Cour d'appel, 21 juin 2016, g. GI., r. s. GI., l. f. GI. et f. GI. c/ a. MA., CARONTE OVERSEAS INC., TRADE RAINBOW INC., NORTH ATLANTIC

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Abstract🔗

Lutte contre le blanchiment de capitaux - financement du terrorisme - Corruption

Succession absence d'obstacle à la divulgation aux héritiers de l'identité du bénéficiaire (oui)

Banque - secret professionnel - succession - héritier réservataire - opposabilité (non)

Résumé🔗

1/ L'article 7 de l'Ordonnance Souveraine n° 4.104 du 26 décembre 2012 dispose que : « lorsque le ou les futurs bénéficiaires sont nommément désigné, ils doivent être identifiés dès que possible et leur identité vérifiée au plus tard lorsqu'ils ont l'intention d'exercer leurs droits sur les biens de l'entité juridique ou du trust ».

Cet article spécifique à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption a pour objet l'identification des personnes au profit desquelles sont envisagées certaines opérations définies par l'article 3 de la loi n° 1.362 qui peuvent donner lieu à la commission de ces infractions. Cette disposition ne constitue pas un obstacle à la divulgation à des héritiers, de l'identité du bénéficiaire économique effectif d'une entité juridique afin de leur permettre de déterminer l'actif successoral.

2/ L'article 12 de la loi n° 1.381 du 29 juin 2011 dispose que « sans préjudice des dispositions fixées par l'Ordonnance Souveraine relative aux droits et obligations des fonctionnaires et agents de la Direction des Services Fiscaux, le mandataire (agréé) est tenu au secret professionnel dans les conditions prévues à l'article 308 du Code pénal».

Cependant le principe posé par cet article ne présente aucun caractère absolu, certaines dérogations doivent être admises au nom de la préservation de l'intérêt public mais également de certains intérêts privés.

Ainsi les héritiers réservataires qui ont des droits reconnus par la loi, disposent d'un intérêt légitime, à solliciter des informations nécessaires leur permettant de s'assurer qu'aucune atteinte n'a été portée à leur héritage par l'intermédiaire d'un éventuel bénéficiaire économique effectif en sorte qu'à cette occasion, le mandataire agréé ne peut leur opposer le secret auquel il est légalement tenu.


Motifs🔗

COUR D'APPEL

ARRÊT DU 21 JUIN 2016

En la cause de :

Monsieur g. GI., né le 26 mars 1952 à Turin, de nationalité italienne, gérant de sociétés, demeurant à Monaco, X1 ;

Monsieur m. r. s. GI., né le 5

avril 1949 à Turin, de nationalité italienne, sans profession, demeurant à Turin, X2 ;

Monsieur l. f. GI., né le 25 février 1977 à Turin, de nationalité italienne, travailleur indépendant, demeurant à Turin, Via X3 ;

Monsieur f. GI., né le 10 novembre 1980 à Turin, de nationalité italienne, employé, demeurant à Turin, Via X3 ;

Ayant élu domicile en l'Etude de Maître Régis BERGONZI, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, et plaidant par Maître Christophe BALLERIO, avocat près la même Cour ;

APPELANTS,

d'une part,

contre :

Monsieur a. MA., ès qualités de mandataire agréé en exercice de la société de droit panaméen CARONTE OVERSEAS INC, domicilié en cette qualité à Monaco, au sein des locaux de la SAM NORTH ATLANTIC SOCIETE D'ADMINISTRATION, sise immeuble « X1 », X1 ;

Monsieur a. MA., ès qualités de mandataire agréé en exercice de la société de droit panaméen TRADE RAINBOW INC, domicilié en cette qualité à Monaco, au sein des locaux de la SAM NORTH ATLANTIC SOCIETE D'ADMINISTRATION, sise immeuble « X1 », X1 ;

La société anonyme monégasque NORTH ATLANTIC SOCIETE D'ADMINISTRATION, au capital social de 300.000 euros, immatriculée au Répertoire du Commerce et de l'Industrie sous le n° 78 S 01665, dont le siège social est sis à Monaco, immeuble « X1 », X1, prise en la personne de son administrateur délégué en exercice, Monsieur a. MA., domicilié en cette qualité audit siège ;

Ayant élu domicile en l'Etude de Maître Jean-Charles GARDETTO, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, et plaidant par ledit avocat-défenseur ;

INTIMÉS,

d'autre part,

LA COUR,

Vu l'ordonnance de référé rendue le 7 octobre 2015 (R.73) ;

Vu l'exploit d'appel et d'assignation en référé difficulté d'exécution du ministère de Maître Claire NOTARI, huissier, en date du 20 octobre 2015 (enrôlé sous le numéro 2016/000065) ;

Vu les conclusions déposées les 28 janvier et 25 mars 2016 par Maître Jean-Charles GARDETTO, avocat-défenseur, au nom d a. MA. et de la SAM NORTH ATLANTIC SOCIETE D'ADMINISTRATION ;

Vu les conclusions déposées le 25 février 2016 par Maître Régis BERGONZI, avocat-défenseur, au nom de g. GI., m. r. s. GI., l. f. GI. et f. GI. ;

À l'audience du 3 mai 2016, ouï les conseils des parties en leurs plaidoiries ;

Après en avoir délibéré conformément à la loi ;

La Cour statue sur l'appel en référé difficulté d'exécution relevé par g. GI., m. r. s. GI., l. f. GI. et f. GI. à l'encontre d'une ordonnance de référé du 7 octobre 2015.

Considérant les faits suivants :

Le 25 septembre 1992, la société de droit panaméen TRADE RAINBOW INC (la société TRADE RAINBOW), administrée par la société de droit monégasque SAM NORTH ATLANTIC (la société NORTH ATLANTIC), a acquis un appartement dans l'immeuble « le Roqueville » situé 20 boulevard Princesse Charlotte à MONACO ainsi qu'un emplacement de parking situé 5 impasse de la Fontaine à MONACO.

M. Luigi GI. et Mme Luigia GI., son épouse (les époux GI.) ont habité dans cet appartement à compter de 1993.

Le 28 octobre 1994, les époux GI. ont acquis, en leur nom personnel, 31 emplacements de parking et 3 boxes dans un ensemble immobilier « le Monte-Carlo Palace » situé boulevard des Moulins et boulevard Princesse Charlotte, qu'ils ont revendus, le 5 août 2005, à la société des ILES VIERGES BRITANNIQUES FINNIGAN TRADE & INVESTMENT, laquelle les a revendus elle-même, le 7 janvier 2009, à la société de droit panaméen CARONTE OVERSEAS INC (la société CARONTE OVERSEAS), administrée également par la société NORTH ATLANTIC.

M. Luigi GI. est décédé le 28 septembre 2012 laissant pour lui succéder son épouse, Mme Luigia GI., ainsi que les trois enfants communs du couple, M. m. GI., né le 5 avril 1949, M. g. GI., né le 26 mars 1952 et Mme MA. GI., née le 3 mai 1959.

Mme Luigia GI. est décédée le 3 février 2013 laissant pour lui succéder les trois enfants précités outre, en qualité de légataires, les enfants de M. m. GI., M. l. GI. et M. f. GI.

Par ordonnance du 10 juillet 2014, le Président du Tribunal de Première Instance, faisant droit à la requête du 26 juin 2014 de MM. m., g., l. et f. GI. (les consorts GI.), a autorisé ces derniers à mandater l'huissier de leur choix à l'effet de se rendre dans les locaux de la SAM NORTH ATLANTIC situés X1 à Monaco, en sa qualité d'administrateur des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS afin de se faire communiquer le ou les noms du ou des bénéficiaires économiques ainsi que du mandataire agréé des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS.

Le 22 juillet 2014, l'huissier de justice s'est rendu dans les locaux de la SAM NORTH ATLANTIC où il a trouvé M. MA., administrateur délégué de cette société, qui lui a déclaré que « le bénéficiaire économique des sociétés panaméennes TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS est un trust néo-zélandais dénommé » SAFE HARBOUR TRUST « représenté par la société BASTION ASSETS TRUSTEE LIMITED, enregistrée au registre du commerce de NOUVELLE-ZELANDE ».

Les consorts GI. ont saisi le Président du Tribunal de Première Instance d'une nouvelle requête du 17 septembre 2014, au vu de laquelle ce magistrat les a autorisés, par ordonnance du 22 octobre 2014, à mandater l'huissier de leur choix à l'effet de se rendre dans les locaux de la SAM NORTH ATLANTIC afin de :

  • se faire communiquer par M. a. MA., en sa qualité de mandataire agréé de la société de droit panaméenne TRADE RAINBOW INC, le ou les noms du ou des bénéficiaires économiques effectifs actuels et précédents (à savoir pour les années 2012 et 2013) de ladite société, tel que défini par l'article 1-2° de la loi n° 1.381,

  • se faire communiquer par M. a. MA., en sa qualité de mandataire agréé de la société de droit panaméenne CARONTE OVERSEAS INC, le ou les noms du ou des bénéficiaires économiques effectifs actuels et précédents (à savoir pour les années 2012 et 2013) de ladite société, tel que défini par l'article 1-2° de la loi n° 1.381,

  • se faire communiquer par la SAM NORTH ATLANTIC, le ou les noms du ou des bénéficiaires économiques effectifs actuels et précédents (à savoir pour les années 2012 et 2013) de la société de droit panaméenne TRADE RAINBOW INC, tel que défini par l'article 1-4° de l'ordonnance souveraine n° 4.104 du 26 décembre 2012 modifiant l'ordonnance souveraine n° 2.318 du 3 août 2009 fixant les conditions d'application de la loi n° 1.362 du 3 août 2009,

  • se faire communiquer par la SAM NORTH ATLANTIC le ou les noms du ou des bénéficiaires économiques effectifs actuels et précédent (à savoir pour les années 2012 et 2013) de la société de droit panaméenne CARONTE OVERSEAS INC, tel que défini par l'article 1-4° de l'ordonnance souveraine n° 4.104 du 26 décembre 2012 modifiant l'ordonnance souveraine n° 2.318 du 3 août 2009 fixant les conditions d'application de la loi n° 1.362 du 3 août 2009,

  • se faire communiquer par la SAM NORTH ATLANTIC, le ou les noms du ou des bénéficiaires actuels et précédents (à savoir pour les années 2012 et 2013) du trust néo-zélandais dénommé «SAFE HARBOUR TRUST», tel que défini par l'article 1-4° de l'ordonnance souveraine n° 4.104 du 26 décembre 2012 modifiant l'ordonnance souveraine n° 2.318 du 3 août 2009 fixant les conditions d'application de la loi n° 1.362 du 3 août 2009,

  • se faire délivrer par la SAM NORTH ATLANTIC, l'historique de l'actionnariat des sociétés TRADE RAINBOW INC et CARONTE OVERSEAS INC,

  • se faire délivrer par la SAM NORTH ATLANTIC la copie de tout acte de cession et de mutation (vente, donation) auxquels M. Luigi GI. et Mme Luigia GI. née RO. ont été parties.

Le 27 octobre 2014, l'huissier a dressé un procès-verbal de carence aux termes duquel il a constaté que M. MA. lui a déclaré « qu'en sa qualité de mandataire agréé et d'administrateur délégué de la SAM NORTH ATLANTIC, il (était) tenu au secret professionnel en vertu de l'article 12 de la loi n° 1.381 » et que « l'ordonnance (du 22 octobre 2014) ne (l'exonérait) pas des poursuites prévues par l'article 308 (du Code pénal) ».

En raison de cette difficulté d'exécution les consorts GI. ont assigné en référé devant le Tribunal de première instance, par exploits du 1er décembre 2014, la société NORTH ATLANTIC prise en la personne de son administrateur délégué, M. MA., et ce dernier, ès qualités de mandataire agréé des sociétés CARONTE OVERSEAS INC et TRADE RAINBOW INC, pour obtenir que soit ordonnée, sous astreinte, la communication par la société NORTH ATLANTIC des différents éléments mentionnés dans l'ordonnance du 22 octobre 2014.

Par ordonnance du 7 octobre 2015, le Juge des référés a déclaré irrecevable la demande des consorts GI. et les a condamnés aux dépens avec distraction au profit de Maître Jean-Charles GARDETTO, avocat-défenseur, sous sa due affirmation.

Le Juge a retenu que les consorts GI. ne justifiaient pas d'un intérêt présent actuel dès lors qu'ils avaient obtenu, le 22 juillet 2014, notamment le nom du bénéficiaire économique effectif des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS, et que le fait que Mme MA. GI. soit locataire, dans des conditions avantageuses, de l'appartement avec parking situé 20 boulevard Princesse Charlotte ayant appartenu aux époux GI. n'établissait pas que cette information était erronée, incomplète ou fallacieuse dès lors, d'une part, que les actes de vente ne mentionnent pas les époux GI. mais les SCI JEMAC et ORBA en qualité de venderesses et la société TRADE RAINBOW en celle d'acquéreur, et, d'autre part, que les documents de transcription à la conservation des hypothèques concernant les emplacements de parking et les boxes situés boulevard des Moulins et boulevard Princesse Charlotte mentionnent une acquisition par les époux GI. en 1994, leur revente successive, en 2005 et 2009, à la société FINNIGAN & TRADE & INVESTMENT puis à la société CARONTE OVERSEAS.

Il a ajouté que les défendeurs se prévalaient à bon droit de l'article 15 de l'ordonnance n° 2.318 du 3 août 2009 puisqu'à ce jour aucun élément ne permettait d'établir que les bénéficiaires économiques autres que le trust néo-zélandais SAFE HARBOUR TRUST avaient l'intention d'exercer des droits sur les biens du trust ou d'entrer en jouissance desdits biens.

Le 20 octobre 2015, les consorts GI. ont relevé appel.

Aux termes de leur acte d'appel et assignation et de leurs conclusions du 25 février 2016, ils demandent à la Cour d'infirmer l'ordonnance du 7 octobre 2015 et de :

  • déclarer leurs demandes recevables,

  • ordonner à M. MA., ès qualités de mandataire agréé des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS, et à la société NORTH ATLANTIC, prise en la personne de M. MA., son administrateur délégué, de lui communiquer les documents visés dans l'ordonnance du 22 octobre 2014, sous astreinte de 2.000 euros par jour de retard à compter de l'arrêt,

  • ordonner à la SAM NORTH ALTANTIC, de communiquer le ou les noms du ou des bénéficiaires du Trust néo-zélandais dénommé « SAFE HARBOUR TRUST » précédents et actuels, l'historique de l'actionnariat des deux sociétés, ainsi que la copie de tout acte de cession ou de mutation dont M. et Mme GI. ont été parties,

Ils exposent essentiellement que :

  • ce sont les époux GI. qui ont acquis, le 25 septembre 1992, l'appartement situé 20 boulevard Princesse Charlotte au travers la société TRADE RAINBOW,

  • ils y ont résidé à compter de 1993,

  • en décembre 2003, M. Luigi GI. a été victime d'un sévère accident vasculaire cérébral avant que son état de santé ne s'aggrave,

  • il a intégré alors la maison familiale située à Turin en ITALIE,

  • à sa sortie d'hospitalisation, il a changé brusquement d'attitude à l'égard de ses deux fils, m. et g. et il a concédé le 17 décembre 2005 une procuration générale à sa fille, MA.,

  • le 21 mars 2006, alors qu'il était très diminué, il a établi un testament olographe attribuant l'intégralité de la quotité disponible à Mme MA. GI.,

  • à son décès, le 28 septembre 2012, sa succession a été ouverte à Turin,

  • Mme Luigia GI., décédée elle-même à Turin le 3 février 2013, a désigné, aux termes d'un testament olographe, sa fille MA., bénéficiaire d'une quote-part de 4/9, son fils m. bénéficiaire d'une quote-part de 2/9, son fils g. bénéficiaire d'une quote-part de 2/9 et ses petits-enfants, l. et f., bénéficiaires chacun d'une quote-part d'1/18,

  • il est troublant de constater que les frais de la vente des parkings et boxes consentie par les époux GI. à la société FINNIGAN & TRADE & INVESTMENT ont été intégralement payés, non par l'acquéreur comme le dispose la loi, mais par Mme Luigia GI.,

  • une des explications plausibles est que Mme Luigia GI. était l'un des bénéficiaires économiques effectifs de cette société,

  • M. Luigi GI. a été le président et le directeur de la société TRADE RAINBOW, qui est propriétaire de l'appartement du 20 boulevard Princesse Charlotte, qu'il a occupé avec son épouse de 1993 à 2003, et dont ils ont acquitté des charges de copropriété,

  • M. Luigi GI. a été destinataire en personne des correspondances du syndic concernant cet immeuble,

  • comme l'a écrit le notaire, Maître CROVETTO-AQUILINA, l'un ou l'autre des époux GI., ou les deux, ont été les bénéficiaires économiques de ces sociétés,

  • le 1er janvier 2009, la société TRADE RAINBOW a donné à bail à Mme MA. GI. l'appartement du 20 boulevard Princesse Charlotte, le mobilier garnissant l'appartement composé de tableaux de maîtres, de meubles d'antiquité et d'objets d'art ainsi que des tapis, et un parking portant le n° 240,

  • la lecture du contrat permet de constater un certain nombre d'éléments laissant penser qu'il s'agit d'un artifice destiné à masquer la réalité de manœuvres réalisées dans le cadre d'un recel successoral dont les appelants seraient victimes, tels que l'absence de versement par Mme MA. GI. d'un dépôt de garantie et le montant du loyer mensuel, qui n'est que de 5.000 euros,

  • le trust néo-zélandais SAFE HARBOUR TRUST apparaît être une construction juridique qui opère, vraisemblablement via la société NORTH ATLANTIC, dans l'intérêt de Mme MA. GI., avec pour unique objectif d'opacifier le ou les personnes physiques qui, en dernier lieu, possèdent les biens immobiliers situés à Monaco,

  • il est manifeste que la société NORTH ATLANTIC détient des éléments d'information pertinents concernant les sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS tels que le ou les bénéficiaires économiques effectifs de ces sociétés.

Les consorts GI. font valoir, en substance, que :

1- en tant qu'héritiers, ils ont qualité et intérêt à agir pour obtenir les informations visées dans l'ordonnance du 22 octobre 2014, le Juge des référés a confondu la notion de bénéficiaire économique et celle de bénéficiaire économique effectif,

2 - en effet, contrairement à ce qu'a retenu ce magistrat, les appelants n'ont pas obtenu de la part de M. MA., le 22 juillet 2014, l'indication du nom du bénéficiaire économique effectif des sociétés panaméennes, au sens des articles 1-2° de la loi n°1.1381 du 29 juin 2011 et 1-4° de l'Ordonnance Souveraine n° 2.318 du 3 août 2009, qui ne peut qu'être une personne physique,

3- la jurisprudence résultant de l'ordonnance sur requête du 21 septembre 2012, dont se prévalent les intimés et selon laquelle la demande en compulsoire ne peut être accueillie quand la juridiction du fond est déjà saisie d'un différend opposant les parties, n'est pas transposable au cas d'espèce car aucune juridiction monégasque n'est saisie d'un litige au fond entre les parties, à savoir les concluants et M. MA., ès qualités,

  • de même, il n'existe pas d'identité des parties dans la présente instance monégasque qui oppose les concluants, M. MA. et la société NORTH ATLANTIC, et dans celle italienne qui oppose les concluants et Mme MA. GI.,

  • de plus, les juridictions italiennes ne sont pas saisies d'une action en recel successoral et violation de la réserve héréditaire mais uniquement du point de savoir si le testament olographe du 21 mars 2006 et les contrats d'assurance SUISSE LIFE souscrits par M. Luigi GI., sont valables,

4- le Juge des référés a retenu à tort l'interprétation erronée, faite par la société NORTH ATLANTIC, de l'article 15 de l'ordonnance n° 2.318 du 3 août 2009, lequel doit être appréhendé à la lumière de son article 13,

  • il a également méconnu l'article 8 de la loi n°1.481 du 29 juin 2011,

  • en effet, il est faux de prétendre que le mandataire agréé n'a l'obligation de connaître l'identité du bénéficiaire économique effectif que lors de la distribution des actifs car elle lui incombe dès le début de la relation contractuelle, à peine de retrait d'agrément, et ce pour des raisons fiscales, l'administration exigeant que les mandataires agréés déclarent l'identité de la personne physique qui est le bénéficiaire économique effectif,

  • les concluants, qui n'ont pas obtenu cette information, ont un intérêt à agir,

5- M. MA. ne peut valablement exciper du secret professionnel prévu par l'article 12 de la loi n°1.381 car celui-ci n'est que relatif et peut être levé par une décision de justice en matière d'ordre public successoral à l'égard des héritiers réservataires qui sont les continuateurs de la personne du défunt,

6- la société NORTH ATLANTIC ne peut se retrancher derrière le secret professionnel auquel elle serait tenue en qualité de « confident nécessaire » mais également au titre du secret des affaires et de la vie privée et du devoir contractuel de discrétion.

Aux termes de leurs conclusions du 28 janvier et du 25 mars 2016, M. MA. et la société NORTH ATLANTIC demandent à la Cour de :

  • confirmer l'ordonnance,

  • à titre subsidiaire, débouter les consorts GI. de leurs demandes,

  • en tout état de cause, les condamner à payer respectivement à M. MA. et à la société NORTH ATLANTIC la somme de 20.000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure infondée et abusive et aux dépens d'appel distrait au profit de Maître Jean-Charles GARDETTO, avocat-défenseur, sous sa due affirmation.

Ils soutiennent en substance que :

  1. les consorts GI. ne produisent aucune pièce justifiant de leur qualité de détenteur de droits sur les actions des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS, et ils ne rapportent donc pas la preuve de leur qualité à agir,

2. ils n'ont pas davantage d'intérêt à agir dès lors qu'ils ont obtenu, par le biais de leur précédente procédure en compulsoire, l'information selon laquelle le bénéficiaire économique des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS est le trust néo-zélandais SAFE HARBOUR TRUST qui est représenté par la société BASTION ASSETS TRUSTEE LIMITED,

3. les demandes des appelants sont par ailleurs irrecevables du fait de l'existence d'une procédure pendante devant la juridiction du fond,

  • en effet, comme ils l'ont soutenu, leur démarche s'inscrit dans le prolongement du litige successoral qui est pendant devant les juridictions italiennes depuis le 14 mars 2014, et tend à obtenir des éléments qui pourraient leur permettre d'étayer leurs allégations émises dans le cadre de cette procédure,

  • en l'état de cette procédure, la juridiction italienne saisie du différend opposant les parties est la seule compétente pour apprécier l'opportunité desdites demandes,

4. ils n'ont pas non plus d'intérêt à agir car, en application de l'ordonnance n° 2.318 du 3 août 2009, le mandataire agréé et la société d'administration n'ont l'obligation de s'enquérir de l'identité du bénéficiaire économique effectif d'un trust que lorsque les actifs détenus par le trustee sont sur le point d'être distribués, comme l'a relevé le premier juge, c'est-à-dire au moment où le bénéficiaire économique effectif manifeste son intention d'entrer en jouissance des biens du trust,

  • tant que le bénéficiaire économique effectif n'a pas manifesté son intention de jouir des biens du trust, c'est le trustee lui-même qui est le seul bénéficiaire économique, puisqu'il est le seul à détenir ces actifs,

  • or, en l'espèce, les biens immobiliers appartiennent toujours au trust SAFE HARBOUR TRUST et ils n'ont pas été distribués aux bénéficiaires, de sorte que les sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS n'ont pour seul bénéficiaire économique que ledit trust,

  • l'ordonnance n° 2.318 ne met aucunement à la charge du professionnel l'obligation d'identification du bénéficiaire économique effectif dès le début de la relation contractuelle,

5- M. MA., en sa qualité de mandataire agréé, est légalement soumis au secret professionnel et l'article 12 de la loi n° 1.381 du 29 juin 2011 ne prévoit qu'un seul cas d'inopposabilité, à l'égard des services fiscaux, et, en dehors de cette hypothèse, il ne peut, comme le notaire, en être délié,

6- les informations requises par les consorts GI. ont été sollicitées auprès de M. MA. en sa double qualité d'administrateur délégué et représentant de la société NORTH ATLANTIC et de mandataire agréé des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS elles-mêmes administrées par la société NORTH ATLANTIC,

  • la double fonction de M. MA. fait obstacle à la divulgation des informations sollicitées car ce dernier ne peut délivrer des informations potentiellement détenues en sa qualité d'administrateur délégué de la société NORTH ATLANTIC sans trahir le secret professionnel auquel il est légalement tenu en sa qualité de mandataire agréé,

  • la société NORTH ATLANTIC est tenue par un secret professionnel autonome car elle est le confident nécessaire des sociétés étrangères qu'elle administre et qu'elle reçoit des informations privilégiées confiées par ses clients afin de leur permettre de réaliser des opérations définies dans son objet social et pour leur compte,

  • de plus, les informations confiées à la société NORTH ATLANTIC relèvent du secret des affaires et de la vie privée de ses clients qui est garantie par la Constitution,

  • enfin, la société NORTH ATLANTIC est tenue d'un devoir de discrétion qui est prévu par le contrat de mandat qui la lie à ses clients.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la Cour se réfère à leurs écritures ci-dessus évoquées auxquelles il est expressément renvoyé.

SUR CE,

Attendu que l'appel régulièrement formé dans les conditions de fond et de forme prévues par le Code de procédure civile, doit être déclaré recevable ;

Sur la recevabilité de la demande des consorts GI.

Attendu que, dès lors que les consorts GI. agissent pour leur propre compte, en qualité d'héritiers de M. Luigi GI. et de Mme Luigia GI., et qu'ils invoquent un droit dont ils se prétendent titulaires, celui d'obtenir la communication d'informations, ils ont qualité à agir ;

Attendu que l'objet de leur action, qui tend à l'obtention d'informations destinées à leur permettre de vérifier qu'une partie de l'actif successoral n'a pas été dissimulée par un cohéritier, établit leur intérêt à agir ;

Que cet intérêt est né et actuel, en ce que, le 27 octobre 2014, M. MA. a refusé de fournir à l'huissier les renseignements visés dans l'ordonnance du 22 octobre 2014 ;

Qu'il est également légitime ;

Qu'il importe peu que les consorts GI. soient, ou non, détenteurs des droits sur les actions des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS ;

Qu'en conséquence, leur demande sera déclarée recevable, par voie d'infirmation de l'ordonnance ;

Sur le bien-fondé de la demande des consorts GI.

  • Sur l'objet de la demande

Attendu que le bénéficiaire économique effectif est défini, en droit monégasque, particulièrement par la loi n° 1.381 du 29 juin 2011 relative aux droits d'enregistrement exigibles sur les mutations de biens et droits immobiliers, comme la ou les personnes physiques qui, en dernier lieu, en tout ou en partie, possèdent ou contrôlent, ou encore ont le bénéfice ou une part du bénéfice d'une entité juridique, laquelle correspond à toute société, toute personne morale ou toute construction juridique tels que notamment les fiducies, les trusts ou les fonds d'investissement ;

Attendu que, comme le soulignent les consorts GI. à bon escient, M. MA. n'a pas livré à l'huissier instrumentaire, le 22 juillet 2014, le nom du ou des bénéficiaires économiques effectifs des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS puisqu'il ne lui a communiqué que le nom de l'entité juridique qui en est le bénéficiaire économique, soit le trust néo-zélandais SAFE HARBOUR TRUST, représenté lui-même par la société BASTION ASSETS TRUSTEE LIMITED ;

Que la demande des consorts GI., qui, au reste, porte sur la communication d'autres éléments, n'est donc pas privée d'objet ;

  • Sur la saisine concomitante de la juridiction du fond

Attendu que les intimés ne peuvent utilement se prévaloir de la jurisprudence résultant de l'ordonnance sur requête du 21 septembre 2012 selon laquelle « toute demande tendant à contribuer à la manifestation de la vérité, autrement qualifiée compulsoire, ne saurait être accueillie hors de tout débat contradictoire quand la juridiction du fond est déjà saisie du différend opposant les parties », dès lors qu'aucune juridiction monégasque n'est saisie, au fond, du différend successoral opposant les consorts GI. à Mme MA. GI., étant relevé que le Tribunal de TURIN est saisi d'une demande tendant uniquement, d'une part, à l'annulation du testament olographe établi par M. Luigi GI. le 21 mars 2016, et, à la contestation de la quotité disponible attribuée à Mme MA. GI. à la suite de la souscription, par M. Luigi GI., de plusieurs contrats d'assurance vie auprès de la Compagnie Swiss Life ; qu'au reste, au terme de leur « acte de citation » devant ce Tribunal, les consorts GI. se sont réservés « toute action demande et instance visant à l'identification correcte des masses successorales laissées effectivement par le de cujus, ainsi que la détermination et répartition exacte des quotités entre les différents cohéritiers » (pièce 27 appelants) ;

  • Sur l'ordonnance n° 2.318 du 3 août 2009

Attendu que, certes, l'article 7 de l'ordonnance souveraine du n° 4.104 du 26 décembre 2012 remplaçant, à droit constant, l'article 15 de l'ordonnance souveraine n° 2.318 du 3 août 2009 fixant les conditions d'application de la loi 1.362 du 3 août 2009 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption, dispose que « lorsque le ou les futurs bénéficiaires sont nommément désignés, ils doivent être identifiés dès que possible et leur identité vérifiée au plus tard lorsqu'ils ont l'intention d'exercer leurs droits sur les biens de l'entité juridique ou du trust. Dans tous les cas, ces vérifications doivent intervenir préalablement à toute entrée en jouissance de quelque manière que ce soit des biens de l'entité juridique ou du trust » ;

Que, cependant, cet article, qui est spécifique à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la corruption, s'inscrit dans un dispositif qui a pour objet l'identification des personnes au profit desquelles sont envisagées certaines opérations définies par l'article 3 de la loi n° 1.362, qui peuvent donner lieu à la commission de ces infractions ;

Que, contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, cette disposition ne constitue pas un obstacle à la divulgation, à des héritiers, de l'identité du bénéficiaire économique effectif d'une entité juridique afin de permettre à ces derniers de déterminer l'actif successoral ;

  • Sur le secret

Attendu que l'article 12 de la loi n° 1.381 du 29 juin 2011 dispose que « sans préjudice des dispositions fixées par ordonnance souveraine relative aux droits et obligations des fonctionnaires et agents de la Direction des services fiscaux, le mandataire (agréé) est tenu au secret professionnel dans les conditions prévues à l'article 308 du Code pénal » ;

Qu'aux termes de l'article 308 du Code pénal, « toutes personnes dépositaires, par état ou profession, du secret qu'on leur confie, qui, hors les cas où la loi les oblige ou les autorise à se porter dénonciateurs, auront révélé ces secrets, seront punies d'un emprisonnement de un à six mois et de l'amende prévue au chiffre 2 de l'article 26, ou de l'une de ces deux peines seulement » ;

Attendu que, cependant, le principe posé par l'article 12 précité ne présente pas un caractère absolu ;

Que certaines dérogations doivent être admises au nom de la préservation de l'intérêt public mais également de certains intérêts privés ;

Qu'ainsi, les héritiers réservataires, qui ont des droits reconnus par la loi, disposent d'un intérêt légitime à solliciter des informations nécessaires leur permettant de s'assurer qu'aucune atteinte n'a été portée à leur héritage par l'intermédiaire d'un éventuel bénéficiaire économique effectif ;

Qu'à cette occasion, le mandataire agréé ne peut leur opposer le secret auquel il est légalement tenu ;

Attendu qu'en l'espèce, il est constant que m. et g. GI. sont les héritiers réservataires de Luigi et Luigia GI. ;

Qu'ils sont dès lors en droit d'obtenir de M. MA., ès-qualités de mandataire agréé des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS, les informations mentionnées dans l'ordonnance du 22 octobre 2014 ;

Qu'en revanche, la demande de M. l. GI. et M. f. GI., qui ont la qualité de légataires de Mme Luigia GI., et non celle d'héritiers réservataires des époux GI., sera rejetée ;

Attendu qu'au regard de ce qui précède, la société NORTH ATLANTIC ne peut se prévaloir, à l'égard des héritiers réservataires, du secret professionnel du mandataire agréé ni, a fortiori, du devoir contractuel de discrétion qui le lie à son mandant ;

Qu'elle ne peut davantage arguer utilement du secret des affaires, dont elle ne précise pas, au demeurant, le fondement légal ;

Que la communication des informations sollicitées n'est pas de nature à porter atteinte à la vie privée et familiale consacrée par l'article 22 de la Constitution, s'agissant de ses mandants qui sont des personnes morales ;

Qu'en conséquence, il y a lieu de faire droit à la demande de MM. m. et g. GI. et de dire, d'une part, que l'ordonnance du 22 octobre 2014 recevra plein et entier effet à l'égard de ces derniers, et, d'autre part, que M. MA. ès qualités et la société NORTH ATLANTIC, prise en la personne de M. MA., administrateur délégué, devront l'exécuter dans le délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt, sous astreinte provisoire de 1.000 euros par jour de retard passé ce délai ;

  • Sur les dommages et intérêts

Attendu que l'action des consorts GI. n'étant nullement abusive, la demande en paiement de dommages et intérêts des intimés sera rejetée ;

Que ceux-ci seront condamnés aux entiers dépens de première instance et d'appel ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

LA COUR D'APPEL DE LA PRINCIPAUTÉ DE MONACO,

statuant publiquement et contradictoirement,

Reçoit l'appel,

Infirme l'ordonnance de référé du 7 octobre 2015 en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau,

Déclare la demande de MM. m., g., l. et f. GI. recevable,

Dit que l'ordonnance du 22 octobre 2014 recevra plein et entier effet à l'égard de MM. m. et g. GI.,

Dit que M. a. MA. ès qualités de mandataire agréé des sociétés TRADE RAINBOW et CARONTE OVERSEAS, et la société NORTH ATLANTIC, prise en la personne de M. a. MA., administrateur délégué, devront l'exécuter dans le délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt, sous astreinte provisoire de 1.000 euros par jour de retard passé ce délai,

Dit que l'astreinte prendra effet à compter de l'expiration d'un délai de un mois à compter de la signification du présent arrêt, et ce, pendant un délai de trois mois, passé lequel il sera à nouveau fait droit,

Rejette la demande de MM. l. et f. GI.,

Rejette la demande en paiement de dommages et intérêts de M. a. MA. ès qualités et de la SAM NORTH ATLANTIC,

Condamne M. a. MA. ès qualités et la SAM NORTH ATLANTIC aux dépens de première instance et d'appel distraits au profit de Maître Régis BERGONZI, avocat-défenseur, sous sa due affirmation,

Ordonne que lesdits dépens seront provisoirement liquidés sur état par le Greffier en chef, au vu du tarif applicable.

Composition🔗

Après débats en audience de la Cour d'Appel de la Principauté de Monaco, par-devant Madame Muriel DORATO-CHICOURAS, Vice-Président, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Madame Sylvaine ARFINENGO, Conseiller, Monsieur Paul CHAUMONT, Conseiller, assistés de Madame Virginie SANGIORGIO, Greffier en chef adjoint, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles,

Après qu'il en ait été délibéré et jugé par la formation de jugement susvisée,

Lecture est donnée à l'audience publique du 21 JUIN 2016, par Madame Muriel DORATO-CHICOURAS, Vice-Président, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, assistée de Madame Virginie SANGIORGIO, Greffier en chef adjoint, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, en présence de Monsieur Hervé POINOT, Procureur Général Adjoint.

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