Cour d'appel, 3 février 1998, SAMIB c/ Solétanche-Bachy France

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Abstract🔗

Mesures conservatoires

Conditions - Principe certain de créance - Décision française de référé (non) - Expertise annulée (non)

Résumé🔗

La condamnation au paiement d'une provision, prononcée par un arrêt d'une cour française, rendu sur appel d'une ordonnance de référé ne saurait constituer un principe certain de créance susceptible de justifier une saisie conservatoire en Principauté, dès lors qu'une telle décision qui est provisoire est dépourvue au principal de l'autorité de la chose jugée, ainsi que l'édictent les articles 484 et 488 du Nouveau Code de procédure civile français.

À défaut de posséder en France une telle autorité, cette décision ne saurait être introduite dans l'ordre juridique monégasque ni directement, ni par la voie de l'exequatur, faute de remplir les conditions exigées par l'article 18 de la Convention franco-monégasque du 21 septembre 1949.

Par ailleurs, un tel principe ne peut être déduit d'un rapport d'expertise dans la mesure où celle-ci, ordonnée par le juge des référés français a été annulée en cause d'appel.


Motifs🔗

La Cour

La Cour statue sur l'appel d'une ordonnance de référé rendue le 6 novembre 1997 par le président du Tribunal de première instance de Monaco dans un litige opposant la SAM Industrie du bâtiment (SAMIB) à la société Solétanche-Bachy France.

Les faits, la procédure, les moyens et les prétentions des parties peuvent être relatés comme suit, étant fait référence pour le surplus à la décision déférée et aux écritures échangées en appel :

Courant 1989, l'État de Monaco a décidé la construction d'un Centre des congrès, avenue Princesse-Grace à Monaco.

Dans le cadre d'un marché public de l'État et à l'issue d'un appel d'offres, la société SAMIB a été retenue pour les lots 1a, 1b et 1c concernant le terrassement et les fondations de l'ouvrage.

Par un contrat du 14 février 1990, la société SAMIB, entrepreneur principal, a sous-traité l'exécution du lot 1a (fondations spéciales) à un groupement d'entreprises composé de la société française Bachy et de la société monégasque Solétanche SAM.

Après l'exécution des travaux, un différend est apparu entre le groupement Bachy-Solétanche SAM sous-traitant, et la société SAMIB, entrepreneur principal, le groupement Bachy-Solétanche réclamant, pour l'essentiel, le paiement de travaux supplémentaires qu'il avait exécutés et s'opposant à des pénalités de retard imposées par le maître de l'ouvrage.

Le 7 septembre 1992, le groupement d'entreprises mettait en demeure la société SAMIB de lui régler la somme de 12 760 880,32 francs correspondant au coût des travaux supplémentaires liés aux accidents géologiques et aux pénalités de retard.

Cette demande étant restée sans effet, la société Bachy a obtenu du président du Tribunal de commerce de Paris la désignation, par ordonnance de référé du 24 mai 1994, de M. Pierre Colin en qualité d'expert pour examiner les contrats et les travaux exécutés sur le chantier.

Par ordonnance du 7 juillet 1995, le président du Tribunal de première instance de Monaco, saisi par commission rogatoire internationale, autorisait l'expert Colin à exécuter son expertise à Monaco.

Après que l'expert Colin ait réalisé ses opérations et déposé son rapport, le 7 juillet 1995, la Cour d'appel de Paris, par arrêt du 15 décembre 1995, a infirmé l'ordonnance de référé du 24 mai 1994, au motif que le président du Tribunal de commerce de Paris était territorialement incompétent pour connaître de l'affaire.

Malgré cela, la société Bachy saisissait à nouveau le président du Tribunal de commerce de Paris, en référé, aux fins d'obtenir, au vu du rapport de l'expert Colin, l'allocation d'une provision de 7 000 000 de francs.

Par ordonnance du 27 décembre 1996, le président du Tribunal de commerce de Paris se déclarait incompétent pour connaître de cette nouvelle demande.

Sur appel formé par la société Bachy, la Cour d'appel de Paris infirmait, par arrêt du 25 avril 1997, l'ordonnance du 27 décembre 1996, se déclarait compétente sur le fondement de l'article 14 du Code civil français et condamnait la société SAMIB à payer une provision de 7 000 000 de francs.

Se prévalant de cet arrêt, la société anonyme française dénommée Solétanche-Bachy France, disant venir aux droits de la société Bachy à la suite d'une restructuration, présentait requête à M. le président du Tribunal de première instance de Monaco aux fins d'être autorisée à faire pratiquer une saisie-arrêt sur les comptes de la société SAMIB à la BNP pour un montant de 8 000 000 de francs.

La saisie-arrêt, autorisée par ordonnance du 8 octobre 1997, était pratiquée par exploit de Maître Escaut-Marquet, huissier, du 15 octobre 1997.

Par assignation du 17 octobre 1997, la société SAMIB a saisi le juge des référés d'une demande de rétractation de l'ordonnance de saisie-arrêt du 8 octobre 1997 et d'annulation et de mainlevée de la saisie-arrêt pratiquée le 15 octobre 1997.

Par l'ordonnance de référé attaquée, du 6 novembre 1997, le président du Tribunal de première instance a rejeté, en l'état, la demande de rétractation d'ordonnance formulée par la société SAMIB.

La société SAMIB a relevé appel de cette décision.

À l'appui de son appel, elle conteste en premier lieu la qualité de la société Solétanche-Bachy France pour agir au nom du Groupement d'entreprises, exposant sur ce point que le Groupement n'a pas de personnalité morale et que nul ne peut plaider par procureur.

En deuxième lieu, elle soutient que la société Solétanche-Bachy France ne peut, non plus, agir en son nom propre.

Elle rappelle sur ce point que le contrat de sous-traitance a été conclu avec une société Bachy. Elle prétend que ce contrat était conclu « intuitu personae » et que, conformément à l'article 4 de l'arrêté du 12 juillet 1989, tout changement aurait dû être autorisé par le maître de l'ouvrage, en l'espèce l'État de Monaco.

En troisième lieu, elle soutient que la société Solétanche-Bachy France ne peut se prévaloir d'aucun principe de créance à l'encontre de la société SAMIB. Elle relève sur ce point que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 25 avril 1997 n'est qu'une décision de référé, à caractère provisoire, n'ayant pas autorité de chose jugée et non susceptible d'exequatur.

Elle relève aussi que cette décision aurait été rendue par une juridiction incompétente en l'état des clauses attributives de compétence figurant à l'article 49 du cahier des prescriptions spéciales et 52 du cahier des clauses et conditions générales liant les sous-traitants.

Elle relève encore que l'ordonnance ayant désigné l'expert Colin a été infirmée et observe au surplus que l'expertise annulée ne mettait aucune somme à la charge de la société SAMIB.

En quatrième lieu, abordant le fond du litige, elle prétend n'être redevable d'aucune somme à l'égard des sous-traitants.

En cinquième lieu, et enfin, elle soutient que la procédure suivie constitue un détournement des textes légaux contraire à l'ordre public en ce qu'il aboutit à faire juger les marchés de l'État par des juridictions étrangères.

Elle demande en conséquence à la Cour :

  • de réformer l'ordonnance de référé du 6 novembre 1997.

  • de mettre à néant l'ordonnance de saisie-arrêt du 8 octobre 1997.

  • d'ordonner la mainlevée de la saisie-arrêt pratiquée le 15 octobre 1997, aux frais de la société Solétanche-Bachy France.

  • de lui donner acte de ce qu'elle se réserve de solliciter ultérieurement des dommages-intérêts.

  • de condamner l'intimée aux dépens.

La société Solétanche-Bachy France fait valoir en premier lieu qu'elle est venue aux droits de la société Bachy à la suite de la fusion-absorption de celle-ci par la société Solétanche-France. Elle se dit donc fondée à agir en justice tant en son nom propre qu'en tant que représentant nécessaire à l'autre entreprise du Groupement solidaire d'entreprises.

En deuxième lieu, elle affirme que l'interdiction de modifier le nom de la société sous-traitante sans l'accord du maître de l'ouvrage est une mesure protectrice qui ne peut valoir que dans le cadre de l'exécution des travaux et non 5 ans après la fin de ceux-ci. Elle en déduit que l'article 4 de l'arrêté du 12 juillet 1989 ne peut lui être opposé.

En troisième lieu, elle soutient que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 25 avril 1997 fondé sur le rapport de l'expert Colin, constitue « la démonstration d'un principe certain de créance qui justifie une mesure conservatoire.»

Elle expose que la Cour de Monaco n'étant ni juge du fond, ni Cour de cassation, ne saurait statuer sur le fond ni critiquer la Cour d'appel de Paris.

Elle ajoute sur ce point que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris aurait acquis force de chose jugée par application des articles 500 et 579 du Nouveau Code de procédure civile français et que la procédure de saisie-arrêt intentée à Monaco avait eu pour but d'éviter l'insolvabilité de la société SAMIB avant qu'une décision d'exequatur n'intervienne.

En quatrième lieu, elle déclare que les juridictions françaises sont compétentes en vertu de l'article 14 du Code civil français dont l'invocation devant la Cour d'appel de Paris ne saurait constituer un détournement de procédure.

En cinquième lieu, elle prétend que l'ordre public monégasque n'est en rien concerné, dans la mesure où le contrat de sous-traitance est un contrat de droit privé, auquel l'État de Monaco n'est pas partie, ne liant les sous-traitants qu'à la société SAMIB.

Elle soutient qu'au surplus, du fait d'une clause d'arbitrage, les juridictions monégasques seraient de toute manière incompétentes pour connaître le fond du litige.

En sixième lieu, et malgré les affirmations précédentes, la société Solétanche-Bachy France expose longuement, dans deux jeux de conclusions auxquelles il y a lieu de se référer, les dispositions du marché de sous-traitance et les conditions dans lesquelles furent exécutés les travaux.

Elle explique les raisons pour lesquelles, selon elle, le Groupement d'entreprises, avec l'accord, dit-elle, de la société SAMIB, fut amené à changer de méthodologie et d'effectuer des travaux supplémentaires justifiant un allongement des délais et une augmentation du coût.

Elle demande en conséquence à la Cour :

  • de confirmer la décision entreprise.

  • de débouter la société SAMIB de toutes ses demandes, fins et conclusions.

  • de la condamner aux dépens.

Le Ministère public, par conclusions orales à l'audience du 13 janvier 1998, s'interroge en premier lieu sur la compétence des juridictions françaises pour connaître du litige en l'état de deux clauses contractuelles attribuant compétence l'une aux juridictions monégasques, l'autre à une instance arbitrale mais excluant de toute manière l'application de l'article 14 du Code civil français.

En deuxième lieu, il invoque l'ordre public, faisant observer qu'un marché public de l'État ne peut être apprécié par une juridiction étrangère.

En troisième lieu, il émet des réserves sur le caractère et l'existence même de la créance invoquée par la société Bachy-Solétanche France, faisant observer que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris est fondé sur les résultats d'une expertise annulée et que la société SAMIB élève une contestation sérieuse. Il affirme qu'en toute hypothèse la créance invoquée n'est pas en péril.

Il conclut en définitive à l'infirmation de la décision attaquée.

Cela étant exposé, la Cour :

Sur la recevabilité :

Considérant qu'il est établi par les pièces versées aux débats, et au demeurant non contesté, que la société française Bachy, co-contractante de la société SAMIB a été, postérieurement à l'achèvement des travaux, absorbée par la société française Solétanche France ;

Que, du fait de cette fusion, a été constituée une société dénommée Solétanche-Bachy France.

Considérant que si l'article 4 de l'arrêté du 12 juillet 1989 interdit toute modification des caractéristiques des sociétés sous-traitantes sans l'accord du maître de l'ouvrage, cette interdiction, de nature protectrice, ne peut valoir que dans le cadre et le temps de l'exécution des travaux ;

Que cette disposition ne peut en aucune façon interdire une opération de fusion de sociétés intervenue plus de cinq ans après l'achèvement des travaux, le maître de l'ouvrage n'ayant plus aucune raison d'être consulté à ce moment ;

Considérant que la société Solétanche-Bachy France se trouve ainsi venue aux droits de la société Bachy ;

Considérant que du seul fait de la solidarité expressément prévue entre les sociétés sous-traitantes membres du Groupement d'entreprises, la société Bachy et donc désormais la société Solétanche-Bachy France, a qualité pour agir en justice contre la société SAMIB ;

Considérant qu'ainsi l'action de la société Solétanche-Bachy France à l'encontre de la société SAMIB est recevable ;

Sur les autres demandes :

Considérant que la seule question posée est de savoir si la société Solétanche-Bachy France dispose à l'encontre de la société SAMIB d'un principe certain de créance susceptible de justifier une saisie conservatoire ;

Considérant que la société Solétanche-Bachy France déduit ce principe de créance d'un arrêt rendu le 25 avril 1997 pour la Cour d'appel de Paris ayant condamné la société SAMIB à lui verser une provision de 7 000 000 de francs ;

Considérant que cet arrêt, rendu sur appel d'une ordonnance de référé, ne constitue, comme l'ordonnance de référé elle-même, qu'une décision provisoire, dépourvue au principal de l'autorité de la chose jugée, ainsi que l'édictent les articles 484 et 488 du Nouveau Code de procédure civile français ;

Considérant que cette décision, à défaut de posséder en France une telle autorité ne saurait être introduite dans l'ordre juridique monégasque ni directement, ni par la voie de l'exequatur faute de remplir les conditions exigées par l'article 18 de la Convention franco-monégasque du 21 septembre 1949 ;

Considérant que l'arrêt du 25 avril 1997, sans même qu'il y ait lieu d'examiner s'il émane d'une juridiction compétente, ne saurait donc par lui-même établir l'existence d'un principe certain de créance ;

Considérant qu'un tel principe certain ne peut être déduit du rapport établi par l'expert Colin dans la mesure où la décision ayant ordonné l'expertise a été annulée par arrêt de la Cour d'appel de Paris du 15 décembre 1995 ;

Que dès lors les constatations faites par l'expert constituent simplement des renseignements insuffisants pour servir à eux seuls de base à une décision de justice ;

Considérant que les autres éléments invoqués par la société Solétanche-Bachy France à l'appui de sa demande de saisie-arrêt concernent tous l'interprétation des termes du contrat liant les parties et les conditions techniques d'exécution des travaux ;

Que ces divers points font l'objet d'une contestation sérieuse de la part de la société SAMIB ;

Que la Cour, statuant en matière de référé sur une mesure conservatoire, ne saurait se substituer au juge du fond pour apprécier le bien-fondé des prétentions des parties ;

Considérant qu'en définitive, la société Solétanche-Bachy France ne justifie en l'état d'aucun principe certain de créance à l'égard de la société SAMIB ;

Que l'ordonnance de référé du 6 novembre 1997 doit donc être infirmée avec toutes ses conséquences ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu de donner à la société SAMIB l'acte sollicité qui ne serait pas de nature à lui conférer un droit ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

  • dit recevable l'action de la société Solétanche-Bachy France.

  • infirme l'ordonnance de référé du 6 novembre 1997.

  • annule l'ordonnance de saisie-arrêt du 8 octobre 1997.

  • déclare nulle la saisie-arrêt pratiquée le 15 octobre 1997 et ordonne la mainlevée de ladite saisie-arrêt aux frais de la société Solétanche-Bachy France.

  • dit n'y avoir lieu au donner acte sollicité.

  • déboute les parties de toutes leurs autres demandes, fins et conclusions.

Composition🔗

MM. Sacotte, prem. prés. ; Serdet, prem. subst. proc. gén. ; Mes Karczag-Mencarelli, Lorenzi, av. déf. ; Rivoir, av. bar. de Nice ; Torron, av. bar. de Paris.

Note🔗

Cet arrêt infirme l'ordonnance de référé du 6 novembre 1997, annule l'ordonnance de saisie-arrêt du 8 octobre 1997 déclare nulle la saisie-arrêt pratiquée le 15 octobre 1997 en ordonnant la mainlevée de celle-ci.

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