Cour d'appel, 15 décembre 1998, L. c/ Hoirs T., en présence du Ministère public

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Abstract🔗

Diffamation - Injures publiques

Citation, retenant la qualification d'injures publiques

Erreur de qualification, s'agissant d'une diffamation

Requalification par la juridiction : impossible, en l'état de la citation fixant définitivement la qualification

Résumé🔗

En matière d'infraction à la loi sur la presse, la citation introductive d'instance des parties civiles, qui a régulièrement mis l'action publique en mouvement, fixe définitivement la nature et l'étendue des poursuites quant aux faits et à leur qualification.

En l'espèce, la citation délivrée à la requête de C. et M. T. à l'encontre de F. L., après avoir spécifié l'écrit incriminé, et qualifié les propos qui y étaient tenus d'outrageants, a retenu, à la charge de celle-ci, le délit d'injures publiques envers les particuliers, prévu et réprimé par les articles 31 alinéa 2 et 35 alinéa 2 de l'ordonnance souveraine du 3 juin 1910 sur la liberté de la presse.

En conséquence il appartient seulement à la Cour de déterminer si les faits reprochés à l'inculpé sont, ou non, constitutifs de ce délit. À cet égard, les premiers juges ont, à bon droit, relevé que la distribution de l'écrit rédigé par F. L. à diverses personnes physiques et morales caractérisait la publicité, au sens de l'article 15 de l'ordonnance souveraine du 3 juin 1910 ; c'est également, à juste titre, que les premiers juges ont retenu que le contenu du courrier adressé par F. L. à ces mêmes personnes ne présentait pas de caractère injurieux, au sens de l'article 31 alinéa 2 de l'ordonnance susvisée, dès lors qu'aucun terme de mépris, invective ou expression outrageante ne renfermant l'imputation d'aucun fait, ne pouvait y être décelé.

En revanche, c'est à tort que les premiers juges ont requalifié les faits commis par F. L., en retenant à l'encontre de celle-ci un délit de diffamation, en ce que l'écrit litigieux contenait l'imputation de faits portant atteinte à l'honneur et à la considération de C. et M. T., contre lesquels il était dirigé, alors que la citation avait définitivement fixé la nature et l'étendue des poursuites quant aux faits et à leur qualification, qui ne pouvait être modifiée par référence à l'ordonnance souveraine précitée.

À cet égard, s'il résulte effectivement des termes de l'écrit incriminé que les faits reprochés pouvaient constituer une diffamation envers les particuliers, et non des injures publiques, l'erreur de qualification commise par les parties civiles poursuivantes, bien que sans influence sur la validité de la citation, ne pouvait être rectifiée par la juridiction répressive ; elle fait obstacle en revanche à toute condamnation, puisque aussi bien le délit d'injures publiques n'est pas constitué, et qu'aucune infraction de droit commun n'est susceptible d'être relevée à l'encontre de la prévenue.


Motifs🔗

La Cour,

Statuant sur les appels respectivement relevés les 23, 26 juin et 3 juillet 1998 par la prévenue F. L., le Ministère Public et les parties civiles, C. et M. T., d'un jugement du Tribunal correctionnel en date du 23 juin 1998,

Considérant que les faits, objet de la poursuite, peuvent être relatés comme suit :

F. L., à la suite de la rupture de son contrat d'agent commercial la liant aux sociétés C. et S. international dirigées par M. T., a adressé, aux environs du 17 janvier 1998, une lettre à divers destinataires domiciliés à Monaco, parmi lesquels figuraient :

  • A. G., expert-comptable, Président de l'ordre des experts-comptables de la Principauté de Monaco ;

  • la SAM C.-J. et H., sociétés d'assurances ;

  • l'Association Sportive de Monaco, section football profession ;

  • la SAM S., société d'électricité générale ;

  • la société Monégasque des eaux, concessionnaire du service public de la distribution de l'eau ;

  • la SAM F., société industrielle ;

  • la société C. à Monaco ;

  • le Crédit Foncier de Monaco, établissement bancaire ;

  • la SAM A. R., société de cosmétiques et produits de beauté,

  • la SAM I. du B., entreprise générale de travaux,

  • la SAM M. d'I., société de travail temporaire,

  • l'Entreprise C. L. à Monaco ;

Cette correspondance était ainsi rédigée :

Bonjour,

Une bonne nouvelle, ou plutôt deux bonnes nouvelles en ce début d'année :

  • la société C., représentée par M. M. T., a été condamnée par une ordonnance de référé commercial du 19/11/97 à me payer à titre de provision, la somme de 20 000 francs an attendant les résultats de l'expertise qui déterminera le montant des dommages-intérêts ;

  • la SAM S., représentée par M. T., encore lui, a été condamnée par un jugement du Juge de Paix en date du 11/11/97, à me payer la somme de 1 558,31 francs.

La moins bonne nouvelle, c'est que C. n'a toujours pas payé et que pour S., T. doit estimer qu'il est au-dessus de la Justice et du Prince puisqu'il a fallu l'intervention d'un huissier pour récupérer une somme aussi ridicule.

De ce fait, condamné à payer 1 558,31 francs, il a dû régler en plus des frais d'huissier, près de 500 francs, soit un tiers de la somme. Je suppose que c'est son expert-comptable de frère qui lui prodigue ces bons conseils, et je pense qu'un autre séjour en prison lui permettra de potasser un peu sa comptabilité.

Je t'embrasse très fort et espère te voir bientôt autour d'une coupe de Perrier, en attendant le champagne quand M. T. aura payé.

Estimant que les propos tenus dans ce courrier avaient un caractère outrageant et méprisant à leur égard, C. T. et M. T. ont régulièrement fait citer, par exploit du 1er avril 1998, F. L. devant le Tribunal correctionnel aux fins d'y répondre du délit d'injures publiques, prévu et puni par les articles 15, 31 alinéa 2 et 35 alinéa 2 de l'ordonnance souveraine sur la liberté de la presse en date du 3 juin 1910, et de s'entendre condamner à leur payer, à chacun d'eux, la somme de 100 000 francs, à titre de dommages-intérêts, et ordonner, par ailleurs, la publication du jugement à intervenir dans deux organes de presse locaux dont le Journal Nice-Martin, Édition Monaco ;

Par le jugement entrepris, le Tribunal correctionnel a statué ainsi qu'il suit :

« Sur l'action publique :

Déclare F. L. coupable du délit de diffamation envers des particuliers, après requalification de la poursuite ;

En répression, faisant application des articles 15 et 34 de l'ordonnance du 3 juin 1910,

La condamne à la peine de Huit mille francs d'amende ;

Sur les actions civiles :

Accueille C. T. et M. T. en leur action civile ;

Les déclarant partiellement fondés en leurs demandes, condamne F. L. à payer à chacun d'eux la somme de 6 000 francs à titre de dommages-intérêts ;

Dit n'y avoir lieu de faire droit au surplus de leurs prétentions ;

Condamne, en outre F. L. aux frais, qui comprendront les droits prévus par l'article 63 de l'ordonnance souveraine n° 8361 du 29 juillet 1985, avec distraction au profit de Maître Georges Blot, avocat-défenseur, dont la présence est reconnue effective et nécessaire aux débats ;

Fixe au minimum la durée de la contrainte par corps » ;

Pour statuer ainsi, les premiers juges ont, pour l'essentiel, relevé :

  • en premier lieu, que l'envoi de la correspondance litigieuse aux divers destinataires précédemment énumérés caractérise la publicité exigée par l'article 15 de l'ordonnance du 3 juin 1910 ;

  • en second lieu, que si le contenu de ce courrier ne renferme aucune injure au sens de l'article 31 alinéa 2 de l'ordonnance précitée - dans la mesure où ne peuvent y être décelé aucun terme de mépris, invective ou expression outrageante, il caractérise, en revanche, une diffamation, en ce que sont imputés à C. et M. T. des faits portant atteinte à leur honneur et à leur considération, au sens de l'alinéa 1er de ce même article ;

Qu'il convient, en conséquence, de déclarer F. L. coupable du délit de diffamation, sans que celle-ci puisse se prévaloir de sa bonne foi, eu égard à la volonté de nuire qui s'évince de sa correspondance, ni du bénéfice de l'excuse de provocation laquelle à la supposer établie, n'est pas prévue en matière de diffamation ;

  • en troisième lieu, qu'au regard du préjudice moral subi par les parties civiles et du préjudice matériel résultant du fait des frais qu'elles ont du exposer pour faire valoir leurs droits en justice, il convenait de fixer à 6 000 francs, le montant des dommages-intérêts devant revenir à chacune des parties civiles poursuivantes ;

Considérant qu'au soutien de leur appel, les parties civiles font valoir, pour l'essentiel :

  • en premier lieu, que c'est à bon droit, que les premiers juges ont requalifié en délit de diffamation envers les particuliers, les faits initialement qualifiés d'injures publiques, aux termes de leur citation, en sorte que le jugement entrepris devra être confirmé, de ce chef ;

  • en second lieu, qu'en revanche, il y a lieu de réformer ce même jugement, en ce qu'il a condamné F. L. à leur payer la somme de 6 000 francs, à titre de dommages-intérêts ;

Qu'en effet, une telle somme apparaît nettement insuffisante pour permettre de réparer le préjudice moral important qu'ils ont subi, du fait notamment de la publicité donnée par la prévenue aux propos diffamatoires tenus à leur égard, en sorte qu'il échet de condamner celle-ci à leur payer, à ce titre, la somme de 100 000 francs, à chacun d'eux ;

Considérant que le Ministère Public a requis l'infirmation du jugement déféré, au motif que les premiers juges ne pouvaient requalifier les faits d'injures publiques visés par la citation en délit de diffamation, alors que la nature et l'étendue des poursuites avaient été définitivement fixées par la citation délivrée à la requête des parties civiles poursuivantes ;

Que, par ailleurs, l'écrit incriminé ne contenait aucun terme injurieux au sens de la loi, en sorte qu'il y avait, dans ces conditions, lieu de prononcer la relaxe de la prévenue ;

Considérant qu'au soutien de son appel, F. L. a, pour l'essentiel, rappelé les circonstances qui expliqueraient, à ses dires, la correspondance incriminée et déclaré, pour le surplus, adhérer à la thèse du Ministère Public ; qu'elle a donc conclu à son renvoi des fins de la poursuite ;

SUR CE :

Quant à l'action publique :

Considérant qu'en matière d'infraction à la loi sur la presse, la citation introductive d'instance des parties civiles, qui a régulièrement mis l'action publique en mouvement, fixe définitivement la nature et l'étendue des poursuites quant aux faits et à leur qualification ;

Considérant, qu'en l'espèce, la citation délivrée à la requête de C. et M. T. à l'encontre de F. L., après avoir spécifié l'écrit incriminé, et qualifié les propos qui y étaient tenus d'outrageants, a retenu, à la charge de celle-ci, le délit d'injures publiques envers les particuliers, prévu et réprimé par les articles 31 alinéa 2 et 35 alinéa 2 de l'ordonnance souveraine du 3 juin 1910 sur la liberté de la presse ;

Considérant, en conséquence, qu'il appartient, seulement, à la Cour de déterminer si les faits reprochés à l'inculpé sont, ou non, constitutifs de ce délit ;

Considérant, à cet égard, que les premiers juges ont, à bon droit, relevé que la distribution de l'écrit rédigé par F. L. à diverses personnes physiques et morales caractérisait la publicité, au sens de l'article 15 de l'ordonnance souveraine du 3 juin 1910 ;

Considérant que c'est également, à juste titre, que les premiers juges ont retenu que le contenu du courrier adressé par F. L. à ces mêmes personnes ne présentait pas de caractère injurieux, au sens de l'article 31 alinéa 2 de l'ordonnance susvisée, dès lors qu'aucun terme de mépris, invective ou expression outrageante ne renfermant l'imputation d'aucun fait, ne pouvait y être décelé ;

Considérant qu'en revanche, c'est à tort, que les premiers juges ont requalifié les faits commis par F. L., en retenant à l'encontre de celle-ci un délit de diffamation, en ce que l'écrit litigieux contenait l'imputation de faits portant atteinte à l'honneur et à la considération de C. et M. T., contre lesquels il était dirigé, alors que la citation avait définitivement fixé la nature et l'étendue des poursuites quant aux faits et à leur qualification, qui ne pouvait être modifiée par référence à l'ordonnance souveraine précitée ;

Qu'à cet égard, s'il résulte effectivement des termes de l'écrit incriminé que les faits reprochés à F. L. pouvaient constituer une diffamation envers les particuliers, et non des injures publiques, l'erreur de qualification commise par C. et M. T., parties civiles poursuivantes, bien que sans influence sur la validité de la citation, ne pouvait être rectifiée par la juridiction répressive ; qu'elle fait obstacle en revanche à toute condamnation de F. L., puisque aussi bien le délit d'injures publiques n'est pas constitué, et qu'aucune infraction de droit commun n'est susceptible d'être relevée à l'encontre de la prévenue ;

Considérant, qu'il y a lieu, en conséquence, infirmant le jugement entrepris, de renvoyer F. L. des fins de la poursuite et de débouter C. et M. T. des fins de l'ensemble des demandes ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS :

La Cour d'appel de la principauté de Monaco,

statuant en matière correctionnelle,

Infirme le jugement du Tribunal correctionnel en date du 23 juin 1998,

Et statuant à nouveau,

Relaxe F. L. des faits qui lui sont reprochés,

Déboute C. T. et M. T. de l'ensemble de leurs demandes ;

Composition🔗

M. Landwerlin, prem. prés. ; Mlle Le Lay, prem. subst. proc. gén. ; Mes Blot, av. déf. ; Cattenati et Gorra, av. bar de Nice.

Note🔗

Cet arrêt infirme le jugement du Tribunal correctionnel en date du 23 juin 1998.

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