Cour européenne des droits de l'Homme, 18 janvier 2024, Michaux c/ Monaco

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Abstract🔗

Droit international privé - CEDH - Protocole n° 1 - Violation du principe de sécurité juridique - Irrecevabilité ratione personae - Non ratification du protocole par la Principauté de Monaco

Droit international privé - CEDH, art. 6 § 1 - Violation du principe de sécurité juridique (non) - Code de droit international privé - Règles de conflit de lois - Application immédiate à une succession ouverte avant l'entrée en vigueur de la loi - Succession ouverte en Belgique en 1963

Résumé🔗

Le père de la requérante, décédé en 1963 en Belgique ab intestat, était propriétaire de biens situés en Belgique, en France et à Monaco. La requérante renonce à la succession la même année par déclaration en Belgique. Celle-ci soutient avoir rétracté sa renonciation à la succession et accepté, en 1976, un appartement situé à Monaco dans la succession paternelle. Il s'ensuit une procédure judiciaire devant les juridictions monégasques entre la requérante et ses deux frères. Le 21 mars 2022, la Cour de révision a jugé que le droit successoral belge devait s'appliquer en vertu du Code de droit international privé monégasque (Loi n° 1.448 du 28 juin 2017), s'agissant des règles de conflit d'application immédiate aux instances en cours et à défaut de dispositions transitoires. Le 24 janvier 2023, la cour d'appel de Monaco, statuant au fond, applique le droit matériel belge. Considérant que les trois héritiers ont accepté la succession et que la requérante a rétracté sa renonciation à la succession, les trois parties sont héritières de l'appartement.

Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 1 du Protocole n° 1, la requérante soutient qu'en appliquant rétroactivement le Code de droit international privé à la succession ouverte en 1963, les juridictions monégasques auraient violé le principe de sécurité juridique et l'auraient privée du bien monégasque dont elle aurait dû hériter seule.

Dans la mesure où la requérante invoque la violation du principe de sécurité juridique pour se plaindre d'une privation d'un bien dont elle aurait dû hériter seule, son grief, qui relève du Protocole n° 1, est irrecevable ratione personae en l'absence de ratification du protocole par la Principauté de Monaco.

S'agissant de la violation de ce même principe au regard de l'article 6 de la Convention, la Cour rappelle que le droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1, interprété à la lumière du préambule de la Convention, fait expressément référence à la prééminence du droit. La notion de « sécurité juridique » renvoie à l'idée d'un cadre juridique stable, complet et prévisible, qui exclut tout arbitraire. Or, en l'espèce, contrairement à ce que prétend la requérante, aucune « situation juridique cristallisée » n'a été anéantie par les juridictions monégasques à son détriment, aucun « jugement définitif » en sa faveur n'ayant été remis en cause. Aucune jurisprudence divergente ou jugements contradictoires ne sont en cause. Aucun élément susceptible de laisser penser que l'adoption du CDIP aurait pu viser à favoriser des adversaires privés de la requérante ou de l'État monégasque, ou à corriger une interprétation d'un texte favorable à l'intéressée). La requérante ne démontre pas plus que l'application par les juridictions internes de la loi critiquée aurait été (ou aurait abouti à un résultat) arbitraire. Ce grief est à la fois irrecevable ratione personae et manifestement mal fondé.

La Cour déclare les requêtes irrecevables.


DÉCISION

La Cour européenne des droits de l'homme cinquième section, siégeant le 18 janvier 2024 en un comité composé de :

  • Lado Chanturia, président,

  • Stéphanie Mourou-Vikström,

  • Mykola Gnatovskyy, juges,

  • et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

  • les requêtes nos 36965/22 et 20769/23, dirigées contre la Principauté de Monaco et dont la Cour a été saisie le 21 juillet 2022 et le 23 mai 2023 respectivement, en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), par une ressortissante belge, Mme Andrée Palmire Suzanne Michaux (« la requérante »), née en 1939 et résidant à Dinant (Belgique), représentée par son fils, M. Henrijean Sadzot.

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

Objet de l'affaire🔗

1. L'affaire concerne un contentieux privé successoral devant les juridictions monégasques (articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole n° 1).

2. Le père de la requérante décéda en 1963 en Belgique ab intestat, laissant comme patrimoine successoral différents biens situés en Belgique, en France et à Monaco. La même année, la requérante renonça à la succession de son père par déclaration au greffe d'un tribunal belge.

3. Selon la requérante, les droits belge et monégasque de l'époque prévoyaient le principe de la scission des masses successorales, et, partant, la renonciation faite en Belgique ne produisait d'effets que sur les biens situés en Belgique. En outre, elle soutient avoir, d'une part, rétracté sa renonciation à la succession, et, d'autre part, avoir accepté, en 1976, un appartement situé à Monaco (« l'appartement ») dans la succession de son père.

4. En 2006, la requérante assigna ses deux frères devant le tribunal de première instance de Monaco (TPI), afin que ses droits sur l'appartement soient reconnus en sa qualité d'héritière. Ses frères s'y opposèrent et présentèrent une demande reconventionnelle en partage de l'appartement entre eux deux uniquement. La requérante objecta qu'ils n'avaient pas accepté les successions de leurs parents dans le délai légal de trente ans. Cette procédure fut suspendue d'un commun accord jusqu'en 2018.

5. Par un jugement du 11 juillet 2019, le TPI rejeta les demandes de la requérante et fit droit à la demande de ses frères en partage de l'appartement entre eux. Il considéra qu'en application du Code de droit international privé (CDIP), issu de la loi du 28 juin 2017, les règles successorales belges devaient s'appliquer à l'ensemble de la succession. Il en déduisit qu'en renonçant à la succession de son père en 1963, la requérante avait exercé son option héréditaire et renoncé à sa qualité d'héritière sur l'ensemble de la succession.

6. La requérante interjeta appel du jugement, en contestant notamment l'application de la loi du 28 juin 2017 à la succession ouverte en 1963. Elle soutint que la loi successorale monégasque, et non belge, devait s'appliquer pour l'appartement situé à Monaco, qu'elle avait dûment accepté, contrairement à ses frères.

7. Par un arrêt du 13 juillet 2021, la cour d'appel jugea qu'à défaut de dispositions transitoires concernant les instances en cours figurant dans la loi du 28 juin 2017, celle-ci était d'application immédiate et renvoyait à la loi successorale belge – loi du domicile du de cujus au moment du décès. Elle ajouta qu'en vertu du CDIP, la règle de conflit étrangère belge, qui renvoie à la loi monégasque en cas de succession sur un immeuble situé à l'étranger, n'était pas applicable et que les règles matérielles belges, relatives à la rétractation des renonciations successorales, devaient s'appliquer en l'espèce.

8. Par ailleurs, la cour d'appel déclara recevable la demande de la requérante tendant à juger que ses frères n'avaient pas accepté l'appartement dans le délai légal. Elle renvoya l'affaire sur le fond à une audience ultérieure.

9. La requérante forma un pourvoi en révision contre l'arrêt d'appel. Elle soutint que l'application de la loi de du 28 juin 2017 à la succession ouverte en 1963 et, par conséquent, des règles successorales belges, avait violé les principes de sécurité juridique et de non-rétroactivité des lois, ainsi que ses droits protégés par l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

10. Par un arrêt du 21 mars 2022 la Cour de révision confirma l'arrêt de la cour d'appel, en considérant que le droit successoral belge devait s'appliquer en vertu du CDIP, s'agissant des règles de conflit d'application immédiate aux instances en cours et à défaut de dispositions transitoires.

11. Le 24 janvier 2023, la cour d'appel de Monaco, statuant sur le fond du litige, appliqua le droit matériel belge. Elle considéra que tant la requérante que ses frères avaient accepté la succession de leur père en 1975 et que, dès lors, la requérante avait rétracté sa renonciation à la succession. Par conséquent, la cour d'appel déclara la requérante et ses deux frères héritiers de l'appartement. La requérante ne se pourvut pas en révision contre cet arrêt.

Appréciation de la Cour🔗

12. Les présentes requêtes concernant le même litige, la Cour juge approprié de les examiner conjointement en une seule décision.

  • A. Sur les griefs tirés d'une violation du principe de la sécurité juridique

13. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 1 du Protocole n° 1, la requérante soutient qu'en appliquant rétroactivement la loi du 28 juin 2017 à la succession ouverte en 1963, les juridictions monégasques auraient violé le principe de sécurité juridique et l'auraient privée du bien – l'appartement à Monaco – dont elle aurait dû hériter seule. La requérante ajoute que l'application de ladite loi a été de nature à modifier l'effet strictement limité au droit belge de sa renonciation initiale à la succession.

14. La Cour constate d'emblée que, dans la mesure où la requérante invoque la violation du principe de sécurité juridique pour se plaindre d'une privation d'un bien dont elle aurait dû hériter seule, son grief, qui relève de l'article 1 du Protocole n° 1, est irrecevable ratione personae en l'absence de ratification dudit protocole par la Principauté de Monaco (De Saedeleer c. Belgique, n° 27535/04, §§ 68-69, 24 juillet 2007).

15. Dans la mesure où la requérante invoque une violation de ce même principe au regard de l'article 6 de la Convention, la Cour rappelle que le droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 doit s'interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui fait expressément référence à la prééminence du droit (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], n° 26374/18, § 237, 1er décembre 2020). Plus largement, la notion de « sécurité juridique » renvoie à l'idée d'un cadre juridique stable, complet et prévisible, qui exclut tout arbitraire (Kooperativ Neptun Servis c. Russie, n° 40444/17, § 62, 23 novembre 2021, et Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], n° 5809/08, § 145, 21 juin 2016).

16. Or, en l'espèce, contrairement à ce que prétend la requérante, aucune « situation juridique cristallisée » n'a été anéantie par les juridictions monégasques à son détriment. En effet, aucun « jugement définitif » en sa faveur n'a été remis en cause dans le présent litige (voir, a contrario, Brumărescu c. Roumanie [GC], n° 28342/95, § 61, CEDH 1999 VII, et, plus récemment, par exemple, Krivtsova c. Russie, n° 35802/16, 12 juillet 2022). Il n'a pas davantage été question de jurisprudence divergente ni de jugements contradictoires. Par ailleurs, la Cour constate que le dossier ne fait apparaître aucun élément susceptible de laisser penser que l'adoption de la loi relative au droit international privé aurait pu viser à favoriser des adversaires privés de la requérante ou de l'État monégasque, ou encore à corriger une interprétation d'un texte favorable à l'intéressée (voir, a contrario, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 9 autres, CEDH 1999 VII, invoqué par la requérante). En outre, la requérante ne démontre pas que l'application par les juridictions internes de la loi critiquée aurait été (ou aurait abouti à un résultat) arbitraire.

17. La Cour relève enfin, que, d'une part, la requérante se livre à une interprétation de différentes dispositions légales belges et monégasques, alléguant une méconnaissance du principe de l'unité successorale, ce qui est sans objet eu égard à la révocation de sa renonciation à la succession définitivement établie par la cour d'appel de Monaco (paragraphe 11 ci dessus). D'autre part, elle ne démontre aucun lien direct entre l'application de la loi de conflit monégasque et l'impossibilité pour elle d'être reconnue comme héritière de l'ensemble de l'appartement.

18. Partant, ce grief est à la fois irrecevable ratione personae et manifestement mal fondé, et il doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

  • B. Sur les autres griefs

19. La requérante soulève également d'autres griefs sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention. Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, la Cour ne relève aucune apparence de violation de cette disposition. Il s'ensuit que ces griefs doivent être rejetés, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,🔗

Décide de joindre les requêtes ;

Déclare les requêtes irrecevables.

Fait en français puis communiqué par écrit le 8 février 2024.

Martina Keller

Greffière adjointe

Lado Chanturia

Président

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