réfection du trottoir privé, par arrêt du 27 avril 1982.

Le pourvoi en révision formé par l'État contre cette décision a été rejeté par l'arrêt examiné.

I. - Valeur normative des principes du droit administratif informel.

En rejetant au fond le recours en révision contre l'arrêt du 27 avril 1982, la Cour de Révision a implicitement mais nécessairement admis sa recevabilité. Or, celle-ci était formellement contestée par la défense, qui s'est d'ailleurs abstenue de toute discussion sur le fond même des questions soumises à la Cour de révision par les trois moyens invoqués par le pourvoi.

A l'appui de son exception d'irrecevabilité, la contre-requête faisait valoir, d'une part, qu'aucun des moyens du pourvoi ne mentionnait la « violation de textes contenus d'une façon claire et précise dans les Codes ou les lois de la Principauté de Monaco » ; d'autre part, que ces moyens se référaient aux règles du droit administratif, essentiellement dégagées par la jurisprudence française ; enfin, que le pourvoi « en saisissant imprudemment la Cour de Révision judiciaire pour statuer sur des moyens relatifs à l'existence d'un acte administratif, non seulement dénature la compétence de cette Haute Juridiction de droit commun, mais crée un conflit de compétence juridictionnelle ».

5. - Ce moyen d'incompétence ne pouvait retenir sérieusement l'attention de la Cour de Révision.

Il est en effet constant, que les tribunaux de l'ordre judiciaire ont eu de tout temps à Monaco « compétence pour connaître de toutes les questions contentieuses » (Trib. Sup. 26 avril 1950, deux arrêts, Dme F. Vve F. et Dame S. ; v. égal. Trib. Sup. 3 avril 1925, de B. ; Cour de révision, 7 mai 1953, Dame S. et a.), à l'exception du contentieux de l'excès de pouvoir.

Si la compétence du Tribunal Suprême, limitée jusqu'à l'entrée en vigueur de la Constitution du 17 décembre 1962 au contentieux de la constitutionnalité et de la légalité des lois et des décisions administratives, a été étendue par l'article 90 de la nouvelle Constitution à une fraction du plein contentieux, cette compétence d'attribution ne porte que sur l'indemnisation consécutive éventuellement à la constatation de l'inconstitutionnalité ou de l'illégalité du texte ou de la décision attaquée, les tribunaux de l'ordre judiciaire demeurant juges de droit commun en toutes les autres matières (L. n. 783, 17 juill. 1965 portant organisation judiciaire, art. 12 et 18 ; Trib. Sup. 27 nov. 1963, Synd. des jeux, cadres et assimilés de la S.B.M. ; 29 nov. 1977, S.A.M. Entreprises J.-B. P. et Fils).

L'arrêt du 28 avril 1983 ne fait donc que le confirmer en reconnaissant implicitement la Cour de révision compétente pour statuer sur le pourvoi formé contre l'arrêt de la Cour d'appel rendue en matière administrative.

6. - La solution, en revanche, était loin d'être aussi évidente en ce qui concerne la recevabilité des cas d'ouverture à révision invoqués par le pourvoi et pris respectivement de la « violation des principes généraux gouvernant la définition (et le régime) du contrat administratif » par les deux premiers moyens, et de la « violation des principes généraux gouvernant la responsabilité de l'Administration pour les dommages de travaux publics », par le troisième.

L'article 439 du Code de procédure civile porte en effet :

« Toute décision rendue en dernier ressort et passée en force de chose jugée pourra être déférée à la Cour de révision à fin de révision pour violation de la loi (...) ».

L'article 445 du même code précise en outre, que dans les trente jours suivant la déclaration de pourvoi au greffe, le demandeur doit la signifier à l'autre partie, avec une requête « contenant ses conclusions, les moyens à l'appui du pourvoi et l'indication précise des dispositions des lois qu'il prétendra avoir été violées ».

Prenant le mot « loi » dans son sens littéral, organique et formel, la défense soutenait que les prescriptions des articles 439 et 445 précités mentionnant « impérativement » la violation de la loi, la Cour de Révision judiciaire ne pourrait admettre les moyens du pourvoi « sans violer les dispositions essentielles impératives du droit commun », alors de surcroît, que les « vagues principes » invoqués, étaient « tirés d'une jurisprudence administrative française du Conseil d'État ».

Ainsi se trouvait posée la double question de la notion de « loi » en tant que norme juridique donnant ouverture à la révision judiciaire d'une décision juridictionnelle et de l'application en droit interne monégasque, des principes de droit administratif dégagés par la jurisprudence française.

7. - La conception éminemment restrictive que la contre-requête entendait faire prévaloir de la « loi » dont la violation ouvre la voie de la révision a sans doute un précédent historique dans les dispositions de l'article 3 du décret du 27 novembre - 1er décembre 1790 instituant en France un Tribunal de cassation, ayant pour mission d'annuler « toutes procédures dans lesquelles les formes auront été violées et tout jugement qui contiendra une contravention expresse au texte de la loi », la loi ainsi visée devant être exclusivement le texte voté par le Corps législatif (qui s'en réservait en outre l'interprétation par la voie du référé législatif).

Très rapidement, cependant, et même dès avant sa transformation en Cour de cassation par le senatus-consulte du 28 floréal An XII, le Tribunal de cassation a étendu son contrôle de légalité par référence aux textes de l'ancien droit qui continuaient à s'appliquer en tant qu'ils n'avaient rien de contraire aux dispositions nouvelles (Civ. 21 ventôse, an IX, Rép. alph. Dalloz, v° Cassation, n. 1387).

L'interprétation extensive ainsi donnée dès l'origine au mot « loi » ne cessa de se développer depuis lors, en dépit des termes de l'article 7, § 1 de la loi du 20 avril 1810, lequel visait la contravention expresse à la loi comme ouverture à cassation, disposition qui n'a été abrogée que par l'entrée en vigueur du nouveau code de procédure civile (Boré, La cassation en matière civile, n. 1054 s.). Celui-ci, entérinant l'évolution jurisprudentielle, ouvre largement l'exercice du recours en cassation pour violation, de façon générale, des « règles de droit » (N.C.P.C., art 604).

Cette terminologie rend exactement compte de l'ensemble des normes sur lesquelles la Cour de cassation fonde le contrôle de leur application - mais non toujours de leur constatation et de leur interprétation - et qui comprend : les lois stricto sensu, les actes réglementaires, les usages, les contrats, les brevets d'invention, ainsi que les principes jurisprudentiels et les maximes qu'elle considère comme déduits de la loi elle-même (Boré, op. cit., n. 1079 s.). Elle a ainsi visé, comme l'article 1020 du nouveau code de procédure civile lui en fait obligation, « le principe de la souveraineté des États » (Cass. civ. I, 20 fév. 1979 : Bull. civ. I, n° 65, 53), et « les principes de l'arbitrage commercial international » (Cass. civ. I, 13 oct. 1981, Bull. civ. I, n. 287).

8. - La jurisprudence de la Cour de révision rejoint celle de la Cour de cassation, dans la mesure où elle prend le mot « loi » dans son sens élargi de « règle de droit », pour exercer son contrôle de légalité sur les décisions qui lui sont déférées. Elle remplit alors le rôle de juge de cassation et censure les jugements et arrêts qui méconnaissent la ou les règles de droit invoquées par le pourvoi, quelle que soit leur nature organique et formelle.

Ainsi, ont été jugés susceptibles d'ouvrir la voie de la cassation : la convention franco-monégasque sur la sécurité sociale (Cour Rév. 7 août 1974, C.P.A.M. des Alpes-Maritimes) ; l'article 684 du nouveau Code de procédure civile français (Cour Rév. 21 avril 1980, Vve M. S.) ; la règle « nul ne plaide par procureur » (Cour Rév. 17 avril 1975, Hoirs A.) ;  le « droit de la défense orale » (Cour Rév. 29 nov. 1974, Vve de G.).

L'arrêt du 28 avril 1983 constitue donc une application de la jurisprudence antérieure en s'écartant de la définition stricto sensu de la loi au sens des articles 439 et 445 du Code de procédure civile. Mais cette application marque cependant une étape décisive en raison de la nature de la règle à laquelle la Cour de Révision s'est référée pour apprécier la valeur juridique de l'arrêt de la Cour d'appel. C'est, en effet, la première fois que la Haute Juridiction reconnaît aux principes du droit administratif un caractère normatif et, semble-t-il, qu'elle approuve par là même les juges du fond de faire application des règles du droit administratif lorsque la puissance publique est en cause.

9. - Sans doute pouvait-on rationnellement penser que cette évolution était inscrite dans la plénitude de juridiction conférée à Monaco aux tribunaux de l'ordre judiciaire. Dès lors que ces tribunaux ont compétence pour connaître du contentieux administratif, non seulement rien ne s'oppose, mais au contraire une bonne administration de la justice les invite à faire application des règles du droit administratif pour trancher les litiges concernant, à titre contractuel ou quasi délictuel, la puissance publique. Comme l'a fort justement décidé la Cour de cassation : « lorsque la puissance publique est en cause, les juridictions civiles ont le pouvoir et le devoir de se référer aux règles du droit public » (Cass. civ. 23 nov. 1956 : G.A.J.A. n. 96. - Cass. soc. 14 janv. 1960 : Bull. civ. IV, n. 43).

Mais pour évidente qu'elle apparaisse, cette prise de position s'est parfois heurtée en Principauté à ce que M. Rivero a qualifié de « timidité un peu superstitieuse » du juge civil (Rivero, in Revista de Administracion Publica). Ainsi, le Tribunal de première instance a énoncé :

« qu'en l'absence de juridictions administratives spécialisées et faute de texte dans la loi interne monégasque posant de tels principes de droit public, les juridictions de la Principauté ne peuvent se rallier à des principes et à une jurisprudence français fondés sur une organisation judiciaire et des textes différents, mais appliquent couramment à l'égard de l'administration, les règles du Code civil (...) ; qu'il n'a jamais été admis qu'en matière quasi-délictuelle, l'administration soit soumise à des règles de détermination de responsabilité différentes de celles du droit commun » (Trib. civ. Monaco, 14 déc. 1972, sieur M. et dame D., ép. B.-S.).

Il est vrai que, statuant en appel de ce jugement, la Cour d'appel de Monaco a inversé la position de principe adoptée par les premiers juges et décidé :

« en matière quasi-délictuelle, la faute commise dans l'exécution d'un service public doit être appréciée non pas selon les principes du droit privé mais selon les circonstances particulières de l'espèce et les nécessités du service considéré » (C.A. Monaco, 25 juin 1974, Ministre d'État c. M. et a.).

Il reste néanmoins qu'en présence de conceptions aussi diamétralement opposées que celles que révèlent les décisions précitées et qui peuvent s'exprimer à nouveau dans l'avenir, voire même en s'intervertissant, on ne peut que se féliciter que la Cour de Révision ait consacré la conception qui intègre le droit administratif informel à l'ordre juridique interne monégasque. Le seul regret que l'on puisse exprimer est que cette intégration n'ait pas fait l'objet de motifs exprès de l'arrêt commenté ; le droit positif en eût alors été clairement défini pour tous.

10. - Quant à la circonstance relevée par la contre-requête, que les principes de droit administratif invoqués par le pourvoi émanaient de la jurisprudence du Conseil d'État français, elle n'était d'aucune portée.

Quelle qu'en soit l'origine, ces principes devaient être conformes au droit monégasque, exprès ou implicite, la Cour de Révision ne pouvant, évidemment, faire application d'une règle étrangère non introduite en droit monégasque, hors le cas où il y a lieu de relever en même temps, la violation d'une norme monégasque. A l'instar de la Cour de Cassation, la Cour de Révision ne contrôle l'application de la loi étrangère, que lorsque celle-ci est prescrite par la règle interne de solution des conflits de lois.

En l'occurrence, la similitude - mais non l'identité - des droits administratifs monégasque et français ne soulevait aucun véritable problème en ce qui concerne la nature, administrative ou privée, de la convention liant les parties et les conditions dans lesquelles elle avait été exécutée, en sorte que, bien qu'exprimés par le Conseil d'État, les principes invoqués par le pourvoi ne différaient pas sensiblement de ceux que pouvaient dégager les juridictions monégasques.

II. - Critères de détermination du contrat administratif

11. - La requête faisait valoir dans son premier moyen, que la qualification de contrat administratif attribuée par l'arrêt attaqué à l'acte d'échange du 10 mai 1917 manquait de base légale, faute d'avoir relevé, soit que ce contrat avait pour objet de faire participer M. M., directement, à l'exécution même du service public relatif à la circulation, soit qu'il comportât les clauses expresses exorbitantes du droit commun. Il était relevé, que la nature du contrat se détermine, compte tenu de ses clauses et à la date à laquelle il a été conclu.

Pour écarter ce moyen, la Cour de Révision a retenu par référence aux motifs de l'arrêt de la Cour d'appel attaqué :

« que l'acte du 10 mai 1917 ne contenait aucune clause relative à l'entretien du trottoir privé lequel était donc resté à la charge de la copropriété - ce que, d'ailleurs, celle-ci ne contestait pas - alors qu'il résultait de cet acte, dès sa conclusion, que ce trottoir était affecté à la circulation publique par l'effet de la servitude de passage créée au profit de l'État ; qu'un tel acte par lequel, dans un intérêt public, l'administration laissait à la charge d'un particulier l'entretien d'ouvrage ouvert à la circulation publique constituait un contrat administratif »,

et que,

« par ces énonciations, la Cour d'appel a constaté la participation directe prise par la co-propriété à l'exécution même du service public et reconnu ainsi exactement le caractère administratif de l'acte du 10 mai 1917 ».

12. - On peut observer dans ces motifs une divergence de critère entre celui retenu par la Cour d'appel et celui consacré par la Cour de Révision. Pour celle-ci, le caractère de contrat administratif résultait de la participation directe du particulier à l'exécution même du service public, alors que pour la Cour d'appel, il paraît bien que c'était l'existence d'une clause exorbitante du droit commun (charge de l'entretien de l'ouvrage ouvert au public laissée au particulier dans un intérêt public) qui conférait au contrat son caractère administratif.

Toutefois, sur le plan des principes, cette divergence importe peu, puisque l'un et l'autre des critères énoncés caractérisent le contrat administratif (Cons. d'État, 20 avril 1956, Epx. Bertin, Rec. p. 167 ; 31 juillet 1912, Sté des granits porphyroïdes des Vosges, Rec. p. 909. concl. Léon Blum), même si leur application et leur portée respective sont en constante évolution (cf. de Laubadère, Moderne, Delvolvé, Contrats administratifs T. I, 2e éd. n. 106 et s.).

L'application de ces critères dans les circonstances de fait de la cause révèle en revanche, une conception extensive par rapport à la jurisprudence du Conseil d'État.

Considérer que l'octroi d'une servitude de passage sur un trottoir privé ainsi ouvert au public fait participer le propriétaire à l'exécution même du service public de la circulation, alors qu'à l'époque, le trottoir public existait encore et remplissait normalement sa fonction, c'est admettre assez aisément que tout concours conventionnel d'un particulier à une activité de service public, lui confère, fût-ce pour partie, l'exécution de celui-ci.

De même, voir dans le silence du contrat concernant la charge de l'entretien dudit trottoir utilisé par le public, une clause exorbitante du droit commun, alors d'une part, que les frais d'entretien d'un ouvrage incombent normalement à son propriétaire et que, d'autre part, cette charge n'était pas sans contrepartie puisque le propriétaire bénéficiait d'une servitude « non aedificandi » au droit de son immeuble, élargit sensiblement la notion de clause exorbitante jusqu'à admettre que celle-ci puisse être tacite.

13. - En réalité, il apparaît bien que pour la Cour d'appel, comme la Cour de révision, c'est essentiellement le lien existant entre la servitude de passage consentie à l'État et l'intérêt public qui s'y attachait, qui a déterminé le caractère administratif de la convention. A cet égard, le droit administratif monégasque s'écarte du droit administratif français qui n'admet pas que le seul fait pour un contrat conclu par l'Administration de répondre à un intérêt public suffise à lui conférer le caractère administratif (Cons. d'État, 11 mai 1956, Sté des Transports Gondrand : R.D.P. 1957, p. 107).

Cette divergence s'explique par la spécificité de la Principauté de Monaco où, notamment, l'intérêt public, lié au pouvoir politique, prévaut par tradition sur la notion de service public.

III. - Mise en œuvre de la responsabilité contractuelle de la puissance publique

14. - Pour retenir la responsabilité contractuelle de l'Administration, la Cour d'appel s'est fondée sur le principe selon lequel le cocontractant doit être indemnisé de l'augmentation de ses prestations unilatéralement décidée par l'Administration, dès lors que cette augmentation n'était pas prévisible lorsque est intervenu l'accord des parties. Elle a considéré que tel était le cas en l'occurrence, l'intensité de la circulation actuelle des piétons sur le trottoir privé ne pouvait être prévue le 10 mai 1917, aucun élément du dossier n'établissant qu'à cette époque, les projets de l'administration aient comporté l'extension du boulevard au point de faire disparaître la quasi-totalité du trottoir public.

La Cour de Révision a estimé bien fondée la cause de responsabilité de l'État ainsi retenue, par le motif que :

« La Cour d'appel a constaté (...) l'existence des modifications que l'Administration a apportées unilatéralement de son fait à (la) convention ».

15. - Cette décision fait purement et simplement application de la responsabilité contractuelle sans faute de l'Administration connue sous le nom de théorie du « fait du prince » stricto sensu (de Laubadère, Contrats administratifs, T. III, n. 908 et s.). Elle relève, en effet, soit directement, soit par référence à l'arrêt de la Cour d'appel, l'ensemble des conditions d'application de cette théorie : l'existence d'un préjudice certain et direct (Cons. d'État, 8 mars 1941, Arnat, Rec. p. 99) ; l'imprévisibilité du dommage Cons. d'État, 19 nov. 1909 Cie Gén. Transatlantique, Rec. p. 891 ; l'imputabilité du fait dommageable, non fautif, à l'autorité contractante (Cons. d'État, 4 mars 1949, Ville de Toulon, Rec. p. 297), ainsi que la mesure particulière - en l'espèce l'opération de travaux publics d'élargissement du boulevard - qui a affecté les conditions d'exécution du contrat en les rendant plus onéreuses pour la propriétaire du trottoir privé (Cons. d'État, 3 fév. 1905, Cie Gén. des omnibus, Rec. p. 110, concl. Saint-Paul). Sur ce point par conséquent, la Cour de Révision a fait siennes les règles dégagées par le Conseil d'État en la matière.

Il est donc possible de conclure qu'un droit administratif monégasque autonome est en cours d'élaboration, ainsi qu'y invitent d'ailleurs les dispositions de la loi n° 783 du 17 juillet 1965 portant organisation judiciaire. L'arrêt examiné lui apporte une contribution essentielle.

Sans doute pourrait-il être envisagé que le droit monégasque ne comprenne que des règles de droit privé, quelles que soient les parties en cause. Toutefois, l'expérience de la Grande-Bretagne qui, après avoir pendant des siècles fait application de la Common Law dans les litiges concernant la responsabilité de la puissance publique, a été contrainte de régler spécifiquement cette matière par la loi sur la responsabilité de la Couronne, - privant ainsi les citoyens britanniques pendant une longue période, des avantages de normes juridiques exactement adaptées aux difficultés à résoudre -, illustre les graves inconvénients de l'unicité de la règle de droit, que la puissance publique soit ou non partie au litige.

On ne saurait souhaiter que les justiciables monégasques soient soumis à un tel régime.

G.-H. GEORGE,

Avocat au Conseil d'État et à la Cour de Cassation

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Rejette le pourvoi,

Composition🔗

MM. Combaldieu, prem. prés. ; J. Marion, vice-prés. ; J. Pucheus, rapp. ; J.P. Gilbert, proc. gén. ; MMe Boisson, J.-Ch. Marquet, av. déf. et George, on. C. cass.

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