Cour européenne des droits de l'Homme, 21 mai 2013, Ordre des avocats c/ Monaco

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Abstract🔗

Cour européenne des droits de l'homme - Conformité à la CEDH de la législation contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption - Recours par une organisation ordinale - Ordre des avocats - Statut de victime (non) - Compétence ratione personae (non) - Dénonciation d'une violation des droits d'autrui 

Résumé🔗

La partie requérante dans cette affaire, l'Ordre des avocats défenseurs et avocats près la cour d'appel de Monaco, est une organisation ordinale monégasque. Celle-ci se plaint devant la Cour de ce qu'une loi de 2009 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption viole le droit au secret professionnel en raison des obligations qu'elle met à la charge des avocats. La partie requérante invoque donc une violation de l'article 8 de la Convention sur ce grief. Également, elle estime que le secret professionnel relève du droit à un procès équitable et du droit au respect de la vie privée des clients des avocats. Elle se fonde donc sur les articles 6§1 et 3 et 8 de la Convention. Enfin, elle soutient que l'article 7 a été violé par cette loi qui porterait atteinte au principe de légalité des délits et des peines dans la mesure où les sanctions prévues par la loi ne répondraient pas aux exigences de « prévisibilité ».

Concernant le premier grief, la Cour relève d'emblée que le statut de « victime » peut être accordé à une association – mais non à ses membres - si elle est directement touchée par la mesure litigieuse. Elle observe alors que la loi ne concerne que les avocats et non l'Ordre lui-même, ou alors de manière tout à fait indirecte. La loi litigieuse n'a donc aucun impact sur les activités de l'association. Partant, la Cour estime que l'Ordre des avocats requérants ne peut être considéré comme victime d'une violation des droits qu'il invoque. La Cour considère ce grief incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et le rejette.

Quant aux autres griefs soulevés, la Cour remarque que la partie requérante dénonce en fait une violation des droits d'autrui, à savoir les clients des avocats (s'agissant des articles 6§1 et 8) ou les seuls avocats (s'agissant de l'article 7). Là encore, la Cour en déduit que la partie requérante ne peut obtenir la qualité de victime, et rejette ces griefs pour incompatibilité ratione personae.


DÉCISION

La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant le 21 mai 2013 en une chambre composée de :

            Elisabeth Steiner, présidente,

            Isabelle Berro-Lefèvre,

            Khanlar Hajiyev,

            Mirjana Lazarova Trajkovska,

            Julia Laffranque,

            Linos-Alexandre Sicilianos,

            Erik Møse, juges,

et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 31 mars 2011,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

En fait🔗

1.  Le requérant, l'Ordre des avocats défenseurs et avocats près la cour d'appel de Monaco, est une organisation ordinale monégasque. Il a été représenté devant la Cour par Me J.-M. Defrenois, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation (France) et Me Michel, Bâtonnier de l'Ordre des avocats de Monaco lors de l'introduction de la requête. Le gouvernement monégasque (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Jean‑Laurent Ravera.

2.  Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

3.  La loi no 1.161 du 7 juillet 1993 a porté création d'une infraction de « blanchiment du produit d'une infraction » qui a été insérée à la section VII du chapitre du Code pénal consacré aux crimes et délits contre la paix publique.

4.  La loi no 1.162 du 7 juillet 1993 relative à la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment de capitaux, définit le champ d'application de ses propres dispositions. Elle fit obligation aux avocats de déclarer les opérations dont ils soupçonnaient qu'elles provenaient du trafic de stupéfiants ou de l'activité d'organisations criminelles, excepté lorsque ces informations avaient été acquises dans l'exercice de la défense.

5.  Le 24 janvier 1994, l'Ordonnance Souveraine no 11.160 fixa les conditions d'application de la loi no 1.162 du 7 juillet 1993 concernant les organismes financiers et les maisons de jeux.

6.  Par une Ordonnance Souveraine no 11.246 du 12 avril 1994, le Service d'information et de contrôle sur les circuits financiers (SICCFIN), organisme spécialisé dans la réception et le traitement des déclarations de soupçons, fut créé.

7.  Le 22 avril 2000, l'Ordonnance Souveraine no 14.466 porta application de cette même loi du 7 juillet 1993 concernant les personnes autres que les organismes financiers, dont les avocats.

8.  Le 6 mars 2001, le Tribunal suprême annula l'Ordonnance Souveraine no 14.466 du 22 avril 2000 en tant qu'elle s'appliquait aux avocats, aux motifs qu'en se bornant à exempter de l'obligation de déclarer certaines opérations portant sur des mouvements de capitaux les avocats ayant acquis dans l'exercice de la défense des informations relatives à ces opérations, sans énumérer ces opérations ni déterminer les conditions dans lesquelles les informations relatives auxdites opérations pouvaient être regardées comme ayant été acquises dans l'exercice de la défense, les dispositions de la loi du 7 juillet 1993 portaient atteinte au principe de la légalité des délits et des peines consacré par l'article 20 de la Constitution.

9.  La loi no 1.162 du 7 juillet 1993 fut modifiée par la loi no 1.253 du 12 juillet 2002 introduisant la lutte contre le financement du terrorisme dans la législation de la Principauté. Les lois no 1.318 et no 1.322 complétèrent cette législation en 2006.

10.  Parallèlement, la Principauté de Monaco adhéra au Conseil de l'Europe le 5 octobre 2004 et devint l'un des vingt-sept membres permanents du Comité Moneyval. Ce dernier examine les mesures contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme adoptées par les États membres du Conseil de l'Europe n'appartenant pas au Groupe d'action financière internationale (GAFI).

11.  La Principauté de Monaco fit l'objet de deux évaluations par le comité Moneyval, lequel émit certaines recommandations pour renforcer l'efficacité du dispositif législatif monégasque. Le gouvernement Princier en tira les conséquences et soumit au Conseil national un projet de loi tendant à une refonte totale du dispositif légal et réglementaire de la Principauté.

12.  Ce projet, adopté par le Conseil national dans sa séance du 23 juillet 2009, devint la loi no 1.362, promulguée le 3 août 2009 et publiée au Journal de Monaco le 7 août 2009.

13.  La loi no 1.362 du 3 août 2009 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption, abrogea la loi no 1.162 du 7 juillet 1993 modifiée. Elle institua, à la charge notamment des « avocats-défenseurs, avocats et avocats stagiaires » (article 2, 4o), des obligations « d'identification des clients et de vigilance » (chapitre II, articles 3 à 8), « d'organisation interne » de leurs cabinets (chapitre III, articles 9 à 13) et de « déclaration de soupçon » (chapitre VI, articles 18 à 30), dont le non respect est passible de sanctions tant administratives que pénales (chapitre IX, articles 39 à 46). S'agissant de ces dernières, l'article 40 prévoit une peine d'emprisonnement de un à six mois et/ou une amende pour « quiconque met ou tente de mettre obstacle au contrôle » exercé par le Procureur général avec l'assistance éventuelle des agents du Service d'information et de contrôle sur les circuits financiers (« SICCFIN »), l'article 41 sanctionnant quant à lui d'une amende le non respect de certaines obligations, en particulier le défaut de déclaration de soupçon.

14.  Le 1er octobre 2009, l'Ordre des avocats-défenseurs et avocats près la cour d'appel saisit le Tribunal suprême de Monaco d'une requête tendant à l'annulation de cette loi.

15.  Par une décision en date du 4 octobre 2010, le Tribunal suprême rejeta cette requête.

Griefs🔗

16.  Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant estime que la loi n1.362 du 3 août 2009, relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption, en raison des obligations qu'elle met à la charge des avocats, viole le droit au secret professionnel, et ce tant en ce qui concerne les obligations elles-mêmes qu'au regard de l'absence de limitations et de garanties suffisantes.

17.  Il considère en outre, au regard des articles 6 §§ 1 et 3, et 8 de la Convention, que le secret professionnel est inhérent à la profession d'avocat, qui relève tout à la fois du droit à un procès équitable, en ce qu'il met en cause les droits de la défense, et du droit au respect de la vie privée, et donc de la protection de données dont la révélation pourrait porter atteinte à l'intégrité morale et à la réputation du client.

18.  Enfin, le requérant soutient que l'article 7 de la Convention est violé en ce qu'il est porté atteinte au principe de légalité des délits et des peines, les sanctions prévues aux articles 40 et 41 de la loi du 3 août 2009 ne répondant pas à l'exigence de « prévisibilité ».

En droit🔗

I.  Sur la violation alléguée de l'article 8 de la Convention🔗

19.  Le requérant estime que la loi no 1.362 du 3 août 2009, relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption, en raison des obligations qu'elle met à la charge des avocats, viole le droit au secret professionnel, et ce tant en ce qui concerne les obligations elles-mêmes qu'au regard de l'absence de limitations et de garanties suffisantes. Il invoque l'article 8 de la Convention, lequel se lit comme suit :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

1.  Thèses des parties🔗

a)  Le Gouvernement🔗

20.  Le Gouvernement soutient à titre principal que le requérant, n'ayant ni qualité ni intérêt pour agir ne peut se prétendre « victime » au sens de l'article 34 de la Convention.

21.  Concernant l'absence de qualité pour agir de l'Ordre, le Gouvernement relève que l'Ordre requérant bénéficie d'un statut légal établi par la loi no 1.047 du 28 juillet 1982 et l'Ordonnance Souveraine du 17 septembre 1984, que tous les avocats (avocats-défenseurs, avocats inscrits au tableau de la cour d'appel et avocats stagiaires) relèvent de lui et qu'il participe à l'œuvre de justice et à l'accès au droit, les avocats – assurément des auxiliaires de justice - étant désignés au titre de l'aide judiciaire et commis d'office. Il en déduit que l'Ordre des avocats constitue, au regard de la jurisprudence de la Cour, une personne morale de droit public, participant à l'exécution du service public de la justice et exerçant des prérogatives de puissance publique, ce qui exclut la possibilité de lui reconnaître la qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, §§ 64-65, série A no 43, Section de commune d'Antilly c. France (déc.), no 45129/98, CEDH 1999-VIII, Popov et autre c. Bulgarie (déc.), no 48047/99, 6 novembre 2003, Bota c. Roumanie (déc.), no 24057/03, 12 octobre 2004, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010-...).

22.  S'agissant de l'intérêt à agir du requérant, le Gouvernement souligne qu'il représente un groupement ordinal qui n'est pas concerné directement par les violations qu'il allègue, la loi ne prévoyant aucunement une obligation de déclaration de soupçon pour l'Ordre des avocats lui-même. Il estime dès lors que la jurisprudence de la Cour relative à des associations est transposable en l'espèce (CMDE, Ettahiri et 13 autres requérants c. France (déc.), requêtes nos 39527/98 et 39531/98, 30 mars 1999, et Marionneau et l'Association française des hémophiles c. France (déc.), no 77654/01, 25 avril 2002).

23.  Sur le fond et à titre subsidiaire, le Gouvernement ne conteste pas qu'il existe un droit au respect de la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients, ainsi qu'un droit au respect de la vie privée étendu au secret professionnel au titre de l'article 8 de la Convention et il prend acte des solutions dégagées par la jurisprudence de la Cour en la matière.

24.  Néanmoins, en l'absence totale d'exécution et de recours concret émanant d'un avocat contraint de faire une déclaration de soupçon, il souligne qu'il ne peut apprécier une éventuelle violation qu'in abstracto.

25.  Cependant, à supposer que la loi 1.362 du 3 août 2009 puisse porter atteinte au secret professionnel des avocats et constituer une ingérence, il considère que cette dernière est « prévue par la loi », objet de la présente requête, et qu'elle poursuit un « but légitime », à savoir la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales.

26.  Par ailleurs, le Gouvernement est persuadé qu'une telle ingérence serait « nécessaire dans une société démocratique ».

27.  En premier lieu, elle répond à un « besoin social impérieux », la loi du 3 août 2009 visant à lutter contre des infractions classées parmi les plus graves, ce qui est devenu une véritable priorité pour les États et un enjeu pour la protection de la démocratie et de ses valeurs. De nombreux textes internationaux font obligation de lutter contre ces infractions, qu'il s'agisse de blanchiment d'argent, de terrorisme ou de corruption. Il souligne que le Groupe d'Action Financière (« GAFI »), organisme intergouvernemental créé en 1989 par le G7, a adopté des recommandations sur les mesures que les États doivent prendre, en particulier pour éviter que les professions juridiques indépendantes puissent être utilisées à leurs dépens aux fins de blanchiment.

28.  Le Gouvernement estime en outre que le secret professionnel de l'avocat n'est pas absolu. Il cite notamment l'arrêt André et autre c. France (no 18603/03), du 24 juillet 2008, dans lequel la Cour reconnaît explicitement la possibilité d'imposer aux avocats une déclaration du comportement de leur client, pourvu que des garanties existent. Or, il estime que ces dernières sont importantes dans la loi du 3 août 2009 : celle-ci concerne uniquement les soupçons liés au blanchiment de capitaux, au financement du terrorisme ou à la corruption ; l'obligation qui pèse sur les avocats est strictement limitée puisque les articles 2 et 23 de la loi précisent respectivement les activités de l'avocat concernées et les situations de dispense. Les activités traditionnelles de l'avocat, qui concernent directement ou non son activité juridictionnelle, sont exclues du champ d'application de la loi. Le Gouvernement estime que la loi est parfaitement conforme à la jurisprudence de la CJUE sur ce point, en particulier avec son arrêt du 26 juin 2007 dans l'affaire Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres (C-305/05).

29.  Par ailleurs, le Gouvernement précise que les avocats doivent s'adresser au Procureur général uniquement, et non au SICCFIN, bien que tous ses membres soient soumis au secret professionnel. Il souligne que cinq États seulement ont choisi d'attribuer un rôle de filtre aux organisations professionnelles (Danemark, Espagne, France, Portugal et République tchèque), les autres ayant opté pour une déclaration directement aux autorités publiques (Autriche, Estonie, Grèce, Irlande, Italie, Malte, Pays‑Bas, Slovénie, Suède et Royaume-Uni). Selon lui, cela offre une protection vis-à-vis des professionnels concernés, en permettant de limiter au maximum la diffusion de paramètres d'identification du déclarant.

30.  S'il estime incontestable que l'article 8 consacre la protection de la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients et le secret professionnel dans le cadre d'une procédure juridictionnelle à venir, en cours ou achevée, le Gouvernement est d'avis qu'il n'en va pas de même pour des fonctions de conseil et d'assistance dans les matières prévues par la loi qui concernent aussi d'autres professions.

b)  Le requérant🔗

31.  Le requérant considère tout d'abord qu'il peut se prétendre victime au sens de l'article 34 de la Convention. Ayant été recevable à agir devant le Tribunal suprême, ce dernier lui a cependant refusé la possibilité de se prévaloir des droits consacrés par la Convention et la Constitution, cette dernière étant regardée comme n'incluant pas le secret professionnel des avocats. Selon lui, il en résulte que, dans le cadre d'une action individuelle de droit interne, il n'existe aucune garantie de voir le secret professionnel préservé et donc l'article 8 de la Convention respecté.

32.  S'agissant de sa qualité à agir devant la Cour, le requérant estime que l'argumentation du Gouvernement, qui cite notamment la décision Section de commune d'Antilly c. France (précitée), ne tient pas. Il souligne que sa situation n'est en rien comparable à celle d'une collectivité territoriale qui constitue un démembrement de l'autorité publique, plus précisément une autorité publique décentralisée, dont l'existence est prévue par la Constitution elle-même et dont la compétence est d'ordre général et non spéciale. Par ailleurs, il n'est pas considéré comme une autorité publique au niveau interne, étant simplement « doté de la personnalité civile » aux termes de la loi interne. Au demeurant, une éventuelle personnalité de droit public ne lui confèrerait pas la qualité de démembrement de l'autorité étatique, la jurisprudence de la Cour ayant consacré l'indépendance du barreau par rapport à l'État (Katritsch c. France, no 22575/08, 4 novembre 2010).

33.  À cet égard, il indique que dans le cadre d'une procédure interne à Monaco, qui l'opposait à une plaignante contestant son refus de lui communiquer son règlement intérieur, le Ministre d'État a fait expressément valoir devant le Tribunal suprême, qui lui a donné raison, que le refus opposé par l'Ordre des avocats de la Principauté de Monaco « n'émane pas d'une autorité étatique [et] ne constitue pas une décision susceptible d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir » (Dame M. F. c. Ministre d'État du 16 février 2009). En outre, l'Ordre n'exerce son autorité que sur ses seuls membres. Sa poursuite d'un but d'intérêt général, combiné avec la spécificité de la profession d'avocat relevée par la Cour dans sa jurisprudence, justifie qu'il ait qualité à agir contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics (cf. notamment André et autres c. France, précité, Kulikowski c. Pologne, no 18353/03, 19 mai 2009, Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, CEDH 2003‑XI, Nikula c. Finlande, no 31611/96, CEDH 2002-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, CEDH 2005‑XIII, et Gillberg c. Suède, no 41723/06, 2 novembre 2010).

34.  Concernant son intérêt à agir, le requérant note que le Gouvernement fait valoir que la Cour tend à refuser aux Ordres professionnels la qualité d'association : partant, la jurisprudence pour défaut d'intérêt à agir d'une association est dénuée de pertinence. En l'espèce, la requête ne constitue pas une action corporatiste, mais elle vise à sauvegarder l'essence même du rôle de l'avocat, d'assurer la défense non pas tant de ses membres que de la profession d'avocat-défenseur et d'avocat dans sa globalité. Par ailleurs, étant chargé de veiller au maintien de la discipline et à l'exécution des lois, l'Ordre est directement concerné par la mise en œuvre du dispositif litigieux, et ce d'autant plus que le rôle de filtre confié au représentant de l'Ordre dans de nombreux pays n'existe pas à Monaco. Il ajoute que les tierces interventions autorisées par la Cour témoignent de l'importance des questions posées.

35.  Sur le fond, le requérant prend note de la reconnaissance par le Gouvernement d'un droit à la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients et au respect du secret professionnel au titre de l'article 8, relevant qu'elle contraste néanmoins avec l'opinion émise par le Ministre d'État devant le Tribunal suprême dans le cadre de cette affaire. Le requérant déduit de l'existence de ce droit qu'il n'est nul besoin d'un cas concret pour constater que les obligations de déclaration faites à l'avocat constituent une ingérence dans l'exercice de ce droit.

36.  Il estime que le Gouvernement n'établit pas que l'ingérence serait tempérée par des garanties adéquates et suffisantes au sens de la jurisprudence de la Cour, mais également de la CJUE dans son arrêt Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres précité. En particulier, il n'a pas reçu de réponse précise concernant le fait que la restriction prévue par la loi pour la déclaration de soupçon n'est pas prévue s'agissant des autres obligations mises à la charge des avocats. Il note que le Gouvernement indique que la loi du 3 août 2009 doit s'interpréter en ce sens que les obligations de vigilance et de coopération excluent l'activité de consultation juridique, mais il considère notamment que cela démontre un manque d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi litigieuse.

37.  S'agissant des modalités de déclaration, le fait que la procédure applicable aux avocats soit différente de celle imposée à d'autres professionnels n'établit pas l'existence de garanties adéquates et suffisantes. La différence de traitement devrait tenir compte de la spécificité de la profession d'avocat et d'activités à la frontière souvent indistincte ou mouvante.

38.  Le problème de la distinction entre les informations couvertes par le secret professionnel et celles qui ne le sont pas est susceptible de se poser de façon systématique. Dans ces conditions, le Procureur général, autorité de poursuite en matière pénale et donc intéressé au premier chef par toute information susceptible de donner lieu à incrimination, est manifestement l'autorité la moins bien placée pour procéder au tri des informations et garantir le maintien de la relation de confiance entre l'avocat et son client. Il estime que le gouvernement défendeur ne peut pas présenter l'intervention du Procureur général comme un avantage par rapport aux autres pays qui imposent des déclarations directement aux autorités publiques et qu'il ne donne aucune justification à son intervention sous l'angle des droits de la défense, et particulièrement du droit du client à la confidentialité des relations avec son avocat, incluant le droit de communiquer avec celui-ci en dehors de toute surveillance et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Il considère que les exigences posées par la Cour, dont les juridictions belges et françaises se sont fait l'écho en soulignant la garantie essentielle que constituait l'intervention du bâtonnier dans la transmission des informations, font que la pratique contraire de certains États ne constitue assurément pas un gage de conformité à la Convention.

2.  Les observations des tiers intervenants🔗

a)  Le Conseil des barreaux européens (« CCBE »)🔗

39.  Le CCBE considère que la présente affaire soulève des questions relatives au respect du secret professionnel et la confidentialité des échanges entre celui-ci et les citoyens. De surcroit, tant les sanctions encourues par l'avocat en cas de non révélation d'un soupçon, disciplinaires et éventuellement pénales, que la communication elle-même et la soumission directe au Procureur général sont gravement attentatoires à l'indépendance de la profession d'avocat.

40.  Il relève notamment que dans son rapport concernant Monaco, le Comité d'experts sur l'évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Moneyval) a relevé que la loi no 1.362 du 3 août 2009 a été adoptée en tenant compte des différentes mesures arrêtées par les directives 2005/60/CE et 2006/70/CE.

41.  Le CCBE renvoie au « Code de déontologie des avocats européens », à la « charte des principes essentiels de l'avocat européen » élaborés sous son égide ainsi qu'aux « principes de base relatifs au rôle du barreau » adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s'est tenu à La Havane du 27 août au 7 septembre 1990, qui mettent l'accent sur la nécessité de préserver l'indépendance des avocats et de garantir le respect du secret professionnel et de la confidentialité des échanges avec leurs clients.

42.  D'après lui, la réglementation litigieuse est contraire aux standards européens de protection de la vie privée en ce qu'elle restreint le principe de confidentialité par des « clauses obscures et vagues », qui omettent de définir la notion d' « activité de consultation juridique » dans le cadre desquelles l'obligation de déclaration ne s'applique pas. En exposant les avocats à un pareil aléa sous peine de sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu'à la radiation, elle porterait par ailleurs atteinte à l'indépendance de la profession.

43.  Il estime que le secret professionnel, généralement reconnu aux avocats, est un principe essentiel pour tout système juridique lié à la tradition de l'État de droit et de la démocratie. Il présente à ce titre une analyse de la jurisprudence de la Cour, ainsi que de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), cette dernière étant d'autant plus importante que le dispositif législatif monégasque trouve très largement sa source dans les directives européennes. Sur ce dernier point, tout en citant les conclusions de l'avocat général dans l'affaire Wouters du 19 février 2002 (C-309/99), il ajoute que, dans l'arrêt AM & S. Europe Limited c. Commission des Communautés européennes du 18 mai 1982 (155/79), la CJUE a consacré le principe de confidentialité des communications entre l'avocat et son client et, indirectement, le principe du secret professionnel de l'avocat, puis a précisé dans l'arrêt Akzo Nobel Chemicals Ltd et Akcros Chemicals Ltd c. Commission européenne e.a. du 14 septembre 2010 (C‑550/07 P.) que la confidentialité trouve son fondement dans le principe d'indépendance de l'avocat. Selon lui, la manière dont la Cour de Luxembourg appréhende l'indépendance de la profession d'avocat, en insistant notamment sur une justification portant sur la discipline professionnelle qui lui est inhérente, rend d'autant plus difficile la démonstration de l'utilité d'une norme imposant à ces « collaborateurs de justice » une obligation de déclaration de soupçon.

44.  Le CCBE considère qu'en validant la loi no 1362 du 3 août 2009, le Tribunal suprême fait peser sur les avocats des obligations de déclaration de soupçon à l'égard de personnes leur ayant confié des secrets, le tout sous peine de sanctions disciplinaires ou pénales graves, lesdites révélations étant par ailleurs de nature à faire échec au droit des citoyens de ne pas s'auto-incriminer. Nonobstant l'exclusion de la consultation juridique du champ d'application de la déclaration de soupçon, la limitation de cette obligation aux activités énumérées au chiffre 4 de l'article 2 ne tient pas compte du fait que ces dernières sont susceptibles de se rattacher aux activités traditionnelles de l'avocat. Le CCBE est d'avis que la décision du Tribunal suprême de Monaco permet tant au Procureur général qu'au service d'information et de contrôle sur les circuits financiers de se faire communiquer dans les plus brefs délais, de manière arbitraire et sans contrôle d'une autorité judiciaire indépendante, tous renseignements en possession d'avocats, en violation des articles 6, 7 et 8 de la Convention.

b)  L'Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles (« l'Ordre »)🔗

45.  L'Ordre présente tout d'abord des observations sur la qualité de victime du requérant, son équivalent monégasque, au sens de l'article 34 de la Convention. Sans ignorer la jurisprudence relative aux associations qui ne peuvent se prétendre elles-mêmes victimes de mesures qui auraient porté atteinte aux droits de ses membres, il estime qu'elle est de plus en plus contestée et que la reconnaissance d'un accès plus large aux associations revêtirait plusieurs avantages. Par ailleurs, il entend souligner que les Ordres ne sont pas de banales associations puisqu'ils exercent une mission d'intérêt public dont la légitimité est reconnue par les autorités publiques. Les Ordres des avocats agissent pour défendre les valeurs fondamentales de la profession dont ils sont les gardiens et les promoteurs. Ils sont d'ailleurs très souvent habilités à agir devant les juges nationaux, comme en l'espèce devant le Tribunal suprême.

46.  Sur le fond, citant la jurisprudence de la Cour, il rappelle que l'article 8 protège le cabinet, le domicile, la correspondance, le matériel informatique et la ligne téléphonique de l'avocat ainsi que la confidentialité de ses relations avec ses clients et le secret professionnel. Cela participerait du respect dû à la vie privée tant de l'avocat – la vie privée incluant les activités professionnelles – que de ses clients, lesquels seraient de plus fondés à invoquer la confidentialité de leurs échanges avec leur conseil au nom de leur droit à un procès équitable. Sur ce dernier point, mettant en exergue le rôle fondamental des avocats dans une société démocratique attachée à la prééminence du droit, il souligne que le secret professionnel des avocats trouve aussi son fondement dans la nécessité de donner aux justiciables qui s'adressent à eux la certitude qu'ils peuvent leur confier leurs secrets sans dangers de révélation à des tiers. Il considère en outre que l'approche suivie par la Cour dans l'affaire M.S. c. Suède (27 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV) relative au secret médical vaut mutatis mutandis pour les échanges entre les avocats et leurs clients.

47.  Selon lui, le secret professionnel des avocats est également reconnu du côté de l'Union européenne, se référant sur ce point à l'arrêt AM & S Europe Limited précité, ainsi qu'aux conclusions de l'avocat général dans les affaires Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres et Wouters précitées.

48.  Par ailleurs, il relève que la Cour constitutionnelle de Belgique a jugé dans un arrêt du 23 janvier 2008 (no 10/2008) que le secret professionnel de l'avocat est un principe général qui participe du respect des droits fondamentaux, et qui trouve son fondement dans les articles 10, 11 et 22 de la Constitution belge et 6 et 8 de la Convention, position partagée en France par le Conseil d'État dans deux arrêts des 10 avril 2008 et 23 juillet 2010.

49.  Le secret professionnel constitue une obligation pour l'avocat en même temps qu'un droit fondamental pour son client et sa protection est le corollaire du droit qu'a ce dernier de ne pas s'auto-incriminer. L'Ordre estime que le secret professionnel de l'avocat est un élément fondamental des droits de la défense et qu'il serait étrange de lire la Convention autrement au moment où la Cour impose la présence de l'avocat en garde à vue.

50.  En définitive, le secret professionnel de l'avocat est indubitablement garanti par la Convention, tant au titre de l'article 6 que sous l'angle de l'article 8.

c)  Le « Consiglio Nazionale Forense » (CNF)

51.  Le CNF relève notamment que la loi no 1.362 du 3 août 2009 met à la charge des avocats des devoirs de certification, de surveillance et de dénonciation vis-à-vis de leurs clients, ce qui impose à l'avocat d'avoir une organisation interne adaptée et fait peser sur lui un risque de sanction en cas de méconnaissance de ses obligations. Partant, il estime qu'il faut se demander si le principe de la liberté du mandat professionnel doit ou non prévaloir sur le principe législatif selon lequel l'exercice de ce mandat doit être subordonné à la lutte contre certaines infractions. Il souligne qu'en Italie la Cour constitutionnelle a consacré la prédominance du secret professionnel par rapport à d'autres finalités.

52.  Si la loi prévoit expressément l'inviolabilité des droits de la défense, il s'agit d'un fait justificatif dont l'application s'avère difficile et problématique en pratique, et cela ne résout pas la question de sa compatibilité avec la Convention. Dans l'évaluation des intérêts en jeu, il faut considérer que les droits de la défense ne peuvent être limités aux activités purement juridictionnelles, mais qu'ils remplissent une fonction essentielle bien plus ample en tant qu'élément fondamental de l'État de droit.

53.  Le CNF insiste sur le fait que les activités de l'avocat sont souvent liées et difficiles à distinguer comme le fait la loi litigieuse. Cette dernière risque de contraindre les avocats à enfreindre le secret professionnel.

54.  Citant la jurisprudence de la Cour, il considère que la loi en question n'est pas compatible avec les dispositions des articles 6 et 8 de la Convention. Le secret professionnel est par ailleurs garanti de manière appropriée par le droit de l'Union européenne.

3.  Appréciation de la Cour🔗

55.  La Cour rappelle d'emblée que le statut de « victime » peut être accordé à une association – mais non à ses membres – si elle est directement touchée par la mesure litigieuse (voir, notamment, Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres c. France (déc.), no 45053/98, 29 février 2000, et Dayras et autres et l'association « SOS Sexisme » c. France, (déc.), no65390/01, 6 janvier 2005).

56.  Le fait que le requérant soit un rassemblement d'individus ne constitue pas un élément de nature à engendrer dans son chef des droits analogues à ceux dont bénéficient ses membres (Grande Oriente d`Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (déc.), no 35972/97, 21 octobre 1999). Ainsi, une association ou un syndicat ne sauraient se prétendre eux-mêmes victimes de mesures qui auraient porté atteinte aux droits que la Convention reconnaît à leurs membres ; il en va de la sorte alors même que l'association ou le syndicat dont il est question ont pour objet statutaire la défense des intérêts de leurs adhérents (Comité des médecins à diplômes étrangers c. France et Ettahiri et autres c. France, requêtes nos 39527/98 et 39531/98, 30 mars 1999, Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus, précitée, Stella et la Fédération Nationale des Familles de France c. France, no 45574/99, 11 juillet 2000, Syndicat des médecins exerçant en établissement hospitalier privé d'Alsace et autres c. France (déc.), no 44051/98, 31 août 2000, CONKA et autres, ainsi que la Ligue des droits de l'homme c. Belgique, no 51564/99, 13 mars 2001, L'association et la ligue pour la protection des acheteurs d'automobiles, Abîd et 646 autres, no 34746/97, 10 juillet 2001, et Marionneau et l'Association française des hémophiles c. France, no 77654/01, 25 avril 2002).

57.  La Cour ne voit pas de raison de s'écarter de cette jurisprudence en l'espèce.

58.  Elle note en effet que le grief vise des obligations mises à la charge des seuls avocats par la loi no 1.362 du 3 août 2009, l'Ordre des avocats défenseurs et des avocats près la cour d'appel n'étant quant à lui pas concerné par cette législation, si ce n'est d'une manière tout à fait indirecte, de par son seul rôle disciplinaire en cas de manquement, par les avocats, à leurs obligations nées de la loi litigieuse. Les arguments avancés par les parties et les tiers intervenants viennent d'ailleurs corroborer ce constat. En outre, le requérant ne se trouve pas empêché d'œuvrer à la réalisation de ses objectifs, la loi litigieuse n'ayant pas d'impact sur ses activités (voir, mutatis mutandis, Ada Rossi et autres c. Italie (déc.), no 55185/08, 16 décembre 2008). Partant, l'Ordre des avocats requérant ne peut être considéré, en tant que tel, comme victime d'une violation des droits qu'il invoque.

59.  Il s'ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 (a) et 4 de celle-ci.

II.  Sur les autres violations alléguées🔗

60.  Le requérant soulève également d'autres griefs tirés des articles 6 §§ 1 et 3, 7 et 8 de la Convention.

61.  La Cour constate tout d'abord que les griefs tirés des articles 6 et 8 de la Convention concernent les droits de la défense, ainsi que l'intégrité morale et la réputation des clients des avocats. Partant, le requérant dénonce une violation des droits d'autrui. Il en va de même s'agissant du grief tiré de l'article 7 de la Convention, les sanctions critiquées n'étant pas susceptibles d'être infligées à l'Ordre des avocats défenseurs et des avocats près la cour d'appel, mais uniquement aux avocats eux-mêmes.

62.  Le requérant ne pouvant dès lors prétendre avoir la qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Michaud, précité, §§ 133 - 134), cette partie de la requête est par conséquent incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 (a) et 4 de celle-ci.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,🔗

Déclare la requête irrecevable.

André Wampach

Greffier adjoint

Elisabeth Steiner

Présidente

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