Cour européenne des droits de l'Homme, 9 juillet 2024, Levrault c/ Monaco
Abstract🔗
Droit à un procès équitable - CEDH, art. 6 § 1 – Champ d'application – Refus de renouvellement d'un détachement d'un magistrat – Droits et obligations de caractère civil (non)
Résumé🔗
Le requérant, M. Edouard Levrault, magistrat français, exerçait, entre 2016 et 2019, les fonctions de juge d'instruction en Principauté de Monaco, où il était placé en position détachement sur le fondement de la convention franco-monégasque du 8 novembre 2005.
Le 5 décembre 2018, le directeur des services judiciaires de la Principauté de Monaco informa son homologue, la ministre de la Justice française, que les autorités monégasques étaient favorables à ce renouvellement. Par une lettre du 6 mars 2019, le directeur des services judiciaires français répondit que le ministère de la justice donnait son agrément, tout en précisant qu'un décret « concrétisant » cette mesure serait élaboré par ses services.
Finalement, par une lettre datée du 24 juin 2019 et remise en mains propres au requérant le jour même, le directeur des services judiciaires (Monaco) l'informa de la décision des autorités monégasques de renoncer à solliciter le renouvellement de son détachement pour une nouvelle période de trois années. Par une Ordonnance Souveraine n° 7.642 du 31 juillet 2019, constatant que le requérant était réintégré dans son administration d'origine, il fut mis fin à ses fonctions de juge de première instance à Monaco à compter du 1er septembre 2019. E. Levrault fut réaffecté à un poste de magistrat en France à partir du 31 octobre 2019.
Le requérant a saisi le tribunal suprême d'un recours en annulation de la décision du 24 juin 2019 et de l'Ordonnance Souveraine du 31 juillet 2019.
Par une décision du 25 juin 2020, le Tribunal suprême, statuant sur la légalité des décisions formalisant le non-renouvellement, conforta la compétence du directeur des services judicaires monégasques, ainsi que la conformité de la décision du 24 juin 2019 et de l'Ordonnance Souveraine du 31 septembre 2019 à la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005. La juridiction suprême estima que les deux décisions faisaient certes grief, mais ne créaient pour le magistrat détaché aucun droit au renouvellement. Le tribunal suprême jugea par ailleurs que les dispositions de l'article 6 de la CEDH, garantissant le droit à un procès équitable, n'étaient pas applicables à une décision de non-renouvellement du détachement d'un magistrat qui n'était qu'une simple mesure administrative.
Invoquant l'article 6 § 1 de la CEDH, le requérant fait grief aux autorités administratives monégasques ainsi qu'au Tribunal suprême d'avoir porté atteinte à son indépendance. Il allègue, en outre, que ledit Tribunal ne remplit pas suffisamment les conditions d'indépendance et d'impartialité, ce qui l'a privé d'un droit d'accès à un tribunal, et que la décision de justice du 25 juin 2020 n'est pas suffisamment motivée, ajoutant qu'elle est manifestement arbitraire, péremptoire et constitutive d'un déni de justice.
La Cour relève, en premier lieu, que, aux termes de la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005, le renouvellement du détachement n'est pas de plein droit et qu'elle doit faire l'objet d'une double acceptation par l'État d'accueil et l'État d'origine. Leurs décisions en la matière relèvent de leurs relations diplomatiques.
En deuxième lieu, ni le décret du Président de la république française ayant placé le requérant en position de détachement ni l'Ordonnance Souveraine monégasque l'ayant nommé comme juge d'instruction ne fait mention d'un quelconque droit à un renouvellement de son détachement.
En troisième lieu, l'existence d'un droit au profit du requérant ne peut pas davantage être déduite des principes constitutionnels relatifs à l'indépendance et à l'inamovibilité des magistrats. En tout état de cause, la Cour relève que le requérant pu librement mener de très larges investigations, avec l'aval des juridictions supérieures de contrôle, dans le cadre d'une affaire sensible. Quant aux arguments du requérant tirés des évaluations positives dont il a fait l'objet dans le cadre de son activité de magistrat en poste à Monaco, la Cour les considère inopérants, tout en soulignant que l'intérêt du service ne saurait jamais être invoqué pour inférer un quelconque droit au renouvellement d'un détachement.
En quatrième et dernier lieu, l'avis favorable au renouvellement initialement donné par les autorités monégasques ne saurait pour autant être de nature, en soi, à créer au bénéfice du requérant un droit au renouvellement de son détachement à Monaco, faute d'une confirmation par un décret et une ordonnance souveraine en ce sens.
La Cour conclut que le refus de renouveler le détachement du requérant ne relevait pas d'un litige relatif « aux droits et obligations de caractère civil » de l'intéressé, de sorte que l'article 6 de la Convention ne trouve pas à s'appliquer en l'espèce. Par conséquent, la Cour déclare, à l'unanimité, la requête irrecevable.
CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n° 47070/20
Édouard André Claude LEVRAULT contre Monaco
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 9 juillet 2024 en une chambre composée de :
Mattias Guyomar, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mykola Gnatovskyy,
Stéphane Pisani, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 19 octobre 2020,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme (« la Convention ») et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
Introduction🔗
1. La requête concerne le refus de renouveler le détachement du requérant, magistrat français, auprès des services judiciaires de la Principauté de Monaco. Le requérant invoque l'article 6 de la Convention.
En fait🔗
2. Le requérant, M. Édouard Levrault, est un ressortissant français né en 1977 et résidant à Le Cannet. Il a été représenté devant la Cour par Me F. Saint-Pierre, Me N. Ghella, et Me J. Martin, avocats exerçant respectivement à Lyon, Le Cannet et Strasbourg.
3. Le gouvernement monégasque (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. J.-L. Ravera.
4. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A. Le détachement du requérant🔗
1. Les décisions des autorités françaises et monégasques🔗
5. Par une Ordonnance Souveraine n° 5.917 du 5 juillet 2016, publiée le 22 juillet 2016 au Journal de Monaco, Bulletin officiel de la Principauté, le requérant fut nommé au sein des juridictions monégasques selon les termes suivants :
« Vu l'article 46 de la Constitution ;
Vu la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005 destinée à adapter et à approfondir la coopération administrative entre la République française et la Principauté de Monaco, et notamment son article 3 ;
Vu la loi n° 1.364 du 16 novembre 2009 portant statut de la magistrature ;
Vu la loi n° 1.398 du 24 juin 2013 relative à l'administration et à l'organisation judiciaires ;
Vu l'article 39 du Code de procédure pénale ;
Sur le rapport de Notre Directeur des Services Judiciaires ;
Avons Ordonné et Ordonnons :
Article premier :
M. Edouard Levrault, Vice-procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Grasse (Alpes-Maritimes), mis à Notre disposition par le Gouvernement français, est nommé Juge au Tribunal de Première Instance, à compter du 1er septembre 2016.
Art. 2.
M. Edouard Levrault est chargé de l'instruction jusqu'au 31 août 2019. (...) »
6. Par un décret du Président de la République en date du 29 août 2016, le requérant fut placé en position de détachement auprès de la direction des services judiciaires de Monaco, correspondant à un ministère de la Justice. Ce décret comportait un article unique rédigé comme suit :
« Sur le rapport du Premier Ministre et du garde des sceaux, ministre de la justice,
Vu la Convention destinée à adapter et à approfondir la coopération administrative entre la République française et la Principauté de Monaco, signée à Paris le 8 novembre 2005, notamment son article 3 ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 12, 67, 68, 70 et 72 ;
Vu la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 modifiée, portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'État, notamment ses articles 45 et 48 ;
Vu le décret n° 85-986 du 16 septembre 1985 modifié, relatif au régime particulier de certaines positions des fonctionnaires de l'État, à la mise à disposition, à l'intégration et à la cessation définitive de fonctions, notamment le a) du 7° de son article 14 ;
Vu la demande de l'intéressé ;
Vu l'avis du Conseil supérieur de la magistrature lors de sa séance du 12 juillet 1018,
Décrète :
Article 1er
M. Edouard Levrault, vice-procureur de la République près le tribunal de grande instance de Grasse, est placé en position de détachement auprès de la direction des services judiciaires monégasques, pour exercer les fonctions de juge chargé de l'instruction au tribunal de première instance, pour une durée de trois ans à compter du 1er septembre 2016. »
7. Tant l'Ordonnance Souveraine du 5 juillet 2016 que le décret présidentiel du 29 août 2016 visaient comme fondement juridique principal et commun de la nomination et du détachement à Monaco du requérant, la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005, destinée à adapter et à approfondir la coopération administrative entre la République française et la Principauté de Monaco, et notamment son article 3.
8. L'Ordonnance Souveraine mentionnait d'autres fondements de droit interne, de nature constitutionnelle ou législative, telle la loi portant statut de la magistrature ou celle relative à l'organisation et à l'administration judiciaire. Le décret présidentiel renvoyait, quant à lui, à un texte de référence concernant les détachements, à savoir le décret n° 85-986 du 16 septembre 1985 relatif au régime particulier de certaines positions des fonctionnaires de l'État, à la mise à disposition, à l'intégration et à la cessation définitive de fonctions, et plus précisément aux dispositions de l'article 14 (7°) a) relatives au détachement pour remplir une mission d'intérêt public à l'étranger.
2. Les évaluations professionnelles invoquées par le requérant et relatives à l'exercice de ses fonctions à Monaco🔗
9. Les évaluations du requérant, pour certaines élogieuses sur la qualité de son travail et ses bonnes relations avec ses collègues, comportaient toutefois des allusions à ses difficultés relationnelles avec les services d'enquête, et ce, rapidement après le début de sa prise de fonction.
10. Ainsi, dès sa première évaluation, du 21 décembre 2016, soit quelques mois seulement après sa nomination en tant que juge d'instruction, le requérant fit lui-même état de « crispations initiales » avec la police et de son regret de ne pas disposer d'un service d'enquête et de contrôle de la police équivalent à l'I.G.P.N. (Inspection générale de la police nationale) en France.
11. Par ailleurs, le 8 novembre 2018, une manifestation rassemblant environ 200 policiers devant le Palais de Justice de Monaco, dans le but de contester l'inculpation de certains de leurs collègues gradés de la police, en cours dans le cabinet d'instruction du requérant, confirma l'existence de tensions et d'un climat de relations dégradées entre ce dernier et les policiers.
12. Peu de temps après, le 10 décembre 2018, le requérant fit l'objet d'une évaluation par sa hiérarchie, aux termes de laquelle furent à nouveau relevées « quelques crispations » avec les services de police monégasque en lien avec la conduite de deux dossiers sensibles à fort retentissement et impliquant des personnalités locales. Le requérant déclara regretter qu'il n'existe qu'un seul service d'enquête à Monaco.
13. Le 29 août 2019, avant la fin de son détachement, un dernier rapport d'évaluation mit en évidence les longs délais de traitement des procédures d'information dont le requérant avait la charge et le faible nombre de dossiers clôturés ou renvoyés pour jugement devant le tribunal correctionnel. La raison avancée pour expliquer cet apparent manque de dynamisme dans la gestion du cabinet était la lenteur des retours des commissions rogatoires adressées à des autorités étrangères ou aux services de police monégasques. Au cours de cet entretien d'évaluation, le requérant condamna la manifestation des policiers du 8 novembre 2018, la considérant constitutive d'un grave manquement à leur devoir de réserve et au respect dû à sa fonction de juge d'instruction.
B. La demande de renouvellement du détachement🔗
14. Par un courrier du 30 octobre 2018, adressé à la ministre de la Justice française (« la ministre de la Justice ») sous couvert de la direction des services judiciaires monégasque, le requérant sollicita le renouvellement de son détachement pour une période de trois ans supplémentaires.
15. Le 5 décembre 2018, le directeur des services judiciaires de la Principauté de Monaco informa son homologue, la ministre de la Justice française, que les autorités monégasques étaient favorables à ce renouvellement. Par une lettre du 6 mars 2019, le directeur des services judiciaires français répondit que le ministère de la justice donnait son agrément, tout en précisant qu'un décret « concrétisant » cette mesure serait élaboré par ses services. Le requérant en fut informé par un simple e-mail émanant de Mme A.M., gestionnaire au sein du ministère de la Justice français.
16. Par une lettre datée du 24 juin 2019 et remise en mains propres au requérant le jour même, le directeur des services judiciaires l'informa de la décision des autorités monégasques de renoncer à solliciter le renouvellement de son détachement pour une nouvelle période de trois années, sans en indiquer les raisons.
17. Le 26 juin 2019, la direction des services judiciaires monégasques publia un communiqué de presse rédigé comme suit :
« Le détachement de magistrats français à Monaco est régi par la Convention franco‑monégasque du 8 novembre 2005 qui en fixe la durée à trois ans, éventuellement renouvelable.
La réintégration dans leur corps d'origine des magistrats détachés cessant leurs fonctions en Principauté de même que leur remplacement sont ainsi encadrés par des procédures arrêtées entre la France et Monaco.
Le détachement de M. Edouard LEVRAULT, juge d'instruction, en poste en Principauté depuis bientôt trois ans viendra à échéance au 1er septembre prochain. Il ne sera pas renouvelé.
Tous les dossiers en cours seront repris et traités par des magistrats instructeurs qui bénéficieront, à l'instar de leurs prédécesseurs, de tous les moyens leur permettant d'accomplir leur mission en toute indépendance.
La création, par les autorités monégasques, répondant à une aspiration des magistrats, d'un troisième cabinet d'instruction permettra en outre un meilleur traitement du volume d'affaires pour lesquelles des informations ont été ouvertes, vraisemblablement dans de meilleurs délais. Elle s'accompagnera de l'arrivée de deux nouveaux magistrats détachés, l'un pour pourvoir le 3ème cabinet, et l'autre pour remplacer M. Edouard LEVRAULT.
La justice monégasque sera ainsi dotée, à court terme, de trois juges d'instruction au lieu de deux à l'heure actuelle. »
18. Le 4 juillet 2019, après s'être entretenu avec le requérant le 1er juillet 2019, au sujet de la décision de non-renouvellement du 24 juin 2019, le directeur des services judiciaires français écrivit au directeur des services judiciaires de Monaco, afin de connaître « les motifs qui ont conduit les autorités monégasques à renoncer au maintien en détachement de Monsieur LEVRAULT ». Dans un courrier en réponse du 10 juillet 2019, le directeur des services judiciaires répondit que les décisions prises à ce titre, en conformité avec l'article 5 de la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005, constituaient « des actes de gouvernement, car intervenant en exécution des engagements internationaux des deux États », qui « ne sont pas soumises à une procédure contradictoire préalable, n'ont pas à être motivées et échappent au contrôle juridictionnel ». De plus, il précisa notamment que cette décision de non-renouvellement s'inscrivait « dans le cadre d'une nouvelle politique pénale, mise en œuvre depuis un peu moins de deux années, laquelle dépass[ait] largement la seule ressource humaine ». Il ajouta que si la décision n'était pas celle initialement envisagée par les autorités monégasques, « à un moment donné, celles-ci, fortes de diverses considérations mûrement pesées tenant, entre autres, aux relations de l'intéressé avec d'autres acteurs de la chaîne pénale, [avaient] préféré que le nouveau service de l'instruction comporte, en sus d'un juge monégasque, deux nouveaux magistrats détachés », ce qui ne pouvait « s'analyser comme une tentative de paralyser la justice et encore moins d'attenter à son indépendance ».
19. Par une Ordonnance Souveraine n° 7.642 du 31 juillet 2019, constatant que le requérant était réintégré dans son administration d'origine, il fut mis fin à ses fonctions de juge de première instance à compter du 1er septembre 2019. Le requérant fut réaffecté à un poste en France à partir du 31 octobre 2019.
C. La contestation de la décision de non-renouvellement🔗
20. Le requérant contesta devant les juridictions nationales la décision de non-renouvellement dont il avait fait l'objet.
21. Il saisit d'abord le Tribunal suprême le 21 août 2019 d'une demande de sursis à exécution de la décision du 24 juin 2019. Sa requête fut rejetée le 22 octobre 2019 par le vice-président du Tribunal suprême.
22. Puis, par une requête également enregistrée le 21 août 2019, il saisit le Tribunal suprême d'un recours en annulation de la décision du 24 juin 2019 et de l'Ordonnance Souveraine du 31 juillet 2019. Il soutint notamment que le renouvellement de son détachement avait été entériné par les deux États parties à la Convention du 8 novembre 2005, ce dont il déduisit la création d'un droit. Il estimait qu'il avait été démis de ses fonctions arbitrairement, sans fondement et en dehors de tout cadre disciplinaire, ajoutant que cette décision se serait fondée sur des reproches dont il n'avait pas été préalablement informé et sur lesquels il n'avait pas pu présenter des observations en défense.
23. Par une décision du 25 juin 2020, le Tribunal suprême rejeta les fins de non-recevoir soulevées par le directeur des services judiciaires en jugeant, d'une part, que la décision de non-renouvellement du détachement du requérant était une décision administrative qui relevait de l'appréciation du Tribunal suprême quant à sa légalité et, d'autre part, que tant la décision du directeur des services judiciaires monégasques du 24 juin 2019 que l'Ordonnance Souveraine du 31 juillet 2019 mettant fin aux fonctions du requérant faisaient grief et étaient donc recevables.
24. Statuant sur la légalité des décisions formalisant le non‑renouvellement, le Tribunal suprême conforta la compétence du directeur des services judiciaires monégasques et la conformité de la décision du 24 juin 2019 et de l'Ordonnance Souveraine du 31 septembre 2019 à la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005. Enfin, il constata l'absence de droit au renouvellement du requérant en sa qualité de magistrat, estimant par ailleurs non applicables à une simple mesure administrative les dispositions de l'article 6 de la Convention. Le Tribunal suprême conforta en outre la légalité de l'ordonnance souveraine. Il se prononça en retenant notamment les éléments suivants :
« (...)
6. Considérant, en premier lieu, que la requête de M. LEVRAULT ne met pas en cause la validité ou la portée de traités internationaux conclus par l'État de Monaco ; qu'elle n'implique pas davantage l'examen des relations diplomatiques entre la Principauté de Monaco et la République française ; que la décision de ne pas renouveler le détachement d'un magistrat français au sein du corps judiciaire monégasque est un acte détachable de la Convention bilatérale du 8 novembre 2005 et qui relève de l'administration intérieure de l'État de Monaco ; que, dès lors, contrairement à ce qui est soutenu, le refus de renouveler le détachement de M. LEVRAULT a le caractère d'une décision administrative dont le Tribunal Suprême est compétent pour apprécier la légalité ;
7. Considérant, en deuxième lieu, que la position exprimée par le Directeur des Services Judiciaires dans sa lettre du 24 juin 2019 fait obstacle au renouvellement du détachement de M. LEVRAULT ; que, dès lors, la fin de non-recevoir tirée de ce que la requête serait dirigée contre un avis insusceptible de faire grief ne peut qu'être écartée ;
8. Considérant, en dernier lieu, que l'Ordonnance Souveraine du 31 juillet 2019 met fin, à compter du 1 septembre 2019, aux fonctions de juge au Tribunal de première instance exercées par M. LEVRAULT ; qu'un tel acte présente le caractère d'une décision faisant grief ; que, par suite, les conclusions à fin d'annulation de l'ordonnance souveraine du 31 juillet 2019 sont recevables ;
Sur la légalité des décisions attaquées
9. Considérant (...) qu'il appartient au Directeur des Services Judiciaires de se prononcer sur le renouvellement du détachement d'un magistrat français dans le corps judiciaire monégasque lorsque ce dernier en fait la demande ; qu'en l'absence de stipulation de la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005 le prescrivant, un magistrat français détaché à Monaco ne peut utilement se prévaloir d'un droit au renouvellement de son détachement ; que le Directeur des Services judiciaires peut refuser le renouvellement du détachement du magistrat dans l'intérêt du service en disposant, à cet égard, d'un large pouvoir d'appréciation ; que les stipulations de la Convention du 8 novembre 2005 ne font pas obstacle à ce que le Directeur des Services Judiciaires, après s'être prononcé favorablement sur la demande de renouvellement de détachement, décide, eu égard aux circonstances, que ce renouvellement doit être refusé ;
10. Considérant, en premier lieu, que, contrairement à ce que soutient M. LEVRAULT, il résulte de ce qui précède qu'en refusant, par sa décision du 24 juin 2019, le renouvellement de son détachement après s'être prononcé favorablement sur sa demande de renouvellement le 5 décembre 2018, le Directeur des Services Judiciaires n'a pas entaché sa décision d'incompétence et n'a pas méconnu les stipulations de la Convention du 8 novembre 2005 ;
11. Considérant, en deuxième lieu, d'une part, que le refus de renouveler un détachement dans le corps judiciaire monégasque n'est pas au nombre des mesures qui ne peuvent légalement intervenir sans que l'intéressé ait été mis à même de présenter des observations ; que, d'autre part, les différentes exigences énoncées par les stipulations de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne sont pas applicables à une mesure administrative de non-renouvellement d'un détachement ; que, dès lors, le moyen tiré de la méconnaissance de ces stipulations est inopérant ;
12. Considérant, en troisième lieu, qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 88 de la Constitution : « L'indépendance des juges est garantie » ; que l'article 7 de la loi n° 1.364 du 16 novembre 2009 portant statut de la magistrature dispose que « les magistrats du siège sont inamovibles. / En conséquence, le magistrat du siège ne peut recevoir, sans son consentement, une affectation nouvelle, même en avancement » ; que l'article 39 du Code de procédure pénale prévoit que « les juges d'instruction sont choisis parmi les membres du tribunal de première instance et désignés par ordonnance souveraine pour trois ans sur présentation du premier président et l'avis du procureur général. / Ils peuvent être renouvelés dans leurs fonctions pour des périodes successives de même durée. Au cours de chacune de ces périodes, l'instruction ne peut leur être retirée que sur leur demande ou sur l'avis conforme de la cour de révision, donné suivant les règles prescrites matière disciplinaire. / (...) » ;
13. Considérant que M. LEVRAULT n'avait aucun droit au renouvellement de son détachement ; que, par suite, il n'est pas fondé à soutenir que le non-renouvellement de son détachement porterait atteinte aux principes d'inamovibilité et d'indépendance des magistrats du siège ; que les moyens tirés de la méconnaissance de l'article 88 de la Constitution, de l'article 7 de la loi n° 1.364 du 16 novembre 2009 portant statut de la magistrature et, en tout état de cause, de l'article 39 du Code de procédure pénale ne peuvent donc qu'être écartés ;
14. Considérant, en quatrième lieu, que le Directeur des Services Judiciaires fait valoir que le refus de renouvellement du détachement de M. LEVRAULT dans le corps judiciaire monégasque est justifié, d'une part, par les relations difficiles de l'intéressé avec des membres du Parquet général et de la Sûreté publique et, d'autre part, par la volonté de nommer deux nouveaux magistrats instructeurs dans le cadre de la création, décidée en janvier 2019, d'un service de l'instruction doté de trois cabinets ;
15. Considérant, d'une part, que la circonstance que la motivation du refus de renouvellement du détachement de M. LEVRAULT est pour partie liée à ses relations avec des membres du Parquet général et de la Sûreté publique n'est pas, par elle-même, de nature à conférer à cette mesure un caractère disciplinaire ;
16. Considérant, d'autre part, qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que le Directeur des Services Judiciaires se serait fondé sur des motifs étrangers à l'intérêt du service ou aurait entaché d'une erreur manifeste l'appréciation à laquelle il s'est livré de cet intérêt à la date de la décision attaquée ; que le détournement de pouvoir allégué n'est pas établi ;
17. Considérant, en dernier lieu, que pour les motifs précédemment énoncés, l'Ordonnance Souveraine du 31 juillet 2019, qui se borne à tirer les conséquences de l'absence de renouvellement du détachement de M. LEVRAULT et de la fin de ce détachement le 31 août 2019, n'est pas entachée d'illégalité ;
18. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. LEVRAULT n'est pas fondé à demander l'annulation des décisions qu'il attaque ; (...) »
D. Les autres développements🔗
25. Par une lettre du 28 juin 2019 adressée au directeur de cabinet de la ministre de la Justice, neuf magistrats français détachés à Monaco réagirent à la décision de non-renouvellement de leur collègue en dénonçant des atteintes graves portées à l'indépendance de la justice et en s'interrogeant sur le maintien de leur position de détachement au regard de ses conditions actuelles, qui n'assuraient pas, selon eux, les garanties statutaires d'indépendance et de sérénité élémentaires devant présider un État de droit.
26. Le 21 octobre 2019, la Première présidente et le Procureur général de la Cour de cassation française, respectivement présidents des formations du siège et du parquet du Conseil supérieure de la magistrature (CSM), adressèrent un courrier au Président de la République en se référant aux événements ayant « marqué récemment le cours de la relation franco‑monégasque », pour « attirer [son] attention sur la situation des magistrats français détachés dans des fonctions judiciaires, au regard de leur indépendance statutaire ». Le CSM reprit les termes de cette lettre dans un communiqué public du 23 octobre 2019, tout en précisant qu'il avait auditionné le juge d'instruction français dont le détachement n'avait pas été renouvelé. Le 16 décembre 2019, le Président de la République répondit à la Première présidente et au Procureur général de la Cour de cassation, pour les informer qu'il avait convenu avec le Prince Albert II de Monaco d'une évolution de la convention du 8 novembre 2005 vers un détachement unique de cinq ans, dans un souci d'apaisement et de renforcement de l'indépendance de la magistrature. Un avenant concrétisant cet accord entre les chefs d'États, fut par la suite conclu en ce sens et rendu exécutoire par l'Ordonnance Souveraine n° 9.955 du 30 juin 2023 (paragraphe 34 ci-dessous).
27. Par ailleurs, à la suite de la publication d'un article de presse révélant l'existence d'une note, intitulée « Éléments de communication relatifs au non-renouvellement du détachement de M. E. Levrault », transmise au ministère de la Justice français, le requérant déposa plainte à Monaco, le 2 décembre 2019, pour violation du secret professionnel, de l'enquête ou de l'instruction, atteinte au droit au respect de sa vie privée et recel. Les juges d'instruction ayant rejeté ses demandes d'acte concernant cette note par une ordonnance du 29 septembre 2020, le requérant saisit la chambre du conseil de la cour d'appel de Monaco. Par un arrêt du 21 janvier 2021, cette dernière ordonna aux juges d'instruction de procéder à toutes diligences aux fins d'obtenir communication de ce document. Le ministère public, souhaitant contester cette décision, forma un pourvoi qui fut rejeté par la Cour de révision le 6 mai 2021.
28. Le 16 septembre 2021, dans le cadre d'une demande d'entraide judiciaire, le directeur des services judiciaires français transmit la note en question, qui avait été adressée par les autorités monégasques à ses services le 22 juin 2019, concernant les « éléments de communication relatifs au non‑renouvellement du détachement de M. E. Levrault ». Cette note, sans en‑tête ni signature, justifiait le non-renouvellement du détachement du requérant par son comportement, en soulignant notamment qu'il mettait « en péril le bon fonctionnement de la chaine pénale » et qu'il était à l'origine d'une « situation préjudiciable au bon déroulement des enquêtes », outre le fait que le requérant avait « multiplié les incidents avec les officiers de police judiciaire », qui jugeaient son comportement « autoritaire et vexatoire ». L'existence de ce document ne fut pas mentionnée par le directeur des services judiciaires monégasque dans le cadre de l'examen du recours exercé par le requérant devant le Tribunal suprême. Elle ne fut pas non plus portée à la connaissance du requérant lors de son entretien avec le directeur des services judiciaires français au sujet de la décision de non-renouvellement.
Le cadre juridique et la pratique internes pertinents🔗
I. Le droit interne pertinent concernant les magistrats🔗
A. La Constitution du 17 décembre 1962
29. Les dispositions pertinentes de la Constitution prévoient que :
« Titre V – Le Gouvernement
Article 46
« Sont dispensées de la délibération en Conseil de Gouvernement et de la présentation par le Ministre d'État, les Ordonnances souveraines, (...)
- portant nomination (...) des magistrats de l'ordre judiciaire ; (...)
Titre X - La Justice
Article 88
Le pouvoir judiciaire appartient au Prince qui par la présente Constitution, en délègue le plein exercice aux cours et tribunaux. Les tribunaux rendent la justice au nom du Prince.
L'indépendance des juges est garantie.
L'organisation, la compétence et le fonctionnement des tribunaux, ainsi que le statut des juges, sont fixés par la loi. »
B. La loi n° 1.364 du 16 novembre 2009 portant statut de la magistrature
30. Les dispositions pertinentes de cette loi se lisent ainsi :
« Article 7
Les magistrats du siège sont inamovibles.
En conséquence, le magistrat du siège ne peut recevoir, sans son consentement, une affectation nouvelle, même en avancement. »
C. La loi n° 1.398 du 24 juin 2013 relative à l'administration et à l'organisation judiciaires
31. Les dispositions pertinentes de cette loi sont ainsi libellées :
« Article 1er
Le Directeur des Services Judiciaires assure la bonne administration de la justice.
Il est nommé par ordonnance souveraine.
Article 2
Le Directeur des Services Judiciaires prend tous arrêtés et décisions nécessaires dans le cadre des lois et règlements.
Article 3
Les règles régissant l'entrée en vigueur et l'opposabilité des arrêtés et décisions du Directeur des Services Judiciaires sont celles applicables aux arrêtés ministériels et aux décisions administratives. »
D. Le Code de procédure pénale
32. Aux termes des dispositions de l'article 39 du Code de procédure pénale :
« Les juges d'instruction sont choisis parmi les membres du tribunal de première instance et désignés par ordonnance souveraine pour trois ans sur présentation du premier président et l'avis du procureur général.
Ils peuvent être renouvelés dans leurs fonctions pour des périodes successives de même durée. Au cours de chacune de ces périodes, l'instruction ne peut leur être retirée que sur leur demande ou sur l'avis conforme de la cour de révision, donné suivant les règles prescrites en matière disciplinaire. »
II. La Convention du 8 novembre 2005 destinée à adapter et à approfondir la coopération administrative entre la République française et la Principauté de Monaco🔗
33. Les dispositions pertinentes de la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005 sont ainsi libellées :
« Le Président de la République française et Son Altesse Sérénissime le Prince de Monaco,
prenant en considération la communauté de destin qui existe entre la France et la Principauté de Monaco, réaffirmée et consolidée par Traité destiné à adapter et à confirmer les rapports d'amitié et de coopération entre la République Française et la Principauté de Monaco, conclu le 24 octobre 2002 ;
reconnaissant que la coopération établie par la Convention du 28 juillet 1930 relative à l'accession des sujets monégasques à certains emplois publics en France et au recrutement de certains fonctionnaires de la Principauté de Monaco traduit le caractère privilégié des relations entre les deux États ;
désireux d'adapter aux réalités présentes et d'approfondir la coopération administrative entre les deux États ;
considérant que les intérêts fondamentaux des deux États reposent sur leur confiance mutuelle ;
se fondant sur l'article 6 du Traité du 24 octobre 2002,
sont convenus des dispositions suivantes :
Article 1er
Les Parties concluent des conventions dans tous les domaines où elles jugent nécessaire de compléter l'ensemble des accords, conventions ou textes d'autre nature visant à garantir la communauté de destin entre les deux États, telle qu'elle est rappelée au préambule du Traité du 24 octobre 2002.
Les conventions en vigueur à la date du présent accord le demeurent à moins que les deux Gouvernements n'en décident autrement.
Article 2
Les Parties organisent la coopération entre leurs administrations respectives dans le cadre de la Commission de coopération franco-monégasque instituée par le Traité du 24 octobre 2002, ainsi que dans celui des commissions instituées par les conventions ad hoc. Cette coopération administrative peut prendre les formes suivantes :
missions professionnelles d'étude ;
échange d'experts ;
accueil de stagiaires ;
organisation de séminaires ;
recherches conjointes sur des sujets d'intérêt commun ;
échange de documentation et de publications ;
formation initiale et professionnelle des fonctionnaires.
Elle peut aussi comporter la mise à disposition de fonctionnaires par l'une des Parties au profit de l'autre Partie.
Article 3
Les emplois publics en Principauté reviennent aux ressortissants monégasques.
Par dérogation à ce principe, ils peuvent être occupés par des ressortissants français ou d'États tiers dans les conditions prévues aux alinéas qui suivent, ainsi qu'à l'article 6 de la présente Convention.
Pour ce qui concerne les emplois publics non pourvus par des ressortissants monégasques, la Principauté fait appel en priorité à des ressortissants français, par voie de détachement ou sur contrat.
La Commission de coopération franco-monégasque examine périodiquement les besoins prévisionnels de recrutement correspondants. En cas d'urgence, l'expression de ces besoins, ainsi que la réponse de la Partie française, est faite par la voie diplomatique.
Le recrutement éventuel de ressortissants d'États tiers s'effectue, sous réserve de ce qui précède, dans le cadre de contrats à durée limitée.
Les emplois relatifs à la sécurité et à l'ordre public ne peuvent être occupés que par des ressortissants monégasques ou français.
Les officiers et membres du Corps des Carabiniers, de nationalité française, doivent avoir satisfait à l'accomplissement des obligations militaires françaises.
(...)
Article 5
Les deux Gouvernements se concertent et s'entendent dans le cadre de la Commission de coopération franco-monégasque sur les missions qui pourraient être confiées à des fonctionnaires détachés par l'État français, ainsi que sur les modalités des détachements correspondants, sous réserve des dispositions de l'article 6 ci-après.
Les demandes de détachement de fonctionnaires de l'État français sont faites par la voie diplomatique. Il y est répondu par la même voie.
Sauf stipulations contraires dans des conventions en vigueur entre les deux États, la durée de ces détachements est de trois ans renouvelable une fois. La Commission de coopération franco-monégasque examine les éventuelles dérogations à ce principe.
Article 6
Afin de manifester la communauté de destin qui les lie, les deux Parties se consultent à propos des titulaires des fonctions et emplois mentionnés ci-après qui touchent à leurs intérêts fondamentaux. Les consultations entre les deux Parties permettent de s'assurer que les hautes personnalités concernées jouissent de leur confiance respective.
Les titulaires de ces fonctions et emplois – Ministre d'État, Conseiller de Gouvernement pour l'Intérieur, Directeur des Services judiciaires, Directeur de la Sûreté Publique et Directeur des Services Fiscaux – sont choisis et nommés par Son Altesse Sérénissime le Prince de Monaco parmi les ressortissants monégasques ou français.
(...) »
34. Par un avenant à la Convention destinée à adapter et à approfondir la coopération administrative entre la République française et la Principauté de Monaco signée à Paris le 8 novembre 2005, intervenu sous forme d'échange de lettres des 19 avril et 4 mai 2023 et rendu exécutoire par l'Ordonnance Souveraine n° 9.955 du 30 juin 2023, un nouvel alinéa a été ajouté à la fin de l'article 5 de la Convention du 8 novembre 2005 :
« Par dérogation à l'alinéa précédent du présent article, pour les magistrats, la durée du détachement est de cinq ans non renouvelable. »
III. Le décret n° 85-986 du 16 septembre 1985 relatif au régime particulier de certaines positions des fonctionnaires de l'État, à la mise à disposition, à l'intégration et à la cessation définitive de fonctions🔗
35. Les dispositions pertinentes de ce décret se lisent comme suit :
« Titre II : Du détachement
Chapitre Ier : Des cas de détachement
(...)
Article 14
(...)
7° a) Détachement pour remplir une mission d'intérêt public à l'étranger ou auprès d'une organisation internationale intergouvernementale ;
(...)
Chapitre III : De la durée et de la cessation du détachement
Article 22
Trois mois au moins avant l'expiration du détachement de longue durée, le fonctionnaire fait connaître à son administration d'origine sa décision de solliciter le renouvellement du détachement ou de réintégrer son corps d'origine.
Deux mois au moins avant le terme de la même période, l'administration ou l'organisme d'accueil fait connaître au fonctionnaire concerné et à son administration d'origine sa décision de renouveler ou non le détachement ou, le cas échéant, sa proposition d'intégration.
À l'expiration du détachement, dans le cas où il n'est pas renouvelé par l'administration ou l'organisme d'accueil pour une cause autre qu'une faute commise dans l'exercice des fonctions, le fonctionnaire est réintégré immédiatement et au besoin en surnombre dans son corps d'origine, par arrêté du ministre intéressé, et affecté à un emploi correspondant à son grade.
Le surnombre ainsi créé doit être résorbé à la première vacance qui s'ouvrira dans le grade considéré.
Le fonctionnaire a priorité, dans le respect des règles fixées aux deux derniers alinéas de l'article 60 de la loi du 11 janvier 1984 susvisée, pour être affecté au poste qu'il occupait avant son détachement.
S'il refuse le poste qui lui est assigné, il ne peut être nommé à un autre emploi que dans le cas où une vacance est ouverte.
(...) »
IV. Le groupe d'États contre la corruption (GRECO)🔗
36. Dans le cadre de son quatrième cycle d'évaluation sur la prévention de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs, le rapport de conformité concernant Monaco a été adopté le 6 décembre 2019 par le GRECO et publié le 17 février 2020 (GrecoRC(2019)20). Il a relevé les éléments suivants concernant le détachement des juges dans la Principauté :
« Recommandation ix.
45. Le GRECO a recommandé d'assurer la transparence dans la nomination des juges et procureurs à Monaco, qu'ls soient détachés ou non, sur la base de critères clairs et objectifs, y compris pour les nominations aux fonctions les plus élevées et les renouvellements et fins anticipées de détachement.
(...)
47. Concernant le recrutement des magistrats français détachés, il est rappelé qu'il est organisé par des conventions bilatérales entre les deux pays, ayant valeur constitutionnelle. La Direction des Services Judicaires monégasque communique par la voie diplomatique aux autorités françaises les profils de poste recherchés, et le ministère de la Justice français procède à un appel à candidature sur la base des critères de recrutement formulés par Monaco. Le caractère public, accessible à tous les magistrats français, de cette procédure interne est jugée transparente par les autorités monégasques. Le Directeur des Services Judicaires préside un comité de Sélection qui auditionne les candidats inscrits sur une liste de postulants présélectionnés par les autorités françaises. Des propositions sont soumises au Prince qui nomme les magistrats après accord des autorités françaises.
Les détachements ont une durée de trois ans, renouvelables une fois. La Direction des Services Judicaires s'interroge toutefois sur le caractère renouvelable de ces détachements et s'appuie sur l'Étude N° 711/2013 de la Commission de Venise pour indiquer qu'un mandat renouvelable peut rendre les magistrats « dépendants de l'autorité qui les a nommés ou a le pouvoir d'en nommer à nouveau ». Il est ainsi envisagé, en concertation avec les autorités françaises, de négocier une dérogation au principe de renouvellement pour prendre en compte les « nécessaires adaptation et formation des intéressés au droit monégasque ».
(...)
52. En ce qui concerne le renouvellement de la période de détachement pour les magistrats français, le GRECO convient, avec la Commission de Venise, qu'il peut être de nature à brider le magistrat dans son indépendance parce qu'il pourrait vouloir ne pas nuire au pouvoir exécutif compétent pour en décider. Toutefois, à partir du moment où une procédure de détachement existe, elle ne peut en aucun cas être utilisée pour exercer une pression sur le magistrat. Dans son Avis N° 1 (2001) sur les normes relatives à l'indépendance et l'inamovibilité des juges, le Conseil consultatif de juges européens (CCJE) « estime que lorsqu'à titre exceptionnel, un poste de juge à plein temps est attribué pour une durée limitée, la nomination ne doit pas être renouvelable sauf s'il y a une procédure garantissant que i. l'organe de nomination examine la demande de reconduction du juge si celui-ci le souhaite et ii. la décision de reconduction est prise en toute objectivité et au mérite, sans que des considérations politiques n'entrent en ligne de compte ». À ce titre, le GRECO est préoccupé par le non-renouvellement du détachement d'un juge d'instruction français chargé de dossiers sensibles, qui avait reçu par écrit assurance de son renouvellement, et s'est vu finalement signifier son non-renouvellement deux mois plus tard. Il semble dans ce cas que les règles relatives au détachement aient été modifiées au cours même du détachement. Une telle décision n'est pas de nature à assurer la sérénité de l'exercice indépendant des fonctions de juge détaché à Monaco.
53. Le GRECO conclut que la recommandation ix n'a pas été mise en œuvre.
(...)
89. (...) Le GRECO rappelle notamment que la procédure de renouvellement d'un détachement ne peut en aucun cas être utilisé pour exercer une pression sur le magistrat ; il s'interroge à cet égard sur le non-renouvellement du détachement d'un juge d'instruction français chargé de dossiers sensibles, qui n'est pas de nature à assurer la sérénité de l'exercice indépendant des fonctions de Juge détaché à Monaco. L'indépendance opérationnelle du Haut Conseil de la Magistrature doit être renforcée. »
Griefs🔗
37. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la décision de non-renouvellement de son détachement qu'il estime être une atteinte portée à son indépendance par les autorités administratives monégasques, ainsi que par le Tribunal suprême qui l'a confortée. Il allègue en outre que la juridiction suprême monégasque ne remplit pas suffisamment les conditions d'indépendance et d'impartialité, ce qui l'a privé d'un droit d'accès à un tribunal, et que la décision du 25 juin 2020 n'est pas suffisamment motivée, ajoutant qu'elle est manifestement arbitraire, péremptoire et constitutive d'un déni de justice.
En droit🔗
38. Le requérant invoque l'article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Thèses des parties🔗
1. Le Gouvernement🔗
39. Le Gouvernement soutient, à titre principal, que l'article 6 § 1 de la Convention n'est pas applicable à la procédure suivie en l'espèce. Il souligne, d'une part, que le détachement du requérant n'a pas été interrompu de façon prématurée, ce qui serait susceptible de constituer une forme de révocation et, d'autre part, que le requérant n'a pas été empêché, pendant les trois années de sa mise à disposition des autorités judicaires monégasques, d'exercer les fonctions de juge d'instruction pour lesquelles il avait été détaché. Il relève, au contraire, que son détachement s'est poursuivi normalement jusqu'à son terme, fixé au 31 août 2019 tant par le décret du Président de la République du 29 août 2016 que par l'Ordonnance Souveraine du 5 juillet 2016. Il précise notamment que l'Ordonnance Souveraine du 5 juillet 2016 ne faisait nullement mention d'un droit au renouvellement et que la Convention franco‑monégasque du 8 novembre 2005 ne prévoit aucun droit à ce titre. Il ajoute qu'il est de jurisprudence constante, tant en France qu'à Monaco, qu'en l'absence de disposition contraire, un agent public détaché n'a aucun droit au renouvellement de son détachement, et qu'une mise à disposition prend fin automatiquement à la date du terme prévu soit, en l'espèce, le 31 août 2019. Par conséquent, il maintient que le requérant ne peut pas prétendre qu'il avait un droit au renouvellement de son détachement, ce dont il convient d'ailleurs lui-même lorsqu'il affirme que le statut des magistrats français en détachement à Monaco ne leur confère aucun droit formel au renouvellement de cette mesure.
40. Pour le Gouvernement, si les autorités monégasques avaient en effet donné un avis favorable au renouvellement dans un premier temps, cela n'a pas eu pour effet de créer un droit au renouvellement, leur rétractation étant parfaitement possible et régulière dans la mesure où le détachement était en cours et le renouvellement n'était pas effectif. Le Gouvernement précise qu'en l'état du droit national, le recours en annulation exercé par le requérant ne permettait pas d'obtenir un résultat favorable. En effet, le Tribunal suprême ne pouvait en aucun cas annuler la décision du 24 juin 2019 sur le fond et imposer à l'État de Monaco le renouvellement du détachement, puisqu'une telle décision reviendrait à créer un droit qui n'existe ni en droit monégasque ni en droit français.
2. Le requérant🔗
41. Le requérant soutient que les magistrats frappés par une mesure attentatoire à l'exercice de leur fonction doivent bénéficier du droit d'accès à un tribunal, en application de l'article 6 § 1 de la Convention. Il constate que si le Tribunal suprême a certes considéré son recours recevable, après avoir rejeté les fins de non-recevoir soulevées par le directeur des services judiciaires de la Principauté de Monaco, il a cependant jugé que la décision de non-renouvellement avait valablement pu intervenir malgré un premier avis favorable et sans qu'il soit nécessaire de recueillir les observations de l'intéressé, avant de considérer que les dispositions de l'article 6 de la Convention n'étaient pas applicables à une mesure administrative de non‑renouvellement d'un détachement. Le requérant conteste ce raisonnement, estimant que l'article 6 de la Convention trouvait bien à s'appliquer et que, par conséquent, le Tribunal suprême devait assurer un contrôle juridictionnel effectif de la décision portée devant lui.
42. Il relève que bien que les autorités des ministères de la Justice des deux pays aient donné leur accord à la reconduction de sa période de détachement, conformément à l'article 5 de la Convention franco‑monégasque du 8 novembre 2005, il a été privé du droit de poursuivre l'exercice de ses fonctions par une rétractation des autorités monégasques. Le requérant relève en outre que le Haut conseil de la magistrature de Monaco n'a pas été informé de la décision de non-renouvellement, ce qui caractériserait objectivement une mutation d'office en dehors de toute garantie procédurale et en toute illégalité. Il souligne que le statut juridique des magistrats français en position de détachement à Monaco se révèle ainsi précaire ; en effet, il ne leur confère aucun droit formel au renouvellement de leur détachement, même si, dans la pratique, la plupart d'entre eux bénéficient, à leur demande, d'une prolongation pour une seconde durée de 3 ans. Par ailleurs, il déplore que les magistrats détachés ne disposent d'aucun droit à contester une décision discrétionnaire de non-renouvellement. Il affirme qu'après la décision litigieuse, qui serait en réalité intervenue pour entraver la conduite de l'instruction qu'il menait dans le cadre de l'affaire dite « Rybolovlev », il est resté dans l'incertitude totale concernant son avenir professionnel et qu'il n'a finalement été affecté à un nouveau poste en France que le 30 octobre 2019.
B. Appréciation de la Cour🔗
43. Eu égard aux objections formulées par le Gouvernement, la Cour doit tout d'abord se pencher sur la question de savoir si le litige concernant la décision de non-renouvellement du détachement pour trois ans opposée au requérant avait trait à la « détermination de ses droits et obligations de caractère civil », entraînant l'applicabilité de l'article 6 de la Convention et des garanties qui s'y attachent, en particulier le droit d'accès à un tribunal en vue de faire examiner une contestation relative à de tels droits ou obligations.
1. Principes généraux concernant l'applicabilité de l'article 6 de la Convention🔗
44. La Cour rappelle que, pour que l'article 6 § 1 trouve à s'appliquer sous son volet civil, il faut qu'il y ait « contestation » sur un « droit » que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention.
45. Il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice. De plus, l'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l'article 6 § 1 (Grzęda c. Pologne [GC], n° 43572/18, § 257, 15 mars 2022, et les références citées, ainsi que Davchev c. Bulgarie (déc.), n° 39247/14, § 23, 19 septembre 2023, et Vanchev c. Bulgarie (déc.), n° 28003/15, 30 janvier 2024). Enfin, le droit doit revêtir un caractère « civil » (Grzęda, précité, § 257).
46. L'article 6 § 1 n'assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel particulier dans l'ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d'interprétation de l'article 6 § 1, un droit matériel n'ayant aucune base légale dans l'État concerné (voir, par exemple, Grzęda, précité, § 258).
47. Ainsi, pour décider si le « droit » invoqué possède une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national et l'interprétation qu'en font les juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne. Sauf si l'interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention. Ainsi, lorsque les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction du droit d'accès à un tribunal, en s'appuyant sur la jurisprudence issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en substituant ses propres vues aux leurs sur une question d'interprétation du droit interne et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable posséder un droit reconnu par la législation interne (Grzęda, précité, § 259, et les références citées).
48. Par ailleurs, la Cour rappelle que l'article 6 n'est pas applicable là où la législation nationale, sans conférer un droit, accorde un certain avantage qu'il n'est pas possible de faire reconnaître en justice. La même situation se présente lorsqu'une personne ne se voit reconnaître par la législation nationale qu'un espoir de se faire accorder un droit, l'octroi de celui-ci dépendant d'une décision entièrement discrétionnaire et non motivée des autorités (Regner c. République tchèque [GC], n° 35289/11, § 103, 19 septembre 2017, § 103, et les références qui y sont citées, et Davchev, précitée, § 29).
49. De plus, dans certaines hypothèses, le droit national, sans reconnaître un droit subjectif à un individu, lui confère en revanche le droit à une procédure d'examen de sa demande, appelant le juge compétent à statuer sur des moyens tels que l'arbitraire, le détournement de pouvoir ou encore les vices de procédure. Tel est le cas de certaines décisions pour lesquelles l'administration dispose d'un pouvoir purement discrétionnaire d'octroyer ou de refuser un avantage ou un privilège, la loi conférant à l'administré le droit de saisir la justice qui, au cas où celle-ci constaterait le caractère illégal de la décision, peut en prononcer l'annulation. En pareille hypothèse, si l'article 6 § 1 de la Convention peut trouver à s'appliquer, c'est toutefois à condition que l'avantage ou le privilège, une fois accordé, crée un droit civil (M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], n° 3599/18, § 136, 5 mai 2020, Regner, précité, § 105, avec les références qui y sont citées, Bilgen c. Turquie, n° 1571/07, § 51, 9 mars 2021, et Davchev, précitée, § 31).
50. La Cour a également déjà jugé que même si l'accès à un poste, à un emploi et, plus encore, aux fonctions exercées constitue un privilège discrétionnairement accordé, il n'en va pas nécessairement de même du maintien ou des conditions d'exercice d'un tel emploi, notamment dans les cas où le droit interne confère à la personne concernée le droit de contester en justice un licenciement considéré comme abusif, voire les modifications substantielles unilatérales du contrat de travail (Regner, précité, § 117, et Vanchev, précitée, § 33), ou lorsqu'il réglemente la durée de mandat et les conditions dans lesquelles il peut y être mis fin (Grzęda, précité, § 285, Broda et Bojara c. Pologne, n°s 26691/18 et 27367/18, §§ 104-109, 29 juin 2021, et Kövesi c. Roumanie, n° 3594/19, §§ 115-116, 5 mai 2020).
2. Application en l'espèce🔗
51. Eu égard aux principes de sa jurisprudence exposés ci-dessus, la première question à laquelle la Cour doit répondre est celle de savoir si le requérant avait un « droit » auquel il pouvait prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. À ce titre, il y a lieu de rappeler que la nature, l'étendue et la portée des recours ouverts contre une décision juridictionnelle de refus ou de maintien dans des fonctions ou un emploi sont déterminantes au regard de l'application de l'article 6. En effet, c'est l'action en contestation qui détermine s'il existe ou non un droit à conserver un poste ou si le contrôle exercé est de pure et de stricte légalité. Ainsi, l'applicabilité de l'article 6 dans le cadre du maintien, de la reconduction, du renouvellement ou non de certains emplois ou fonctions conduit la Cour à se pencher en première analyse sur le recours en tant que tel, et ses effets, avant de se prononcer sur la condition sine qua non de l'application de l'article 6 qui est la création d'un droit civil. À cette fin, elle doit envisager les dispositions du droit national applicable et l'interprétation faite par les juridictions internes (paragraphe 47 ci-dessus).
52. La Cour observe que le requérant a contesté la décision de refus des autorités monégasques de renouveler son détachement devant le Tribunal suprême, soutenant que ce renouvellement aurait été entériné par les deux États parties à la Convention du 8 novembre 2005, ce qu'il estimait être créateur de droit (paragraphe 22 ci-dessus). Le Tribunal suprême a constaté que le requérant n'avait aucun droit au renouvellement de son détachement, relevant que la Convention franco‑monégasque du 8 novembre 2005 ne contenait aucune disposition prescrivant un droit au renouvellement d'un détachement et qu'elle ne faisait pas obstacle à ce que le directeur des services judiciaires monégasque, après s'être prononcé favorablement sur la demande de renouvellement de détachement, décide ensuite, eu égard aux circonstances et compte tenu d'un large pouvoir d'appréciation, de le refuser. Pour les mêmes motifs, il a estimé que l'Ordonnance Souveraine du 31 juillet 2019, se bornant à tirer les conséquences de l'absence de renouvellement du détachement du requérant et de la fin de son détachement le 31 août 2019, n'était pas non plus entachée d'illégalité (paragraphe 24 ci-dessus). La juridiction suprême monégasque a donc examiné, à la demande du requérant, la décision de non-renouvellement prise par le directeur des services judiciaires et l'ordonnance souveraine mettant fin à ses fonctions de juge d'instruction. Ce faisant, elle s'est livrée à un contrôle de la seule et stricte légalité. Ainsi, la compétence du directeur des services judiciaire qui, au visa de l'article 2 de la loi du 24 juin 2013, prend tout arrêté et décisions nécessaires dans le but d'assurer la bonne administration de la justice, a été vérifiée par le Tribunal suprême. De même, ce dernier a qualifié la décision de non-renouvellement non pas d'acte de gouvernement, mais de décision administrative intérieure prise en marge de la convention bilatérale du 8 novembre 2005 et donc détachable de celle-ci.
53. La Cour note tout d'abord qu'à l'époque des faits, la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005 (paragraphes 7 et 33-34 ci-dessus) prévoyait expressément, en son article 5, que la durée des détachements était de trois ans, « renouvelable une fois », sauf convention contraire en vigueur entre les deux États et sous réserve d'éventuelles dérogations à ce principe, soumises à l'examen de la Commission de coopération franco-monégasque. Ce texte ne précisait pas que le renouvellement d'un détachement serait accordé de plein droit au bout de la période de trois ans. De plus, la demande du requérant d'être reconduit dans ses fonctions à l'issue de la période de trois ans devait faire l'objet d'une double acceptation par l'État d'accueil et l'État d'origine. En outre, l'emploi du terme « renouvelable », qui fait référence à un aléa, et non « renouvelé », qui traduit une certitude, ne laissait planer aucun doute sur l'absence de tout droit au renouvellement.
54. Elle constate ensuite que le décret du Président de la République française du 29 août 2016 plaçant le requérant en position de détachement à Monaco (paragraphe 6 ci-dessus) prévoyait uniquement que cette mesure se déroulerait sur une « période de trois ans à compter du 1er septembre 2016 ». L'Ordonnance Souveraine du 5 juillet 2016 (paragraphe 5 ci-dessus) indiquait pour sa part que le requérant était nommé juge au tribunal de première instance à compter du 1er septembre 2016, pour y être chargé de l'instruction jusqu'au 31 août 2019. Ainsi, aucun de ces textes portant mesure individuelle concernant le requérant ne faisait la moindre référence à la possibilité d'un éventuel renouvellement ni, a fortiori, mention d'un quelconque droit à une reconduction du détachement une fois celui-ci arrivé à échéance.
55. La Cour relève également que le requérant reconnaît lui-même que le statut juridique des magistrats français en détachement à Monaco ne leur confère aucun droit au renouvellement de leur détachement (paragraphe 42 ci-dessus). Il ne démontre pas davantage l'existence d'un accord ou d'un engagement des autorités des deux États concernant le renouvellement de son détachement une fois le terme échu, ni même d'une pratique de renouvellement systématique des juges étrangers détachés à Monaco. Sur ce dernier point, le requérant se contente de déclarer que « la plupart » des magistrats français auraient bénéficié d'un renouvellement à leur demande, sans autre précision. Cette tendance, même à supposer qu'elle soit établie, ne traduit absolument pas une règle absolue, d'autant plus que le requérant qualifie lui-même le statut juridique des magistrats détachés de leur corps d'origine à Monaco de « précaire » (paragraphe 42 ci-dessus). Au surplus, la Cour note que le Gouvernement précise, sans que le requérant ne démontre le contraire, qu'il est de jurisprudence constante, tant en France qu'à Monaco, qu'en l'absence de disposition contraire un agent public détaché (décret présidentiel) ou mis à disposition (Ordonnance Souveraine) n'a aucun droit au renouvellement de son détachement (paragraphe 39 ci-dessus).
56. Au-delà des critères nationaux appliqués, il convient de rappeler que le détachement de magistrats français auprès des juridictions monégasques trouve son fondement juridique dans l'application d'une convention bilatérale (paragraphes 7 et 33-34). Les décisions prises de part et d'autre, par deux États souverains signataires d'un accord international, relèvent donc de leurs relations diplomatiques et des rapports d'amitié et de coopération qu'ils ont mutuellement choisi d'entretenir. En l'espèce, la transmission de la demande de renouvellement du juge É. Levrault a d'ailleurs transité par le ministère des Affaires étrangères monégasque, ce qui confirme le caractère transnational du traitement de la procédure. L'avis favorable initialement transmis par les autorités monégasques, ainsi que l'agrément donné par les autorités françaises, s'inscrivaient dans le cadre de la relation diplomatique unissant les deux États, et ne relevait, à ce stade, que d'une discussion préalable à un accord non pas juridique, mais diplomatique. Le requérant ne saurait donc affirmer que ces échanges auraient été créateurs d'un quelconque droit, dans la mesure où ils ne liaient juridiquement pas l'État monégasque où aucun acte formel de nomination n'avait encore été concrétisé. La Cour renvoie également à la dimension confidentielle du choix des magistrats français détachés à Monaco, relevée par le GRECO, qui note que la demande de détachement et les profils recherchés par les autorités judiciaires monégasques sont portés à la connaissance des autorités françaises par voie diplomatique (paragraphe 36 ci-dessus). Après diffusion par le ministère de la Justice français d'un appel à candidatures, les autorités françaises présélectionnent quelques candidats magistrats qui sont par la suite auditionnés par les autorités monégasques.
57. En outre, la Cour estime que l'existence d'un droit au profit du requérant ne peut pas davantage être déduite des principes constitutionnels relatifs à l'indépendance et à l'inamovibilité des magistrats. En effet, la décision de renouveler ou non un magistrat français en position de détachement dans un État étranger n'entre manifestement pas dans le champ d'application de ces protections, ce qu'a d'ailleurs confirmé le Tribunal suprême en écartant les moyens tirés de la méconnaissance de l'article 88 de la Constitution, de l'article 7 de la loi du 16 novembre 2009 portant statut de la magistrature et de l'article 39 du Code de procédure pénale (paragraphe 24 ci-dessus). Cette solution allait de soi, étant considéré qu'il s'agissait d'un détachement temporaire et expressément délimité dans le temps d'un magistrat étranger venant exercer des fonctions judiciaires au sein d'un autre État et ce, dans le cadre d'une convention internationale destinée à adapter et approfondir la coopération entre deux États souverains. La Cour note à cet égard que la durée des détachements de magistrats français dans la Principauté est désormais, à la suite d'un avenant à la Convention franco‑monégasque du 8 novembre 2005 conclu par la France et Monaco les 19 avril et 4 mai 2023, de cinq ans non renouvelable (paragraphe 34 ci‑dessus).
58. Par ailleurs, la Cour relève que la procédure franco-monégasque de détachement auprès des juridictions monégasques repose sur une présélection par la France de candidats qui sont ensuite présentés aux autorités monégasques, dont le choix apparaît dès lors restreint, et en tout cas limité aux candidats potentiels présentés. Ainsi, le magistrat nommé en remplacement du requérant et auquel l'information de corruption et de trafic d'influence a été confiée, a vraisemblablement été sélectionné en vertu de la procédure conjointe franco-monégasque. Rien ne permet donc d'affirmer que le choix de ne pas renouveler le détachement du requérant a eu pour conséquence d'interrompre ou de ralentir la conduite de l'enquête.
59. Le requérant conteste la décision de non-renouvellement, en affirmant, d'une part, qu'elle traduisait en réalité la volonté déguisée de l'écarter de la conduite d'une information sensible, et d'autre part, qu'elle n'était en rien conforme à l'intérêt du service compte tenu de ses bonnes évaluations professionnelles.
60. Toutefois, la Cour constate que le requérant a pu accomplir l'intégralité de la durée de son détachement de trois ans et n'a, de surcroît, subi aucune obstruction dans l'exercice de ses fonctions, en particulier s'agissant de l'affaire de corruption et de trafic d'influence dont il avait la charge et qui serait, selon lui, à l'origine de la décision litigieuse de ne pas renouveler sa période de détachement.
61. En effet, la Cour relève qu'en réalité, il a pu librement mener de très larges investigations, avec l'aval des juridictions supérieures de contrôle, dans le cadre de la première affaire qui lui avait été confiée concernant des faits d'atteinte à la vie privée et qui mettait en cause l'avocate de M. Rybolovlev (Bersheda et Rybolovlev c. Monaco, n°s 36559/19 et 36570/19, § 41, 6 juin 2024). La découverte de faits nouveaux dans le cadre de cette première instruction a donné lieu à l'ouverture d'une autre information judiciaire impliquant des autorités publiques exerçant des fonctions de responsabilité à Monaco, des chefs notamment de trafic d'influence et de corruption active et passive. Cette nouvelle procédure a immédiatement été confiée au requérant, qui l'a instruite jusqu'à la fin de son détachement. Aux yeux de la Cour, l'attribution au requérant d'une affaire de corruption aussi sensible, impliquant des personnalités du monde judiciaire, politique et policier monégasque, est de nature à démontrer non seulement l'absence de pressions exercées sur lui dans le cadre de ses fonctions de magistrat détaché à Monaco, mais également l'absence de défiance à son égard ou encore d'une quelconque volonté de brider la conduite de l'enquête, ce dont attestent également les appréciations professionnelles positives le concernant.
62. De plus, les arguments du requérant tirés des évaluations positives dont il a fait l'objet dans le cadre de son activité de magistrat en poste à Monaco et qui faisaient état de ses qualités, de sa rigueur et de sa bonne entente avec ses collègues (paragraphes 9 à 13 ci-dessus), sont inopérants aux yeux de la Cour car les autorités monégasques n'ont pas besoin, d'un point de vue juridique, de justifier leur choix par une quelconque raison tenant à d'éventuelles défaillances professionnelles. Contrairement à ce que soutient le requérant, l'intérêt du service ne saurait, en tout état de cause, être invoqué pour inférer un quelconque droit au renouvellement. Elle note, en outre, qu'il ressort clairement de l'article 22, alinéa 3, du décret du 16 septembre 1985, que la faute de l'agent détaché n'est pas une exigence que doit invoquer l'État pour justifier sa décision de pas demander le renouvellement d'un détachement. Le non-renouvellement est donc, au regard du droit administratif français, une décision indifférente à l'existence d'une faute.
63. Au demeurant, il convient de relever l'existence d'éléments objectifs relatifs à une bonne administration de la justice : d'une part, au-delà des mots et du ton toujours mesuré et empreint d'euphémisme des évaluations professionnelles, la tension des relations du requérant avec les services de police était perceptible ; d'autre part, la prise de position d'une partie des magistrats en fonction à Monaco à l'époque des faits traduit bien la cohabitation de perceptions différentes de la situation au sein de la magistrature monégasque, ce qui était sans doute peu favorable à un climat professionnel serein.
64. S'agissant de la note intitulée « Éléments de communication relatifs au non-renouvellement du détachement de E. Levrault », elle ne répond qu'à une demande de l'administration d'origine qui souhaitait, dans le cadre de la convention de coopération et d'amitié, recevoir des informations sur un magistrat appartenant à son corps d'origine, et dont le renouvellement n'avait pas été sollicité dans un contexte fait de tensions et de remous.
65. Certes, le requérant soutient que les autorités monégasques avaient dans un premier temps émis un avis favorable au renouvellement de son détachement, et que leur changement de position ultérieur aurait reposé notamment sur des raisons contenues dans la note confidentielle transmise aux autorités françaises. La Cour estime cependant que si ce changement d'avis a certainement pris le requérant au dépourvu (voir, notamment, la Recommandation du GRECO – paragraphe 36 ci‑dessus –, ainsi que la modification des modalités de détachement des magistrats français dans la Principauté, à compter du 30 juin 2023, qui tire les conséquences des difficultés susceptibles d'apparaître s'agissant des demandes de renouvellement – paragraphe 34 ci-dessus), l'avis favorable au renouvellement initialement donné ne saurait pour autant être de nature, en soi, à créer au bénéfice du requérant un droit au renouvellement de son détachement à Monaco. La Cour constate en effet que ce dernier devait nécessairement donner lieu, pour être confirmé et devenir ensuite effectif, non seulement à un décret émanant des autorités françaises, mais également à une ordonnance souveraine confirmant la mesure, dans le respect des relations de coopération entre deux États souverains, ce que le requérant, en sa qualité de magistrat, ne pouvait ignorer. Or, tel n'a pas été le cas en l'espèce.
66. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour ne voit pas de raison de se départir de la décision du Tribunal suprême qui a constaté l'absence de droit au renouvellement du détachement du requérant, et ce, au regard tant des dispositions de la Constitution, que de la Convention franco-monégasque du 8 novembre 2005, de la loi portant statut de la magistrature et de l'article 39 du Code de procédure pénale.
67. La présente espèce doit donc être distinguée d'autres affaires dans lesquelles la Cour a jugé que l'article 6 était applicable à des litiges relatifs à l'emploi dans la magistrature. En effet, en l'espèce, la décision de refus de renouvellement du détachement du requérant ne constituait pas une sanction disciplinaire, une révocation de son poste, ou encore une cessation anticipée de son mandat, ni même une mutation d'office ou une suspension temporaire (voir notamment, à titre de comparaison, concernant la cessation anticipée d'un mandat ou d'une fonction, Grzęda, précité, §§ 285-285, Denisov c. Ukraine [GC], n° 76639/11, §§ 47-49, 25 septembre 2018, Baka c. Hongrie [GC], n° 20261/12, § 107-111, 23 juin 2016, Sözen c. Türkiye, n° 73532/16, §§ 53‑54, 9 avril 2024, Kartal c. Türkiye, n° 54699/14, §§ 69‑70, 26 mars 2024, Broda et Bojara, précité, §§ 104-109, et Kövesi, précité, §§ 115-116 ; concernant une mutation, Bilgen, précité, §§ 63-64, et Zalli c. Albanie (déc.), n° 52531/07, 8 février 2011 ; concernant des poursuites disciplinaires, Miroslava Todorova c. Bulgarie, n° 40072/13, §§ 89-92, 19 octobre 2021 ; ou encore, concernant la suspension temporaire des fonctions d'un juge, Juszczyszyn c. Pologne, n° 35599/20, § 137, 22 octobre 2022). La dimension diplomatique du détachement, son fondement juridique dont la source est une convention internationale, et sa durée limitée le différenciaient, par essence, de toute mesure interne affectant la carrière d'un magistrat dans son propre pays dont la Cour a eu à connaître à ce jour (voir, a contrario, Bilgen, précité, §§ 56-57, et Gumenyuk et autres c. Ukraine, n° 11423/19, §§ 50-56, 22 juillet 2021).
68. En conclusion, compte tenu de ce qui précède, la Cour est d'avis que le refus de renouveler le détachement du requérant ne relevait pas d'un litige relatif « aux droits et obligations de caractère civil » de l'intéressé, de sorte que l'article 6 de la Convention ne trouve pas à s'appliquer aux faits de la cause.
69. Il s'ensuit que le grief du requérant est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 35 § 3 a), et qu'il doit être rejeté en application de l'article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité🔗
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 25 juillet 2024.
Victor Soloveytchik
Greffier
Mattias Guyomar
Président