Cour européenne des droits de l'Homme, 24 avril 2025, M. A.M. c/ Monaco

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Abstract🔗

Droit des sociétés - Droit à un procès équitable - CEDH, art. 6 § 1 - Refus d'autorisation de constitution d'une société - Motivation - Placement sous contrôle judiciaire - Atteinte à la présomption d'innocence (non) - Propos non publics au soutien d'une décision administrative individuelle à destination du seul requérant - CEDH, art. 8 - Atteinte irrémédiable à sa réputation (non)

Résumé🔗

En décembre 2021, le requérant, ressortissant français, demande l'autorisation de constituer une société anonyme monégasque. Le Ministre d'État rejette la demande sur le fondement de la loi n° 1.430 du 13 juillet 2016 aux motifs que ce dernier était placé sous contrôle judiciaire pour des infractions économiques et financières et « ne [présente] pas toutes les garanties de moralité que l'Administration est en droit d'attendre du fondateur et futur actionnaire d'une société anonyme monégasque ». Le Tribunal suprême rejette le recours en annulation du requérant pour excès de pouvoir.

Invoquant l'article 6 § 2, le requérant soutient que la motivation du refus d'autorisation de constitution d'une société porte atteinte à la présomption d'innocence. La Cour rappelle que le principe de la présomption d'innocence ne se limite pas à une garantie procédurale en matière pénale mais qu'il peut y avoir atteinte à la présomption d'innocence dans le cadre d'un procès pénal, ainsi que dans celui d'une procédure distincte, de nature civile, disciplinaire ou autre, menée en même temps que la procédure pénale. La Cour rappelle également la distinction fondamentale entre une déclaration selon laquelle un individu est simplement soupçonné d'avoir commis une infraction et une déclaration claire, en l'absence de condamnation définitive, selon laquelle l'individu a commis une infraction. À cet égard, elle a souligné dans plusieurs affaires l'importance du choix des termes par les agents publics dans les déclarations qu'ils formulent avant qu'une personne n'ait été jugée et reconnue coupable d'une infraction. Elle a déjà jugé également que si le choix des mots revêt une importance déterminante en la matière, le point de savoir si la déclaration d'un agent public constitue une violation du principe de la présomption d'innocence doit être tranché à l'aune des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration a été formulée.

En l'espèce, bien que la mesure de refus d'autorisation de constitution d'une société ne relève pas de la « matière pénale » au sens de l'article 6 § 1, la Cour doit rechercher si les déclarations faites dans la décision du Ministre d'État reflétaient le sentiment que le requérant était coupable des infractions pour lesquels il avait été inculpé et placé sous contrôle judiciaire. Il est relevé que ces déclarations n'ont pas été tenues à l'attention du public, mais formulées dans le cadre d'une décision administrative individuelle notifiée au requérant. La cour fait observer à cet égard qu'il n'est pas soutenu que les autorités monégasques auraient donné à ces déclarations une quelconque publicité. Le premier grief est donc rejeté.

Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint d'une atteinte irrémédiable à sa réputation, grief rejeté par la Cour. La Cour prend le soin de préciser qu'elle comprend que le requérant ait pu se sentir offensé à la lecture de la décision du 17 février 2022, le ministre d'État paraissant avoir porté un jugement hâtif sur sa probité alors qu'il a finalement été relaxé. Cependant la décision critiquée, rédigée en termes prudents, inspirés de ceux de l'article 3 de la loi n° 1.430 du 13 juillet 2016, était fondée sur la circonstance que le requérant avait été inculpé et n'était destinée qu'à lui seul. En outre la décision rendue par le Tribunal suprême sur sa requête aux fins d'annulation a été anonymisée avant sa publication. Ainsi, la Cour considère que l'atteinte à la réputation du requérant était d'une très faible intensité et qu'elle était nécessaire à la défense du « bien-être économique du pays » au sens de l'article 8 § 2.


CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête n° 9654/24

A.M. contre Monaco

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 24 avril 2025 en un comité composé de :

  •  María Elósegui, présidente,

  •  Stéphanie Mourou-Vikström,

  •  Diana Sârcu, juges,

  • et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

  • la requête n° 9654/24 dirigée contre la Principauté de Monaco et dont un ressortissant français, M. A.M. (« le requérant ») né en 1977 et résidant à Roquebrune-Cap-Martin, représenté par Me R. Bergonzi, avocat à Monaco, a saisi la Cour le 27 mars 2024 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

  • la décision de ne pas dévoiler l'identité du requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

Objet de l'affaire🔗

1.  La requête porte sur la motivation d'une décision administrative, par laquelle le requérant se vit refuser l'autorisation de constituer une société anonyme monégasque au motif qu'il avait été placé sous contrôle judiciaire dans une affaire économique et financière. Il invoque une atteinte à la présomption d'innocence (article 6 § 2 de la Convention) et au droit au respect de la vie privée (article 8 de la Convention).

A. L'inculpation et le placement sous contrôle judiciaire du requérant🔗

2.  Le requérant est administrateur et directeur de la société A., une société de conseil en matière patrimoniale et fiscale.

3.  Le 2 janvier 2020, les commissaires aux comptes de la société A. dénoncèrent des faits d'exercice sans autorisation de la profession d'expert‑comptable susceptibles d'avoir été commis par leur mandataire.

4.  Parallèlement, la société A. fut mise en cause dans le cadre d'une information judiciaire relative à des infractions économiques et financières. Ses locaux furent perquisitionnés et des documents comptables furent saisis.

5.  Une disjonction fut ordonnée au sujet des faits concernant la société A. Les investigations se poursuivirent sur commission rogatoire. Les administrateurs et des membres du personnel de la société furent entendus sous le régime de la garde à vue.

6.  Le 8 novembre 2021, le requérant fut inculpé des chefs d'exercice sans autorisation des fonctions d'expert-comptable, de complicité d'escroquerie et de complicité de blanchiment.

7.  Le 20 décembre 2023, le juge d'instruction ordonna le renvoi de la société A. et de ses trois administrateurs devant le tribunal correctionnel du chef d'exercice sans autorisation de la profession d'expert-comptable. Il prononça le non-lieu pour le surplus.

8.  Par un jugement du 25 juin 2024, le tribunal correctionnel relaxa le requérant de l'ensemble des faits pour lesquels il était poursuivi.

B. La motivation de la décision refusant au requérant l'autorisation de constituer une société anonyme monégasque🔗

9.  Le 21 décembre 2021, le requérant demanda l'autorisation de constituer une société anonyme monégasque.

10.  Par une décision du 17 février 2022, le Ministre d'État rejeta cette demande aux motifs suivants :

« (...) l'instruction de votre demande, selon les modalités prévues par la loi n° 1.430 du 13 juillet 2016 portant diverses mesures relatives à la préservation de la sécurité nationale (article 3) et l'Arrêté Ministériel n° 2016-622 du 17 octobre 2016 pris pour son application, a fait apparaître que vous avez été placé sous contrôle judiciaire le 8 novembre 2021 dans le cadre de l'exécution d'une commission rogatoire des chefs d'escroqueries, complicité, recel d'escroqueries, exercice sans autorisation des fonctions d'expert-comptable et de comptable agréé, blanchiment, complicité et recel de blanchiment.

Il résulte de ce qui précède que vous ne présentez pas toutes les garanties de moralité que l'Administration est en droit d'attendre du fondateur et futur actionnaire d'une société anonyme monégasque. »

11.  Cette décision fut notifiée à l'adresse déclarée par le requérant, c'est‑à-dire entre les mains de son notaire.

12.  Le 17 octobre 2022, le requérant présenta un recours en annulation pour excès de pouvoir à l'encontre de cette décision, en invoquant notamment la violation de l'article 6 § 2 de la Convention. Il sollicita en outre une indemnisation de 10 000 euros au titre de l'atteinte portée à sa réputation.

13.  Par une décision du 30 novembre 2023, le Tribunal suprême rejeta cette requête. Elle jugea en particulier ce qui suit :

« Considérant que le refus d'accorder l'autorisation de créer une société anonyme monégasque constitue une mesure de police administrative ; qu'à la date à laquelle le Ministre d'État a statué sur la demande [d'A.M.], ce dernier était placé sous contrôle judiciaire pour des infractions économiques ; que cet élément défavorable, en lien avec l'autorisation sollicitée, a pu légalement justifier la position du Ministre d'État ; que ce dernier a pu estimer, sans commettre d'erreur manifeste d'appréciation, que le requérant ne présentait pas les garanties appropriées pour fonder une société en Principauté ;

Considérant que le principe de la présomption d'innocence énoncé par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne s'applique pas aux mesures de police administrative ; que dès lors le moyen tiré de la violation de ce principe est inopérant ; »

14.  Cette décision fut publiée en ligne sous une forme anonymisée.

Appréciation de la Cour🔗

A. Sur la violation alléguée de l'article 6 § 2 de la Convention🔗

15.  Invoquant l'article 6 § 2, le requérant soutient que la motivation de la décision du 17 février 2022 porte atteinte à la présomption d'innocence.

16.  La Cour rappelle que la présomption d'innocence consacrée par l'article 6 § 2 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l'article 6 § 1 (voir, parmi bien d'autres, Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 56, série A n° 35, et Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A n° 308). L'article 6 § 2 interdit qu'un tribunal fasse prématurément part de sa conviction que l'accusé est coupable de l'infraction qui lui est reprochée alors que la culpabilité de l'intéressé n'a pas été légalement établie (voir, parmi bien d'autres, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A n° 62). Il s'applique en outre aux déclarations officielles faites par d'autres agents publics au sujet d'enquêtes pénales en cours lorsque celles-ci incitent à croire en la culpabilité du suspect et préjugent de l'appréciation des faits par l'autorité judiciaire compétente (Allenet de Ribemont, précité, § 41, Daktaras c. Lituanie, n° 42095/98, §§ 41-43, CEDH 2000-X, et Butkevičius c. Lituanie, n° 48297/99, § 49, CEDH 2002‑II (extraits)).

17.  Le principe de la présomption d'innocence ne se limite donc pas à une garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue (Konstas c. Grèce, n° 53466/07, § 32, 24 mai 2011). Ainsi, il peut y avoir atteinte à la présomption d'innocence non seulement dans le cadre d'un procès pénal, mais aussi dans celui d'une procédure distincte, de nature civile, disciplinaire ou autre, menée en même temps que la procédure pénale (Urat c. Turquie, nos 53561/09 et 13952/11, § 42, 27 novembre 2018 et références citées).

18.  La Cour rappelle également qu'une distinction fondamentale doit être opérée entre une déclaration selon laquelle un individu est simplement soupçonné d'avoir commis une infraction et une déclaration claire, en l'absence de condamnation définitive, selon laquelle l'individu a commis l'infraction en question. À cet égard, elle a souligné l'importance du choix des termes par les agents publics dans les déclarations qu'ils formulent avant qu'une personne n'ait été jugée et reconnue coupable d'une infraction (Daktaras, précité, § 41, Böhmer c. Allemagne, n° 37568/97, § 56, 3 octobre 2002, et Khoujine et autres c. Russie, n° 13470/02, § 94, 23 octobre 2008). Elle a de plus précisé que, si le choix des mots revêt une importance déterminante en la matière, le point de savoir si la déclaration d'un agent public constitue une violation du principe de la présomption d'innocence doit être tranché à l'aune des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (Daktaras, précité, § 43, A.L. c. Allemagne, n° 72758/01, § 31, 28 avril 2005, et Paulikas c. Lituanie, n° 57435/09, § 55, 24 janvier 2017). Lorsque l'on tient compte de la nature et du contexte de la procédure en question, même l'usage de termes malencontreux peut ne pas être déterminant. On trouve ainsi dans la jurisprudence des exemples de cas où la Cour, tout en critiquant les termes employés par les autorités et juridictions internes, n'a pas conclu à la violation de l'article 6 § 2 (Allen c. Royaume-Uni [GC], n° 25424/09, § 126, CEDH 2013, avec les références qui s'y trouvent citées).

19.  En l'espèce, il est exact que la mesure de refus d'autorisation de constitution d'une société ne relève pas de la « matière pénale » au sens de l'article 6 § 1. Pour autant, la Cour doit encore rechercher si les déclarations officiellement faites par le Ministre d'État dans sa décision du 17 février 2022 reflétaient le sentiment que le requérant était coupable des infractions pour lesquels il avait été inculpé et placé sous contrôle judiciaire le 8 novembre 2021.

20.  S'agissant en premier lieu des termes choisis par le Ministre d'État, la Cour relève que celui-ci s'est borné à faire succinctement état du placement sous contrôle judiciaire du requérant, avant d'en déduire que le requérant ne remplissait pas la condition de moralité exigée par la loi monégasque pour être autorisé à constituer une société anonyme monégasque. Aux yeux de la Cour, une telle motivation ne reflète pas le sentiment que le requérant soit coupable des faits qui lui sont reprochés.

21.  S'agissant en second lieu des circonstances particulières des déclarations litigieuses, la Cour constate que celles-ci n'ont pas été tenues à l'attention du public, mais qu'elles ont été formulées dans le cadre d'une décision administrative individuelle notifiée au requérant à l'adresse qu'il avait fait connaître (voir, par exemple, Daktaras, précité, §§ 43-44, et A.L. c. Allemagne, précité, § 38). Il n'est pas soutenu que les autorités internes auraient donné à ces déclarations une quelconque publicité (comparer avec Allenet de Ribemont, précité, §§ 37 et 41, et Butkevičius, précité, § 50).

22.  Il résulte de ce qui précède que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur la violation alléguée de l'article 8 de la Convention🔗

23.  Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint d'une atteinte irrémédiable à sa réputation.

24.  La Cour comprend que le requérant ait pu se sentir offensé à la lecture de la décision du 17 février 2022, le ministre d'État paraissant avoir porté un jugement hâtif sur sa probité alors qu'il n'avait pas été condamné et a bénéficié in fine d'une relaxe totale. Pour autant, elle relève que la décision critiquée était rédigée en termes prudents, inspirés de ceux de l'article 3 de la loi n° 1.430 du 13 juillet 2016, qu'elle était fondée sur la circonstance que le requérant avait été inculpé – un juge d'instruction ayant considéré qu'il existait des indices graves et concordants rendant vraisemblable qu'il ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à des infractions –, et qu'elle n'était destinée qu'à lui seul. Elle note en outre que la décision rendue par le Tribunal suprême sur sa requête aux fins d'annulation de la décision du 17 février 2022 a été anonymisée avant sa publication. Dans ces circonstances, la Cour considère que l'atteinte à la réputation du requérant était d'une très faible intensité et qu'elle était nécessaire à la défense du « bien-être économique du pays » au sens de l'article 8 § 2.

25.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité🔗

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 15 mai 2025.

Martina Keller 

Greffière adjointe 

María Elósegui

Présidente

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