Cour d'appel, 29 septembre 2015, La SAM Q c/ Mademoiselle a. HE. et Monsieur s. HE.
Abstract🔗
Compulsoire – Secret bancaire – Succession – Héritiers réservataires – Intérêt légitime (oui) – Limites
Résumé🔗
Il est constant que le secret professionnel est en principe opposable au juge civil. Cependant, et le contenu même de l'article L.. 511-33 du Code monétaire et financier français en témoigne, le principe ne présente pas un caractère absolu, certaines dérogations au secret bancaire étant admises au nom de la préservation de l'intérêt public mais également de certains intérêts privés. Ainsi, les héritiers réservataires, qui ont des droits reconnus par la loi, bénéficient de la levée du secret bancaire afin de pouvoir prendre connaissance de leur héritage et ainsi s'assurer qu'aucune atteinte n'y a été portée, et ce a fortiori, même si le secret bancaire était opposable au bénéficiaire économique dont ils sont les ayants droit, dans la mesure où leurs droits sont autonomes et propres et qu'ils disposent d'un intérêt légitime à solliciter des informations relatives aux avoirs du défunt.
En l'espèce, il n'est pas discuté que les consorts HE. sont les seuls héritiers réservataires de leur père p. HE. et qu'à ce titre ils sont en droit d'obtenir les informations nécessaires à la sauvegarde de leurs intérêts patrimoniaux. Il n'est pas davantage discuté que p. HE. était le bénéficiaire des entités juridiques visées dans l'Ordonnance Présidentielle du 2 mai 2014. En droit monégasque, le bénéficiaire économique est la personne physique qui, en tout ou en partie, possède ou contrôle, ou encore a le bénéfice ou une part du bénéfice d'une entité juridique. Dans le cas présent, la remise de documents a été limitée aux entités visées à la condition que le défunt en soit l'unique bénéficiaire économique, autrement dit celles qu'il possédait ou contrôlait ou dont il avait le bénéfice entier, et qui en tant que telles, faisaient partie de son patrimoine. Si une telle autorisation apparaît dès lors en son principe nécessaire et fondée sur un intérêt légitime, il convient néanmoins d'en restreindre la portée afin de prévenir tout risque d'atteinte aux droits des tiers. Par suite il n'y a pas lieu d'autoriser les consorts HE. à se faire délivrer l'ensemble des relevés des opérations intervenues du 3 mars 2003 au 3 mars 2013 sur les comptes des entités juridiques désignées, lesquels peuvent porter trace d'opérations en faveur ou en provenance de tiers, à l'exception toutefois du relevé faisant apparaître le solde de chacun desdits comptes au 3 mars 2013, sous réserve toutefois que p. HE. en ait été, au jour de son décès, l'unique bénéficiaire économique. Sera en revanche autorisée la communication, sous réserve que le défunt ait été l'auteur de chaque document ou opération, des documents afférents à l'ouverture des comptes souscrits au nom des entités susvisées, le cas échéant des pièces justificatives de la clôture du ou des comptes susvisés et éventuellement du transfert des fonds qui s'y trouvaient déposés en direction d'autres comptes à condition que ce soit les comptes personnels de p. HE. ou ceux d'entités juridiques dont il était au jour de son décès l'unique bénéficiaire économique, enfin de la copie des contrats de location de coffres forts qui ont pu être souscrits au nom des sociétés susvisées et le cas échéant des pièces afférentes à la résiliation des contrats de location.
Au regard de ces circonstances c'est à bon droit, mais par motifs propres à la Cour qui se substituent à ceux du premier juge, que l'Ordonnance Présidentielle n'a pas été rétractée en ce qu'elle a ordonné une mesure de compulsoire. Néanmoins l'ordonnance entreprise sera réformée sur l'étendue de cette mesure. Elle sera en revanche confirmée en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à l'astreinte sollicitée, étant au demeurant observé que s'il entre dans les pouvoirs du juge la faculté de prononcer une astreinte pour assurer l'exécution de sa décision, les intimés n'évoquent aucun fondement textuel qui confèrerait à la Cour d'Appel, saisie de la demande en rétractation d'une ordonnance, le pouvoir d'assortir d'une astreinte une décision rendue par un autre juge.
Motifs🔗
COUR D'APPEL
ARRÊT DU 29 SEPTEMBRE 2015
En la cause de :
- La Société Q, Société Anonyme Monégasque au capital de 151.001.000 euros, inscrite au Répertoire du Commerce et de l'Industrie sous le n° X, dont le siège social est X1 à Monaco, agissant poursuites et diligences de son administrateur délégué en exercice, demeurant et domiciliée en cette qualité audit siège ;
Ayant élu domicile en l'Étude de Maître Olivier MARQUET, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
APPELANTE,
d'une part,
contre :
- Mademoiselle a. HE., née le 17 juin 1982, demeurant et domiciliée X à Vandœuvres (1253 Suisse) ;
- Monsieur s. HE., né le 21 août 1985, demeurant et domicilié X à Vandœuvres (1253 Suisse) ;
Ayant élu domicile en l'Étude de Maître Didier ESCAUT, avocat-défenseur près la Cour d'Appel de Monaco, et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
INTIMÉS,
d'autre part,
LA COUR,
Vu l'ordonnance de référé rendue par le Tribunal de Première instance, le 4 février 2015 (R.3143) ;
Vu l'exploit d'appel et d'assignation du ministère de Maître Claire NOTARI, huissier, en date du 18 février 2014 (enrôlé sous le numéro 2015/000095) ;
Vu les conclusions déposées le 5 mai 2015 (annulant et remplaçant celles déposées le 14 avril 2015) par Maître Didier ESCAUT, avocat-défenseur, au nom de Mademoiselle a. HE. et de Monsieur s. HE. ;
Vu les conclusions déposées le 2 juin 2015 par Maître Olivier MARQUET, avocat-défenseur, au nom de la SAM Q ;
À l'audience du 16 juin 2015, ouï les conseils des parties en leurs plaidoiries ;
Après en avoir délibéré conformément à la loi ;
La Cour statue sur l'appel relevé par la SAM Q à l'encontre d'une ordonnance de référé du 4 février 2015.
Considérant les faits suivants :
La Cour statue sur l'appel relevé le 18 février 2015 par la SAM Q, à l'encontre d'une ordonnance de référé rendue le 4 février 2015 par le Juge des référés, saisi par cette dernière d'une action en rétractation de l'ordonnance présidentielle du 2 mai 2014 ayant autorisé a. HE. et s. HE., en leur qualité d'héritiers de leur père p. HE., décédé le 3 mars 2013, à se faire délivrer par l'établissement bancaire l'ensemble des relevés des opérations intervenues du 3 mars 2003 au 3 mars 2013 sur les comptes de diverses entités juridiques mentionnées dans la décision, sous condition que p. HE. en ait été, au jour de son décès, l'unique bénéficiaire économique, ainsi que différents documents bancaires afférents auxdits comptes.
Aux termes de son ordonnance susvisée, le magistrat des référés a dit n'y avoir lieu à rétractation au motif que la remise des documents ordonnée n'était pas de nature à porter atteinte au secret bancaire, non opposable au client de la SAM Q, p. HE..
Par exploit d'appel en date du 18 février 2015, la SAM Q a relevé appel de l'ordonnance de référé précitée, non signifiée, dont elle poursuit l'infirmation, et demande à la Cour de la recevoir en son appel, de rétracter l'ordonnance du 2 mai 2014, de débouter les consorts HE. de leurs demandes et de les condamner aux dépens.
Aux termes de ses écrits judiciaires, la SAM Q reproche au premier juge d'avoir, au terme d'un raisonnement erroné, confondu la personne physique et la personne morale, entité juridique seule cliente de la banque et bénéficiant du secret bancaire.
Elle soutient essentiellement, au visa de l'article L. 511-33 du Code monétaire et financier français, que :
- elle est tenue en sa qualité d'établissement bancaire au secret professionnel, obligation légale d'ordre public, consacrée par la jurisprudence tant à Monaco qu'en France, qui s'impose en dehors des cas où la loi y fait formellement exception,
- les dérogations au secret professionnel sont d'interprétation stricte en matière bancaire et ne sont pas constituées au cas d'espèce,
- le secret professionnel constitue un empêchement légitime de nature à justifier son appel,
- une société est une entité juridique distincte de ses actionnaires/associés ou de son bénéficiaire économique ultime,
- seuls les représentants légaux des sociétés peuvent valablement obtenir la communication des documents bancaires desdites sociétés,
- le secret bancaire est opposable au bénéficiaire économique d'une société, lequel ne peut obtenir accès aux comptes qu'en vertu des pouvoirs donnés par les représentants légaux des sociétés, pouvoirs qui prennent fin avec sa mort,
- les héritiers ne peuvent avoir plus de droits que le bénéficiaire économique n'en avait.
Les consorts HE., intimés, s'opposent pour leur part aux prétentions de l'appelante et ont conclu le 4 mai 2015 à la confirmation de l'ordonnance entreprise en sollicitant en outre la condamnation de cette dernière à la bonne exécution de l'ordonnance présidentielle du 4 mai 2015, dans un délai de 8 jours à compter de l'arrêt à intervenir, sous astreinte définitive, non comminatoire d'un montant de 10.000 euros par jour de retard et au paiement de la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts pour appel abusif.
Ils soutiennent qu'en leur qualité d'héritiers de feu leur père, p. HE., ils continuent sa personne et ne peuvent se voir opposer le secret bancaire.
Ils ajoutent que le juge des référés a rappelé que la notion d'unique bénéficiaire économique a été définie par l'Ordonnance Souveraine n° 2.318 du 3 août 2009 et la loi n° 1.381 du 29 juin 2011.
Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la Cour se réfère à leurs écritures ci-dessus évoquées auxquelles il est expressément renvoyé.
SUR CE,
Attendu que la recevabilité de l'appel n'est pas contestée ;
Attendu que la SAM Q soutient que le secret professionnel bancaire auquel elle est tenue en vertu de l'article L. 511-33 du Code monétaire et financier français, rendu applicable aux banques monégasques par la convention franco-monégasque sur le contrôle des changes du 14 avril 1945, promulguée par l'Ordonnance Souveraine du 25 juillet 1945, s'impose à elle dans le cas précis qui ne fait partie des dérogations légales ;
Attendu qu'il est constant que le secret professionnel est en principe opposable au juge civil ;
Que cependant, et le contenu même de l'article L. 511-33 en témoigne, le principe ne présente pas un caractère absolu, certaines dérogations au secret bancaire étant admises au nom de la préservation de l'intérêt public mais également de certains intérêts privés ;
Qu'ainsi, les héritiers réservataires, qui ont des droits reconnus par la loi, bénéficient de la levée du secret bancaire afin de pouvoir prendre connaissance de leur héritage et ainsi s'assurer qu'aucune atteinte n'y a été portée, et ce a fortiori, même si le secret bancaire était opposable au bénéficiaire économique dont ils sont les ayants droit, dans la mesure où leurs droits sont autonomes et propres et qu'ils disposent d'un intérêt légitime à solliciter des informations relatives aux avoirs du défunt ;
Attendu, en l'espèce, qu'il n'est pas discuté que les consorts HE. sont les seuls héritiers réservataires de leur père p. HE. et qu'à ce titre ils sont en droit d'obtenir les informations nécessaires à la sauvegarde de leurs intérêts patrimoniaux ;
Attendu qu'il n'est pas davantage discuté que p. HE. était le bénéficiaire des entités juridiques visées dans l'Ordonnance Présidentielle du 2 mai 2014 ;
Qu'en droit monégasque, le bénéficiaire économique est la personne physique qui, en tout ou en partie, possède ou contrôle, ou encore a le bénéfice ou une part du bénéfice d'une entité juridique ;
Que dans le cas présent, la remise de documents a été limitée aux entités visées à la condition que le défunt en soit l'unique bénéficiaire économique, autrement dit celles qu'il possédait ou contrôlait ou dont il avait le bénéfice entier, et qui en tant que telles, faisaient partie de son patrimoine ;
Que si une telle autorisation apparaît dès lors en son principe nécessaire et fondée sur un intérêt légitime, il convient néanmoins d'en restreindre la portée afin de prévenir tout risque d'atteinte aux droits des tiers ;
Que par suite il n'y a pas lieu d'autoriser les consorts HE. à se faire délivrer l'ensemble des relevés des opérations intervenues du 3 mars 2003 au 3 mars 2013 sur les comptes des entités juridiques désignées, lesquels peuvent porter trace d'opérations en faveur ou en provenance de tiers, à l'exception toutefois du relevé faisant apparaître le solde de chacun desdits comptes au 3 mars 2013, sous réserve toutefois que p. HE. en ait été, au jour de son décès, l'unique bénéficiaire économique ;
Que sera en revanche autorisée la communication, sous réserve que le défunt ait été l'auteur de chaque document ou opération, des documents afférents à l'ouverture des comptes souscrits au nom des entités susvisées, le cas échéant des pièces justificatives de la clôture du ou des comptes susvisés et éventuellement du transfert des fonds qui s'y trouvaient déposés en direction d'autres comptes à condition que ce soit les comptes personnels de p. HE. ou ceux d'entités juridiques dont il était au jour de son décès l'unique bénéficiaire économique, enfin de la copie des contrats de location de coffres forts qui ont pu être souscrits au nom des sociétés susvisées et le cas échéant des pièces afférentes à la résiliation des contrats de location ;
Qu'au regard de ces circonstances c'est à bon droit, mais par motifs propres à la Cour qui se substituent à ceux du premier juge, que l'Ordonnance Présidentielle n'a pas été rétractée en ce qu'elle a ordonné une mesure de compulsoire ; que néanmoins l'ordonnance entreprise sera réformée sur l'étendue de cette mesure ;
Attendu qu'elle sera en revanche confirmée en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à l'astreinte sollicitée, étant au demeurant observé que s'il entre dans les pouvoirs du juge la faculté de prononcer une astreinte pour assurer l'exécution de sa décision, les intimés n'évoquent aucun fondement textuel qui confèrerait à la Cour d'Appel, saisie de la demande en rétractation d'une ordonnance, le pouvoir d'assortir d'une astreinte une décision rendue par un autre juge ;
Attendu que l'action de la SAM Q étant partiellement fondée, les consorts HE. seront déboutés de leur demande de dommages-intérêts pour appel abusif ;
Et attendu que la SAM Q qui succombe pour l'essentiel sera condamnée aux dépens d'appel, l'ordonnance entreprise étant confirmée du chef des dépens de première instance ;
Dispositif🔗
PAR CES MOTIFS,
LA COUR D'APPEL DE LA PRINCIPAUTÉ DE MONACO,
statuant publiquement et contradictoirement,
Reçoit l'appel,
Confirme l'ordonnance de référé du 4 février 2015, sauf en ce qui concerne l'étendue de la mesure de compulsoire ordonnée,
Statuant à nouveau,
Autorise a. HE. et s. HE. à se faire délivrer par la SAM Q le relevé faisant apparaître le solde au 3 mars 2013 de chacun des comptes dont les entités juridiques suivantes sont titulaires dans les livres de cet établissement :
ORBICAN CAPITAL SA et notamment ceux ouverts sous les numéros :
MC 5813488000010061251001650,
MC5813488000010061251003202,
ZEBULON UNITED Ltd,
ZEBULON YACHT MANAGEMENT,
ZEBULON Ltd,
ZEBRAS 13,
sous réserve toutefois que p. HE. en ait été, au jour de son décès, l'unique bénéficiaire économique,
Les autorise à se faire délivrer, sous réserve que le défunt ait été l'auteur de chaque document ou opération :
1/ les documents afférents à l'ouverture des comptes souscrits au nom des entités susvisées,
2/ le cas échéant les pièces justificatives de la clôture du ou des comptes susvisés et éventuellement du transfert des fonds qui s'y trouvaient déposés en direction d'autres comptes à condition que ce soit les comptes personnels de p. HE. ou ceux d'entités juridiques dont il était au jour de son décès l'unique bénéficiaire économique,
3/ la copie des contrats de location de coffres forts par p. HE. qui ont pu être souscrits au nom des sociétés susvisées et le cas échéant des pièces afférentes à la résiliation des contrats de location,
Déboute les consorts HE. du surplus de leurs prétentions,
Condamne la SAM Q aux dépens avec distraction au profit de Maître Didier ESCAUT, avocat-défenseur sous sa due affirmation,
Ordonne que lesdits dépens seront provisoirement liquidés sur état par le Greffier en chef, au vu du tarif applicable.
Composition🔗
Après débats en audience de la Cour d'Appel de la Principauté de Monaco, par-devant Madame Muriel DORATO-CHICOURAS, Conseiller, faisant fonction de Président, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Madame Sylvaine ARFINENGO, Conseiller, Monsieur Eric SENNA, Conseiller, assistés de Madame Virginie SANGIORGIO, Greffier en chef adjoint, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles,
Après qu'il en ait été délibéré et jugé par la formation de jugement susvisée,
Lecture est donnée à l'audience publique du 29 SEPTEMBRE 2015, Madame Muriel DORATO-CHICOURAS, Vice-Président, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, assistée de Madame Virginie SANGIORGIO, Greffier en chef adjoint, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, en présence de Monsieur Michaël BONNET, Premier Substitut du Procureur Général.