Cour européenne des droits de l'Homme, 12 juin 2025, M. Claude Palmero c/ Monaco

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Abstract🔗

Tribunal suprême - Membres - Nomination - CEDH, art. 34 - Notion de « victime » - Preuve de l'effet directe de l'acte (non) - Irrecevabilité

Résumé🔗

En 2023, il avait été mis fin aux fonctions du requérant, administrateur des biens du Prince souverain depuis 2001. Il avait alors engagé une procédure devant le Tribunal Suprême qui avait rejeté sa demande de récusation pour impartialité de deux de ses membres, le président du Tribunal et le rapporteur de l'affaire. Le requérant avait alors saisi la Cour européenne des droits de l'homme d'une requête relative à la procédure de récusation des membres du Tribunal suprême qui avait été déclarée irrecevable (Cour européenne des droits de l'Homme, n° 1624/24, 22 mai 2025).

Dans la cadre de cette même procédure devant le Tribunal Suprême, le requérant a introduit une requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de l'Ordonnance Souveraine portant nomination de quatre membres du Tribunal Suprême. Par une décision du 4 décembre 2024, le Tribunal Suprême l'a rejetée, s'estimant incompétent pour en connaître. Le requérant saisi de nouveau la Cour européenne des droits de l'homme en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, il se plaint de la procédure de désignation des membres du Tribunal Suprême et de l'impossibilité de remettre en cause les décisions de nomination des membres de cette juridiction.

La Cour rappelle que pour se prévaloir de l'article 34 de la Convention, l'intéressé doit pouvoir se prétendre « victime » d'une violation de la Convention et doit ainsi démontrer qu'il a « subi directement les effets » de la mesure en cause. Un requérant ne peut donc pas se plaindre in abstracto d'un acte public simplement parce qu'il lui parait enfreindre la Convention, celle-ci ne reconnaissant pas l'actio popularis. En l'espèce, la Cour constate que l'Ordonnance Souveraine portant nomination des membres du Tribunal Suprême ne concerne pas le requérant personnellement et ne révèle aucune volonté des autorités monégasques d'influencer l'issue de la procédure initiée par le requérant. Les nominations sont intervenues dans le respect des dates de fin des fonctions des membres du Tribunal. Le requérant ne produit en outre aucune indice tendant à démontrer l'impartialité de la nouvelle composition du Tribunal suprême et l'existence d'un préjudice personnel et direct. Le requérant ne saurait donc être considéré comme une « victime », au sens de l'article 34 de la Convention, des violations alléguées. La requête est rejetée en application de l'article 35 § 3 et 4 de la Convention.


CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête n° 12042/25

Claude PALMERO contre Monaco

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 12 juin 2025 en un comité composé de :

  •  María Elósegui, présidente,

  •  Stéphanie Mourou-Vikström,

  •  Diana Sârcu, juges,

  • et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

  • la requête n° 12042/25 dirigée contre la Principauté de Monaco et dont un ressortissant de cet État, M. Claude Palmero (« le requérant ») né en 1956 et résidant à Monaco, représenté par Me S. Bonichot, avocat à Paris, a saisi la Cour le 3 avril 2025 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

Objet de l'affaire🔗

1.  La requête concerne l'équité d'une procédure en annulation pour excès de pouvoir de la nomination, à compter du 8 août 2023, de quatre nouveaux membres du Tribunal suprême, ainsi que du président et du vice-président de celui-ci. Elle est soumise à la Cour sous l'angle de l'article 6 de la Convention.

2.  Par une décision souveraine du 8 novembre 2001, le requérant fut nommé, à compter du 20 novembre 2001, administrateur des biens du Prince souverain, qui était à l'époque le Prince Rainier III de Monaco. Il poursuivit cette mission à la suite de l'accession au trône du Prince Albert II.

3.  Le 16 mars 2023, le requérant fut convoqué par le Prince et fit l'objet d'une suspension provisoire de ses fonctions.

4.  Le 6 juin 2023, il reçut en main propre une lettre émanant du Prince confirmant sa décision de mettre fin à ses fonctions, avec effet immédiat.

5.  Par une décision souveraine du 9 juin 2023, la décision du 8 novembre 2001 en vertu de laquelle le requérant exerçait les fonctions d'administrateur des biens du Prince fut abrogée.

6.  Le 13 juillet 2023, le requérant saisit le Tribunal suprême de deux requêtes dirigées contre les décisions des 6 et 9 juin 2023 et visant :

  • - à annuler la décision du 6 juin 2023 mettant fin à ses fonctions d'administrateur des biens, et celle du 9 juin 2023 abrogeant la décision de nomination à ces fonctions ;

  • - à surseoir à l'exécution des deux décisions précitées.

7.  Le 7 février 2025, le Tribunal suprême rejeta ces deux requêtes, s'estimant incompétent pour en connaître.

8.  Le 17 juillet 2023, le président du Tribunal suprême, D.L., désigna le vice-président de cette juridiction, D.R., en qualité de rapporteur de l'affaire.

9.  Le 8 août 2023, D.L. et D.R. quittèrent leurs fonctions respectives, lesquelles prenaient normalement fin à cette date qui correspondait à l'expiration d'une période de huit années non renouvelables, conformément aux ordonnances souveraines n° 5.529 nommant D.L. en tant que membre titulaire et Président du Tribunal suprême, et n° 5.456 nommant D.R. membre titulaire, à compter du 8 août 2015.

10.  Par un arrêté du 9 août 2023, le secrétaire d'État à la Justice, directeur des services judiciaires, chargea S.B., membre titulaire du Tribunal suprême, d'assurer la continuité du service dans l'attente de la désignation des nouveaux président et vice-président.

11.  Par une ordonnance notifiée au requérant le 11 août 2023, S.B. abrogea l'ordonnance de désignation de D.R. et désigna P.B. en remplacement en tant que magistrat rapporteur du recours porté devant le Tribunal suprême aux fins d'annulation des décisions formalisant la révocation du requérant de ses fonctions.

12.  Le 5 septembre 2023, le requérant déposa un acte aux fins de récusation de S.B. et P.B. dans les procédures relatives au recours en annulation et au sursis à exécution, sur le fondement de l'article 25-2 de l'ordonnance souveraine du 16 avril 1963, qui permet la récusation d'un membre du Tribunal suprême pour des motifs sérieux tenant à un manque d'impartialité. Il fit notamment valoir qu'il s'agissait d'une manœuvre correspondant à une immixtion du pouvoir administratif dans le pouvoir judiciaire et ayant pour but non avoué de procéder au remplacement du rapporteur initial, D.R., ce qui était contraire aux exigences du procès équitable. Ces demandes de récusation furent rejetées par une décision du 18 décembre 2023, rendue en premier et dernier ressort par le Tribunal suprême, composé de J.M., vice-président, P.M., membre titulaire et R.F., membre suppléant.

13.  Le 11 décembre 2023, le requérant introduisit une requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de l'ordonnance souveraine n° 10.137 du 6 octobre 2023. Cette dernière portait nomination de quatre membres du Tribunal suprême. Par ailleurs, elle nommait S.B. et J.M. respectivement en qualité de président et de vice-président du Tribunal suprême. Elle prenait normalement effet au 8 août 2023, à l'expiration de la période de huit années au terme de laquelle les fonctions de quatre membres du Tribunal suprême, dont D.L et D.R., prenaient fin.

14.  Par une décision du 4 décembre 2024, le Tribunal suprême, composé de S.B., président, P.M., rapporteur et P.B, membre titulaire, rejeta cette requête en retenant les éléments suivants :

« (...)

Considérant que l'Ordonnance Souveraine du 6 octobre 2023 par laquelle S.A.S. le Prince Albert II de Monaco a procédé à la nomination de membres du Tribunal suprême ne constitue pas, eu égard à son auteur et à sa nature, une décision prise par une autorité administrative au sens de l'article 90 de la Constitution ; que, dès lors, il n'appartient pas au Tribunal suprême de se prononcer sur sa validité ;

Considérant que, par suite, sans qu'il soit besoin de prescrire une mesure d'instruction, la requête par laquelle [le requérant] demande l'annulation de l'Ordonnance Souveraine du 6 octobre 2023 portant nomination de membres du Tribunal suprême doit être rejetée comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître (...) »

15.  Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention pour violation du droit d'accès à un tribunal et défaut de motivation, le requérant critique la décision du 4 décembre 2024 par laquelle le Tribunal suprême a rejeté sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de l'ordonnance souveraine n° 10.137 du 6 octobre 2023, qui portait nomination de plusieurs membres du Tribunal suprême, ainsi que du président et du vice-président. Plus précisément, il se plaint de la procédure de désignation des membres du Tribunal suprême et de l'impossibilité de remettre en cause les décisions de nomination des membres de cette juridiction.

Appréciation de la Cour🔗

16.  La Cour rappelle que pour se prévaloir de l'article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d'une violation de la Convention. Ainsi, la notion de « victime » doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l'intérêt ou la qualité pour agir. L'intéressé doit pouvoir démontrer qu'il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Lambert et autres c. France [GC], n° 46043/14, § 89, CEDH 2015, et Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS) c. Suisse [GC], n° 21881/20, § 105, 27 novembre 2023).

17.  L'article 34 de la Convention n'autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l'actio popularis, ce qui signifie qu'un requérant ne peut se plaindre d'une disposition de droit interne, d'une pratique nationale ou d'un acte public simplement parce qu'ils lui paraissent enfreindre la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], n° 47848/08, § 101, CEDH 2014, et les références citées, Garib c. Pays-Bas [GC], n° 43494/09, § 136, 6 novembre 2017, et Zambrano c. France (déc.), n° 41994/21, § 41, 21 septembre 2021).

18.  Pour qu'un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu'il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d'une violation en ce qui le concerne personnellement, si bien que de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 101, et Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS), précité, § 108).

19.  En l'espèce, la Cour constate d'emblée que l'ordonnance souveraine n° 10.137 du 6 octobre 2023 portant nomination de plusieurs membres du Tribunal suprême (paragraphe 13 ci-dessus) ne concerne pas le requérant personnellement. La Convention ne reconnaissant pas l'actio popularis, ce dernier ne saurait s'en plaindre d'une manière générale parce qu'elle lui paraît enfreindre la Convention (paragraphe 17 ci-dessus).

20.  Par ailleurs, la Cour a examiné cette ordonnance, sans trouver aucune indication du souhait ou d'une volonté des autorités nationales d'influencer l'issue de la procédure à laquelle le requérant était partie.

21.  Il convient de relever, au demeurant, que les nominations dont le requérant tire griefs à son encontre sont intervenues dans le respect des dates de fin des fonctions des membres du Tribunal suprême nommés en 2015.

22.  En tout état de cause, le requérant ne produit d'indices raisonnables et convaincants au soutien ni de la violation alléguée consistant à remettre en cause l'impartialité de la nouvelle composition du Tribunal suprême ni du préjudice personnel et direct qu'il aurait subi.

23.  Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant ne saurait être considéré comme une victime, au sens de l'article 34 de la Convention, des violations alléguées. Partant, la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et elle doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité🔗

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 18 juin 2025.

Martina Keller 

Greffière adjointe 

María Elósegui

Présidente

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