Cour européenne des droits de l'Homme, 5 octobre 2023, Perez c/ Monaco
Abstract🔗
Procédure civile - CEDH, art. 6 § 1 - Délai raisonnable - Non-épuisement des voies de recours - Rejet
Procédure de compulsoire - Procédure au fond - Refus d'ordonner la communication de pièces - Violation du droit à un procès équitable et du droit d'accès à un tribunal (non) - Rejet
Résumé🔗
La requérante se plaint des refus des juridictions nationales monégasques d'ordonner dans une procédure l'opposant à son employeur la communication de documents détenus par celui-ci et des tiers.
La requérante avait saisi la présidente du tribunal de première instance d'une requête dite aux fins de compulsoire, procédure prévue par les articles 851 et 852 du Code de procédure civile, permettant d'obtenir une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler la partie adverse. La requête rejetée, visait en l'espèce à obtenir la désignation d'un huissier de justice afin de se faire remettre divers documents par cinq organismes.
Dans le cadre de la procédure au fond, la requérante forma une demande avant dire droit, de communication de l'ensemble des documents conservés par l'employeur, demande rejetée. Ce refus d'ordonner la communication de pièces est confirmé en appel et par la Cour de révision.
Sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de la durée excessive de la procédure civile, grief rejeté pour non-épuisement des voies de recours. La Cour rappelle en effet qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. En matière de « délai raisonnable » au sens de l'article 6 § 1, un recours purement indemnitaire – tel le recours en responsabilité de l'État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice – est en principe susceptible de constituer une voie de recours à épuiser au sens de l'article 35 § 1, même en cas de procédure pendante au plan interne au jour de la saisine de la Cour (CEDH, n° 27928/02 et n° 31694/02, 21 oct. 2003). Or, en l'espèce, la Cour constate que l'article 4 bis du Code civil monégasque prévoit expressément une action en responsabilité de la puissance publique à raison du fonctionnement défectueux de la justice, notamment en cas de durée excessive d'une procédure.
S'agissant la procédure de compulsoire, à supposer que les voies de recours interne aient été épuisées et que l'article 6 de la Convention soit applicable, la Cour note que le refus des juridictions n'apparaît ni arbitraire ni déraisonnable. La décision était motivée par la nécessité de respecter le principe de la loyauté des débats vis-à-vis de la partie défenderesse ainsi que par le caractère insuffisamment précis, pertinent et donc suffisamment délimité de ses demandes de production des pièces.
Concernant les demandes de communication de pièces de la requérante dans le cadre de la procédure au fond, la Cour constate qu'il n'a pas été fait droit à ces demandes en raison de l'absence de pertinence des pièces sollicitées (la requérante n'établissant pas que ses demandes d'indemnisation étaient bien fondées en leur principe) et de leur caractère trop général. La requérante, qui a pu s'exprimer librement sur la pertinence alléguée des pièces demandées, a bénéficié d'un procès contradictoire, au cours duquel ses moyens ont été dûment examinés par les juges internes. Mais elle n'a pas suffisamment justifié et cerné ses demandes de communication de pièces. La Cour de révision a effectué un contrôle de la motivation du caractère proportionné du refus d'ordonner la communication de pièces. Le recours est rejeté.
DÉCISION
La Cour européenne des droits de l'homme cinquième section, siégeant le 5 octobre 2023 en un comité composé de :
Lado Chanturia, président,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête n° 60104/21 contre la Principauté de Monaco et dont une ressortissante espagnole et suisse, Mme Maria-Josefa Perez (« la requérante ») née en 1974 et résidant à Genève (Suisse), a saisi la Cour le 8 décembre 2021 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
Objet de l'affaire🔗
1. La requête concerne l'équité d'une procédure civile sous l'angle des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, et plus particulièrement l'épuisement des voies de recours internes concernant la durée de cette procédure. La requérante se plaint des refus des juridictions nationales d'ordonner la communication de documents détenus par l'employeur de la requérante et des tiers qu'elle estimait déterminants pour l'issue de son procès.
2. Le 10 janvier 2014, la requérante fut désignée en qualité de présidente administratrice déléguée d'une société monégasque (SAM W.). Le 10 novembre 2014, l'assemblée générale extraordinaire de la SAM W. la révoqua de ses fonctions. En réaction, le 28 octobre 2015, la requérante saisit le tribunal de première instance de Monaco qui, par un jugement du 21 décembre 2017, condamna la SAM W. à lui payer une somme en remboursement de frais professionnels mais rejeta ses autres demandes. Cette dernière interjeta appel.
3. Parallèlement, le 30 mars 2018, la requérante saisit la présidente du tribunal de première instance d'une requête dite aux fins de compulsoire. Cette procédure, prévue par les articles 851 et 852 du Code de procédure civile et permettant d'obtenir une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler la partie adverse, visait, en l'espèce, à obtenir la désignation d'un huissier de justice pour se rendre dans les locaux de cinq organismes, afin de se faire remettre divers documents.
4. La requête fut rejetée le 3 avril 2018, aux motifs que la juridiction de fond était déjà saisie du litige et que le principe de loyauté des débats ainsi que les impératifs du procès équitable faisaient obstacle à l'engagement d'une procédure non contradictoire. Le 4 juin 2018, cette décision fut confirmée en appel pour les mêmes raisons, la cour d'appel réaffirmant par ailleurs que la demande de production de pièces n'apparaissait pas suffisamment précise et pertinente pour la manifestation de la vérité. La requérante ne précise pas avoir formé un pourvoi devant la Cour de révision.
5. Dans le cadre de la procédure au fond, la requérante forma une demande, avant dire droit, de communication de l'ensemble des documents conservés par la SAM W. « prouvant [ses] droits (...) ». Par un arrêt du 22 janvier 2019, la cour d'appel de Monaco rejeta l'exception de communication, aux motifs que la requérante ne justifiait pas de la pertinence des pièces demandées au regard de ses demandes au fond. Elle précisa à cet effet qu'il ne suffisait pas de soutenir que les éléments demandés seraient en la seule possession de son adversaire, mais qu'il fallait à tout le moins pouvoir établir qu'ils étaient nécessaires à la solution du litige. La cour d'appel releva au surplus, qu'en raison de la généralité de la mesure d'instruction sollicitée, il existerait un risque, en faisant droit à sa demande, de révéler des informations concernant des tiers et de porter atteinte à leurs droits.
6. Par un arrêt sur le fond du 29 septembre 2020, la cour d'appel confirma le jugement, sauf en ce qu'il avait condamné la SAM W. au remboursement de certains frais professionnels, relevant que la requérante avait bénéficié de l'usage d'une carte professionnelle de la société lui permettant de ne pas avoir à supporter l'avance de frais. Elle jugea que les documents produits par la requérante à l'appui de ses demandes de rémunérations complémentaires n'étaient pas suffisamment probants. La cour d'appel releva ainsi que certains de ces documents étaient postérieurs à sa révocation et que d'autres n'avaient pas été établis au profit direct et personnel de la requérante, mais soit d'une société, soit d'une autre personne. Elle adopta les motifs retenus par les premiers juges qui avaient relevé l'absence de tout contrat écrit, délibération d'assemblée générale des actionnaires et tout autre document révélant un accord de principe entre les parties en faveur d'une rémunération complémentaire, tout en reprenant une à une les pièces produites par la requérante.
7. Par un arrêt du 16 juin 2021, la Cour de révision jugea que la décision avant dire droit du 22 janvier 2019 était légalement justifiée, dès lors que la cour d'appel avait pu constater souverainement que les dernières exigences d'utilité des pièces et d'absence d'atteinte aux droits des tiers n'étaient pas satisfaites. S'agissant de l'arrêt du 29 septembre 2020, la Cour de révision constata qu'en appréciant le sens et la portée des éléments de preuve qui lui avaient été soumis, par des motifs propres et adoptés, la cour d'appel avait pu estimer que la requérante ne justifiait ni de sa qualité d'apporteur d'affaires ni du principe d'une rémunération complémentaire. Elle conclut que la cour d'appel avait légalement justifié sa décision sans violer l'article 6 de la Convention.
Droit interne pertinent🔗
8. S'agissant des dommages causés par un dysfonctionnement de la justice, les dispositions pertinentes du Code civil, dans leur rédaction applicable à la date des faits litigieux, sont les suivantes :
Article 4 bis
« L'État est responsable du dommage causé par le fonctionnement défectueux de la justice.
Cette responsabilité ne peut être mise en cause qu'en cas de faute lourde de service en vue de l'allocation d'une indemnité, par une commission d'indemnisation dont la composition et les modalités de fonctionnement sont fixées au titre VIII [intitulé De l'action en responsabilité de la puissance publique à raison du fonctionnement défectueux de la justice] du livre III de la partie I du Code de procédure civile. »
9. L'exposé des motifs du projet de loi ayant abouti à la création de cette action précise les éléments suivants :
« (...) En l'état actuel du droit européen, l'article 13 fait peser sur les États l'obligation d'offrir à l'individu, en droit interne, la possibilité de redresser une situation contraire à la Convention, quel qu'en soit le responsable (arrêts Klass c/ Allemagne du 6 septembre 1978 ; Boyle et Rice c/ Royaume-Uni du 27 avril 1988 ; Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000 ; Mifsud c/ France du 11 septembre 2002).
Sont, en l'espèce, concernées principalement les affaires où les délais de procédure n'ont pas été raisonnables au sens où l'entend la Cour. Celle-ci a d'ailleurs précisé que l'article 13 « a pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu d'un grief défendable fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié » (arrêt Rupa c/ Roumanie du 16 décembre 2008, n° 58478/00, § 185). (...) »
Appréciation de la Cour🔗
10. Sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention, pris seul ou combiné avec l'article 13, la requérante se plaint d'un défaut d'accès à un tribunal et d'une atteinte à son droit à un procès équitable, alléguant n'avoir pu obtenir les éléments nécessaires à sa demande de paiement de commissions et de rémunérations complémentaires. Elle soutient qu'en rejetant ses demandes de communication de pièces au cours des deux procédures successivement diligentées à cet effet, les juridictions internes n'ont pas su ménager un juste équilibre entre les différents intérêts en présence et n'ont pas respecté le principe de l'égalité des armes.
11. Sous l'angle du seul article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint également de la durée de la procédure civile, qu'elle juge excessive, de l'absence alléguée de publicité de décisions de justice rendues au pénal concernant deux actionnaires de la société défenderesse et de l'absence de diligences de ses avocats.
12. S'agissant de la durée de la procédure, la Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. À cet égard, elle souligne que tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (voir, mutatis mutandis, Mifsud c. France (déc.) [GC], n° 57220/00, § 15, CEDH 2002 VIII). En matière de « délai raisonnable » au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, un recours purement indemnitaire – tel le recours en responsabilité de l'État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice – est en principe susceptible de constituer une voie de recours à épuiser au sens de l'article 35 § 1, même lorsque la procédure est pendante au plan interne au jour de la saisine de la Cour (Broca et Texier Micault c. France, nos 27928/02 et 31694/02, § 18, 21 octobre 2003).
13. Or, en l'espèce, la Cour constate que l'article 4 bis du Code civil prévoit expressément une action en responsabilité de la puissance publique à raison du fonctionnement défectueux de la justice, notamment en cas de durée excessive d'une procédure civile (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Dans ces conditions, la requérante, qui a saisi la Cour sans avoir préalablement exercé ce recours, n'a pas épuisé les voies de recours internes quant à son grief tiré de la durée de la procédure litigieuse.
14. Ce grief est donc rejeté pour non-épuisement des voies de recours en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
15. S'agissant des refus des juridictions internes d'ordonner la communication de pièces, la Cour rappelle que les principes généraux sont résumés dans l'affaire De Tommaso c. Italie ([GC], n° 43395/09, § 170, 23 février 2017).
16. En l'espèce, concernant tout d'abord la procédure de compulsoire, à supposer que les voies de recours interne aient été épuisées et que l'article 6 de la Convention soit applicable, la Cour note que le refus des juridictions n'apparaît ni arbitraire ni déraisonnable. En effet, une telle décision était motivée par la nécessité de respecter le principe de la loyauté des débats vis à vis de la partie défenderesse ainsi que par le caractère insuffisamment précis, pertinent et donc suffisamment délimité de ses demandes de production des pièces (paragraphe 4 ci-dessus).
17. Concernant ensuite la procédure au fond, la Cour constate qu'il n'a pas été fait droit aux demandes de communication de pièces de la requérante en raison, d'une part, de l'absence de pertinence des pièces sollicitées, la requérante n'établissant pas que ses demandes d'indemnisation étaient bien fondées en leur principe et, d'autre part, de leur caractère trop général (paragraphe 5 ci dessus). La Cour observe que les simples échanges de courriers et de courriels entre elle ou son avocat et son employeur sont insuffisants à cet égard. La Cour constate également que la requérante a bénéficié d'un procès contradictoire, qu'elle a pu s'exprimer librement sur la pertinence alléguée des pièces demandées mais qu'elle n'a pas suffisamment justifié et cerné ses demandes de communication de pièces. La Cour relève en outre que ses moyens ont été dûment examinés par les juges internes (paragraphes 5 et 6 ci-dessus). La Cour souligne à cet égard que l'interprétation à laquelle les juridictions internes se sont livrées quant à l'admissibilité des règles de preuve ne peut passer pour arbitraire, déraisonnable ou susceptible d'entacher l'équité de la procédure et qu'elle relève simplement de l'application des règles procédurales établies en droit interne. La Cour observe enfin que la Cour de révision a par la suite effectué un contrôle de la motivation du caractère proportionné du refus d'ordonner la communication de pièces (paragraphe 7 ci dessus).
18. Dans ces conditions, la Cour ne décèle, au vu des éléments en sa possession, aucune apparence de violation du droit à un procès équitable et du droit d'accès à un tribunal.
19. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
20. S'agissant des autres violations alléguées de l'article 6 § 1 de la Convention, compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par l'article 6 § 1 de la Convention. Il s'ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,🔗
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 2 novembre 2023.
Martina Keller
Greffière adjointe
Lado Chanturia
Président