Cour européenne des droits de l'Homme, 28 mai 2025, SCI Esperanza c/ Monaco
Abstract🔗
Tribunal Suprême - Requête en annulation d'une loi - Désaffectation, d'une parcelle de terrain dépendant du domaine public de l'État - CEDH, art. 6 § 1 - Applicabilité - Champ d'application - Droits et obligations de caractère civil (non)
Résumé🔗
La société requérante devant le Cour européenne des droits de l'homme est propriétaire d'un immeuble à Monaco. Un projet de promotion immobilière sur le site de l' « Esplanade des Pêcheurs » a fait l'objet d'un protocole d'accord entre une société de gestion immobilière et l'État monégasque. Par suite, en 2022, est adoptée la loi n° 1.530 du 29 juillet 2022 prononçant la désaffectation, sur l'Esplanade des Pêcheurs d'une parcelle de terrain dépendant du domaine public de l'État. En septembre 2022, la société requérante dépose une requête en annulation de ladite loi devant le Tribunal Suprême. Le 10 mars 2023, le Tribunal Suprême rejette la requête en annulation de la société. Celle-ci saisit la Cour européenne des droits de l'homme invoquant l'article 6 § 1 de la Convention. Elle se plaint d'une atteinte à son droit à un procès équitable, et notamment de l'absence d'indépendance du Tribunal Suprême et du défaut d'impartialité de son président. Elle allègue également une atteinte à son droit d'accès à un tribunal, à ses droits de la défense et à l'égalité des armes devant le Tribunal Suprême.
La Cour rappelle qu'elle a déjà eu à connaître à maintes reprises de la question de l'applicabilité de l'article 6 § 1, sous son volet civil, à une procédure devant une juridiction constitutionnelle, dont elle reconnait le rôle et le statut particuliers. Selon la jurisprudence constante de la Cour, si une procédure devant une juridiction constitutionnelle peut relever de l'article 6 lorsque la juridiction constitutionnelle est saisie d'un recours dirigé directement contre une loi si la législation interne prévoit un tel recours, encore faut-il que les conditions de l'applicabilité du volet civil de l'article 6 § 1 soient remplies. Le critère pertinent pour déterminer cette applicabilité est de savoir si son issue est décisive pour la détermination des droits et obligations de caractère civil du requérant.
La procédure initiée par la requérante était purement normative et sans lien avec un litige portant sur son droit de propriété, garanti par la Constitution. Cette procédure n'était ni le prolongement d'une procédure devant le juge ordinaire portant sur les droits civils de la requérante ni même le dernier recours ouvert à celle-ci pour faire valoir une atteinte à de tels droits en violation des garanties constitutionnelles.
Si la requérante a fait état dans ses écritures éventuelles conséquences patrimoniales en raison de la concrétisation du projet immobilier pour justifier de son intérêt à agir devant le Tribunal Suprême, en sa qualité de propriétaire d'un immeuble à proximité ou sa qualité de promoteur immobilier d'appel d'offres, elle n'a toutefois pas demandé l'annulation de la loi sur ce fondement. Son action en nullité avait pour objet la protection de « la domanialité publique contre les déclassements n'obéissant pas à une exigence d'intérêt général » mais servant, de son point de vue, un intérêt essentiellement privé, celui du promoteur.
S'agissant de l'allégation par la requérante que la loi litigieuse porte atteinte au principe d'égalité devant la loi faute de mise en concurrence pour l'attribution du marché, ce qui visait aussi ses propres intérêts patrimoniaux, la Cour approuve la motivation du Tribunal Suprême selon lesquelles la loi ne visait que la désaffectation d'une parcelle du domaine public de l'État et non sa cession au promoteur immobilier. Cette loi, qui n'était qu'un préalable à une éventuelle et future cession n'était susceptible d'avoir en elle-même aucune incidence sur les intérêts privés de la requérante et ce quel que soit le sens de la décision du Tribunal Suprême constatant ou non l'inconstitutionnalité de la loi. L'issue de la procédure constitutionnelle engagée par la requérante devant le Tribunal Suprême n'était donc pas directement déterminante pour ses droits de caractère civil. La Cour en conclut que l'article 6 § 1 de la Convention n'est pas applicable à la procédure constitutionnelle devant le Tribunal suprême en cause. La requête est déclarée irrecevable.
CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n° 28275/23
SCI ESPERANZA contre Monaco
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 28 mai 2025 en un comité composé de :
María Elósegui, présidente,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Diana Sârcu, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête n° 28275/23 dirigée contre la Principauté de Monaco par la SCI Esperanza (« la société requérante »), société civile immobilière dont le siège social se situe à Monaco et représentée par son gérant associé M. P. Pastor et par Me B. Périer, avocat à Paris, dont elle a saisi la Cour le 7 juillet 2023 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
Objet de l'affaire🔗
1. La requête concerne l'indépendance et l'impartialité du Tribunal Suprême de Monaco (« TS ») statuant en tant que cour constitutionnelle, ainsi que le respect de l'équité au cours de la procédure constitutionnelle (article 6 § 1 de la Convention).
A. Le Tribunal Suprême de Monaco🔗
2. Juridiction instituée en 1911, le TS est régi par la Constitution du 17 décembre 1962, qui prévoit que « le pouvoir judiciaire appartient au Prince qui, par la Constitution, en délègue le plein exercice aux cours et tribunaux » et que « l'indépendance des juges est garantie » (article 88). Le TS peut statuer en tant que cour constitutionnelle, haute juridiction administrative ou tribunal des conflits de compétence juridictionnelle (article 90 de la Constitution). Ses membres sont présentés au Prince qui les agréés (article 89 de la Constitution). En matière constitutionnelle, le TS a compétence pour examiner les recours dirigés contre les actes se rattachant à l'exercice du pouvoir législatif dès lors que ces actes sont susceptibles de mettre en cause l'exercice des libertés ou des droits fondamentaux garantis par l'article III de la Constitution.
3. L'organisation et le fonctionnement du TS sont fixés par l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963, qui a été modifiée à plusieurs reprises, notamment en 2015 et 2019. Ce texte comporte des règles portant sur la durée du mandat des juges, qui est de huit ans (article 1er), sur leur inamovibilité et les conditions de leur révocation anticipée, les incompatibilités et les obligations déontologiques qui leur sont applicables (articles 2, 3 et 4), ainsi que des dispositions sur la procédure de récusation (articles 25-1 et 25-2).
B. La genèse de l'affaire🔗
4. La société requérante est propriétaire d'un immeuble à Monaco profitant d'une vue sur la mer dont elle allègue qu'elle serait affectée par un projet de promotion immobilière ayant fait l'objet d'un protocole d'accord du 5 septembre 2014 entre une société de gestion immobilière, la société anonyme monégasque (SAM) Caroli Immo (anciennement SAMEGI), un archéologue, F. G, et l'État monégasque. Cet accord prévoyait la construction sur le site de l'« Esplanade des Pêcheurs » de logements, commerces, bureaux et parkings, ainsi que d'une esplanade publique et d'un musée centré sur l'archéologie sous-marine destiné à accueillir les collections de F. G.
5. En juillet 2015, à la suite du retrait par l'État monégasque de la loi qu'il avait déposée devant le Conseil national aux fins de désaffectation du domaine public du terrain sis Esplanade des Pêcheurs constituant l'assiette de l'opération immobilière et prévue au protocole d'accord susmentionné, le TS, saisi à cette fin par la SAM Caroli Immo, constata, par une première décision en assemblée plénière en date du 29 novembre 2018, l'illégalité de la décision de retrait de la signature de l'État du protocole d'accord. Le TS considéra que cette décision de retrait avait été prise en méconnaissance du droit de propriété de la SAM Caroli Immo (article 24 de la Constitution) et du principe de sécurité juridique. Par une seconde décision en assemblée plénière en date du 25 juin 2020, le TS octroya à la SAM Caroli Immo, en vertu du rapport d'expertise déposé à la demande de la juridiction, une indemnisation de ses préjudices liés à l'abandon du projet et de la perte de chance en résultant d'un montant total de 136 992 000 euros.
6. Après de nouvelles négociations entre les parties à ce litige, visant à réviser l'ampleur du projet et à garantir notamment la disponibilité des espaces nécessaires à la tenue du Grand prix de formule 1 de Monaco, l'État monégasque déposa devant le Conseil national, qui l'adopta, la loi n° 1.530 du 29 juillet 2022 « prononçant la désaffectation, sur l'Esplanade des Pêcheurs, (...) d'une parcelle de terrain dépendant du domaine public de l'État » (publiée au Journal de Monaco n° 8603 du 12/08/2022) dont les termes étaient les suivants :
« Article unique
Est prononcée, Esplanade des Pêcheurs, Quai Rainier Ier Grand Amiral de France et partie du Quai Antoine Ier, en application de l'article 33 de la Constitution, la désaffectation d'une parcelle du domaine public de l'État d'une superficie d'environ 13.282,90 m², distinguée sous un liseré jaune hachuré jaune au plan parcellaire n° C2022-1501 en date du 28 mars 2022, à l'échelle du 1/500e, ci-annexé.
La présente loi est promulguée et sera exécutée comme loi de l'État. »
7. Selon le dossier législatif des travaux préparatoires de la loi, l'exposé des motifs faisait référence au projet immobilier non abouti prévu par le protocole d'accord du 5 septembre 2014 ainsi qu'aux modifications jugées satisfactoires du projet opérées par la suite par la SAM Caroli Immo. Il y était indiqué qu'après la désaffectation du domaine public de la parcelle de l'Esplanade des Pêcheurs par l'effet de la loi soumise au vote et à condition que les autorisations administratives requises soient définitivement délivrées, l'aliénation future du terrain au bénéfice du promoteur devait se réaliser dans un second temps en contrepartie des dations au profit de l'État prévues dans le dernier état du projet (notamment la réalisation du musée susmentionné, de commerces et logements domaniaux et privés, ainsi que d'espaces publics) et du renoncement de la SAM Caroli Immo à l'indemnisation qui lui avait été accordée par la décision du TS du 25 juin 2020 (paragraphe 5 ci-dessus).
C. La requête en annulation de la loi du 29 juillet 2022🔗
8. Le 30 septembre 2022, la société requérante déposa une requête en annulation de la loi du 29 juillet 2022 précitée (paragraphe 6 ci-dessus) devant le TS statuant en matière constitutionnelle en vertu de l'article 90 de la Constitution (paragraphe 2 ci-dessus). Elle soutint avoir intérêt à agir compte tenu de la situation de son immeuble à proximité du projet immobilier et de sa qualité de promoteur immobilier majeur à Monaco ayant vocation à participer à tout appel d'offres nécessaire à la réalisation d'un projet immobilier d'envergure. Elle invoqua au fond le fait que la loi litigieuse était de nature à porter atteinte au principe d'égalité devant la loi et à la propriété publique protégés par la Constitution faute de mise en concurrence pour l'attribution du marché. Elle se fonda à cet égard sur la nécessité de protéger « la domanialité publique contre les déclassements n'obéissant pas à une exigence d'intérêt général » mais servant un intérêt essentiellement privé, en l'occurrence celui de la SAM Caroli Immo, en particulier en raison de l'absence de contreparties suffisantes et certaines prévues par le projet au bénéfice de l'État monégasque (paragraphe 7 ci-dessus).
9. Dans ses conclusions en défense devant le TS, le ministre d'État soutint que la loi de désaffectation du domaine public du 29 juillet 2022 ne concernait en tout état de cause pas une quelconque autorisation d'aliénation du terrain au bénéfice du projet immobilier de la SAM Caroli Immo, ni aucune autorisation de construire, mais qu'elle avait pour seul objet de faire entrer le terrain litigieux dans le domaine privé de l'État conformément aux dispositions de l'article 33 de la Constitution (paragraphe 6 ci-dessus). Il rappela qu'une telle aliénation au bénéfice du promoteur ne pourrait résulter, après l'octroi de l'ensemble des autorisations administratives nécessaires devenues définitives, que d'une loi distincte ou d'une décision de l'État « prise conformément à la loi » en application de l'article 35 de la Constitution relatif à l'aliénation des biens immobiliers du domaine privé de l'État, et que cette distinction entre désaffectation et aliénation de la parcelle était mentionnée dans l'exposé des motifs de la loi. Dès lors, selon le ministre d'État, il ne pourrait résulter de la loi de désaffectation aucune atteinte au droit de propriété de l'État, la parcelle restant dans son domaine privé.
10. Par deux ordonnances des 3 et 12 octobre 2022, faisant usage de ses pouvoirs propres prévus respectivement par les articles 26 et 18 de l'Ordonnance souveraine de 1963 susmentionnée (paragraphe 3 ci-dessus), le président du TS ordonna, d'une part et compte tenu de l'urgence, la réduction du délai de dépôt des secondes observations des parties (à 15 jours au lieu d'un mois), et, d'autre part, la communication de la procédure à la SAM Caroli Immo et à F. G. en leur qualité de « personnes dont les droits lui semblent susceptibles d'être affectés par le recours ».
11. Le 19 décembre 2022, le TS réuni en section administrative rejeta la demande de récusation de son président présentée par la société requérante au motif que celle-ci se bornait à invoquer la participation du président au jugement du précédent litige opposant la SAM Caroli Immo à l'État monégasque (paragraphe 5 ci-dessus), au cours duquel les décisions avaient été rendues par le TS en assemblée plénière et dans des compositions différentes. Il releva que les éléments présentés au soutien de la demande en récusation n'étaient pas de nature à créer un doute légitime sur l'impartialité du président du TS dans la procédure en annulation.
12. Le 10 mars 2023, le TS rejeta tout d'abord l'argumentation de la société requérante qui soutenait que les ordonnances des 3 et 12 octobre 2022 susmentionnées (paragraphe 10 ci-dessus) portaient atteinte à l'équité de la procédure dès lors qu'il n'en résultait aucune restriction préjudiciable à ses droits de la défense. Sur le fond, il rejeta ensuite la requête en annulation de la société requérante au motif que la loi du 29 juillet 2022, qui avait pour unique effet de faire entrer le bien en question dans le domaine privé de l'État, ne portait pas atteinte aux droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution car elle n'avait « pour objet ni d'autoriser la cession de la parcelle concernée, ni d'autoriser la réalisation d'un projet immobilier par un promoteur privé sur cette parcelle, ni d'approuver un protocole d'accord ».
13. À la connaissance de la Cour, la loi du 29 juillet 2022 n'a connu à ce jour aucune suite concrète quant à la réalisation du projet immobilier envisagé.
14. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint d'une atteinte à son droit à un procès équitable. Elle allègue, en premier lieu, de l'absence d'indépendance du TS compte tenu des conditions de nomination de ses membres et de l'absence de garantie constitutionnelle des règles d'inamovibilité et d'incompatibilité qui leur sont applicables en vertu de l'ordonnance souveraine de 1963 (paragraphe 3 ci-dessus). Elle se plaint également du défaut d'impartialité de son président, d'une part, pour avoir antérieurement présidé le TS dans le litige susmentionné (paragraphe 5 ci‑dessus) opposant l'État à la SAM Caroli Immo, dont l'issue fut favorable à cette dernière, et d'autre part, de sa proximité alléguée avec des personnes « directement parties prenantes à l'opération immobilière envisagée et justifiant l'adoption de la loi du 29 juillet 2022 ». En second lieu, la société requérante allègue une atteinte à son droit d'accès à un tribunal, à ses droits de la défense et à l'égalité des armes devant le TS résultant des ordonnances du président du TS des 3 et 12 octobre 2022 susmentionnées (paragraphe 10 ci-dessus), décisions contre lesquelles elle ne disposait d'aucun recours.
Appréciation de la Cour🔗
15. La Cour rappelle qu'elle a déjà eu à connaître à maintes reprises de la question de l'applicabilité de l'article 6 § 1, sous son volet civil, à une procédure devant une juridiction constitutionnelle (voir, parmi d'autres, Voggenreiter c. Allemagne, n° 47169/99, § 31, CEDH 2004-I (extraits), et les références citées, et, s'agissant d'un recours alléguant une atteinte au droit de propriété, Süßmann c. Allemagne, 16 septembre 1996, §§ 41-42, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV). À cette occasion, elle a indiqué ne pas méconnaître le rôle et le statut particuliers d'une cour constitutionnelle, qui garantit aux citoyens titulaires d'un droit de recours individuel une protection juridique supplémentaire au niveau national de leurs droits fondamentaux (Süßmann, précité, § 37).
16. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une procédure devant une juridiction constitutionnelle peut relever de l'article 6 qu'elle s'inscrive dans le cadre d'un renvoi préjudiciel (Ruiz-Mateos c. Espagne, 23 juin 1993, §§ 35-38, série A n° 262), dans celui d'un recours constitutionnel dirigé contre des décisions judiciaires (Becker c. Allemagne, n° 45448/99, 26 septembre 2002) ou encore, en principe, lorsque la juridiction constitutionnelle est saisie d'un recours dirigé directement contre une loi si la législation interne prévoit un tel recours (Süßmann, précité, § 40, et Voggenreiter, précité, § 33).
17. Encore faut-il que les conditions de l'applicabilité du volet civil de l'article 6 § 1 soient remplies. La Cour renvoie sur ce point à sa jurisprudence bien établie (voir, par exemple, les arrêts Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 47, série A n° 43, Z et autres c. Royaume‑Uni [GC], n° 29392/95, § 87, CEDH 2001-V, Gutfreund c. France, n° 45681/99, § 38, CEDH 2003-VII, et Voggenreiter, précité, § 30). Elle rappelle que le critère pertinent pour déterminer si une procédure relève du champ d'application de l'article 6 § 1 de la Convention lorsqu'elle est menée devant une juridiction constitutionnelle est de savoir si son issue est décisive pour la détermination des droits et obligations de caractère civil du requérant (Süßmann, précité, § 41, Voggenreiter, précité, §§ 42-43, et Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne, n° 4907/18, §§ 186 et 191, 7 mai 2021).
18. Se tournant vers les faits de l'espèce, la Cour relève tout d'abord que la requête se situe dans la ligne des précédentes affaires dont elle a eu à connaître dans lesquelles la juridiction constitutionnelle est saisie d'un recours dirigé directement contre une loi, la législation interne prévoyant un tel recours en vertu de l'article 90 de la Constitution (paragraphe 2 ci-dessus). Toutefois, elle s'en distingue par le fait que la procédure constitutionnelle devant le TS n'était ni le prolongement d'une procédure devant le juge ordinaire portant sur les droits civils de la partie requérante ni même le dernier recours ouvert à cette dernière pour faire valoir une atteinte à de tels droits en violation des garanties constitutionnelles (paragraphe 24 ci-dessous), pas plus qu'elle ne concernait une législation ayant pour objet ses droits de caractère civil (comparez par exemple, Süßmann, précité, §§ 40 et 42-44, s'agissant du droit à pension du requérant, Voggenreiter, précité, §§ 42-43, s'agissant du droit de la requérante d'exercer sa profession, et Xero Flor w Polsce sp. z o.o., précité, § 208, s'agissant du droit à une indemnisation du préjudice subi par la société requérante). En l'espèce, la loi du 29 juillet 2022 avait uniquement pour objet la désaffectation d'une parcelle de terrain du domaine public de l'État monégasque vers son domaine privé.
19. La Cour constate également que si, afin de contester la constitutionnalité de la loi susmentionnée devant le TS, la société requérante a largement invoqué le précédent litige ayant opposé l'État monégasque à la SAM Caroli Immo relativement à l'exécution du Protocole d'accord du 5 septembre 2014 et qui avait abouti aux décisions des 29 novembre 2018 et 25 juin 2020 (paragraphe 5 ci-dessus), elle n'a joué aucun rôle en qualité de partie ni n'est intervenue à aucun titre dans le cadre de ce litige.
20. La procédure qui fait l'objet de la présente requête était donc purement normative et sans lien avec un litige portant sur le droit de propriété, garanti par la Constitution, de la société requérante (a contrario, Xero Flor w Polsce sp. z o.o., précité, ibidem).
21. La Cour relève ensuite que la société requérante a fait état dans ses écritures des éventuelles implications patrimoniales à son égard de la concrétisation du projet immobilier en cause pour justifier de son intérêt à agir devant le TS, que ce soit sa qualité de propriétaire d'un autre immeuble avec vue sur mer à proximité ou sa qualité de promoteur immobilier privé d'un appel d'offres. Toutefois, elle n'a pas demandé l'annulation de la loi du 29 juillet 2022 sur ce fondement mais en considération de la nécessité de protéger l'intérêt général face aux garanties alléguées insuffisantes des contreparties prévues par le projet au bénéfice de l'État monégasque sous la forme de dations d'une partie des constructions (paragraphes 7 et 8 ci‑dessus). Comme elle l'énonçait dans ses conclusions devant le TS, son action en nullité avait pour objet la protection de « la domanialité publique contre les déclassements n'obéissant pas à une exigence d'intérêt général » mais servant, de son point de vue, un intérêt essentiellement privé, en l'occurrence celui de la SAM Caroli Immo (paragraphe 8 ci-dessus). Si la société requérante s'est ainsi vu reconnaître le droit d'invoquer la protection de l'intérêt général devant le TS et que cette juridiction statuant en matière constitutionnelle a rejeté sa contestation sans remettre en cause son caractère réel, sérieux et déterminant pour ce droit, la protection de l'intérêt général ne saurait se confondre avec celle des droits civils dont la SCI Esperanza est titulaire.
22. S'agissant, par ailleurs, de l'allégation par la société requérante du fait que la loi litigieuse serait de nature à porter atteinte au principe d'égalité devant la loi faute de mise en concurrence pour l'attribution du marché, ce qui visait aussi ses propres intérêts patrimoniaux, la Cour ne voit pas de raison de se départir des constatations de la juridiction interne à cet égard (paragraphe 12 ci-dessus), selon lesquelles la loi du 29 juillet 2022 ne visait que la désaffectation de la parcelle de l'Esplanade des Pêcheurs du domaine public de l'État pour la faire entrer dans le domaine privé de celui-ci et non sa cession à la SAM Caroli Immo, qui était seule susceptible d'entraver un éventuel droit de la société requérante à voir protéger un accès égalitaire aux marchés publics.
23. La Cour relève à cet égard que l'exposé des motifs de la loi du 29 juillet 2022 faisait certes mention du contexte général dans lequel elle s'insérait, à savoir la future réalisation, sur la parcelle désaffectée du domaine public de l'État, du projet de promotion immobilière de la SAM Caroli Immo, mais il indiquait aussi clairement que seule l'obtention des « autorisations administratives » définitives requises en permettrait la concrétisation (paragraphe 7 ci-dessus). Elle note également que, comme l'a rappelé le ministre d'État dans ses écritures devant le TS sans être contredit, une aliénation au bénéfice du promoteur, la SAM Caroli Immo, ne pouvait résulter que d'une loi distincte ou d'une décision de l'État « prise conformément à la loi » en application de l'article 35 de la Constitution (paragraphe 9 ci-dessus).
24. La société requérante ne démontre ni ne prétend qu'au cours de chacune de ces étapes ultérieures à l'adoption de la loi du 29 juillet 2022, elle n'aurait pas eu la possibilité, le cas échéant, de se plaindre d'une atteinte à ses droits de caractère civil, qu'il s'agisse de son droit de propriété en cas de risque de dépréciation de son immeuble ou de ses intérêts commerciaux en qualité de promoteur.
25. La Cour considère en conséquence que la loi du 29 juillet 2022, qui n'était qu'un préalable à une éventuelle et future cession de la parcelle sise Esplanade des Pêcheurs à la SAM Caroli Immo, n'était susceptible d'avoir en elle-même aucune incidence sur les intérêts privés de la société requérante et ce quel que soit le sens de la décision du TS constatant ou non l'inconstitutionnalité de la loi (comparez, Voggenreiter, précité, §§ 40 et 42‑44). L'issue de la procédure constitutionnelle litigieuse engagée par la société requérante devant le TS n'était donc pas directement déterminante pour ses droits de caractère civil.
26. La Cour en déduit que, dans les circonstances spécifiques de l'espèce, l'article 6 § 1 de la Convention n'est pas applicable ratione materiae à la procédure engagée par la société requérante devant le TS de Monaco statuant en tant que cour constitutionnelle.
27. Il s'ensuit que la requête doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité🔗
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 12 juin 2025.
Martina Keller
Greffière adjointe
María Elósegui
Présidente