Cour d'appel, 2 décembre 1997, L. c/ Société C. et Cie et Société Sapa

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Abstract🔗

Gage

Disparition (vol) - Faute lourde du créancier gagiste - Action en réparation du propriétaire emprunteur - Inopposabilité d'une clause limitative de responsabilité

Prêt

Gage de l'emprunteur - Perte du gage : faute lourde - Responsabilité du prêteur, créancier gagiste

Résumé🔗

En cas de perte du gage qu'il a remis en contrepartie d'un prêt, l'emprunteur est fondé à exercer une action en dommages-intérêts nécessairement contractuelle à l'encontre du prêteur, créancier gagiste pour inexécution de son obligation de conservation des bijoux gagés alors que ceux-ci ont, à la suite d'un vol, disparu des coffres appartenant au prêteur.

Celui-ci ne saurait, aux termes de l'article 1005 du Code civil, opposer à l'emprunteur une clause limitative de responsabilité en ce qu'elle fixe le montant de l'indemnité due à l'emprunteur, en cas de perte du gage, à la valeur déclarée dudit gage par le prêteur à son assureur, dès lors que l'inexécution de l'obligation de conservation constitue une faute lourde.


Motifs🔗

La Cour

La Cour statue sur l'appel interjeté le 2 décembre 1996 par S. L. contre un jugement du Tribunal de première instance du 3 octobre 1996 signifié le 31 octobre 1996, lequel a mis hors de cause les sociétés C. et Sapa et donné acte à cette dernière de son offre de payer la somme de 120 000 francs à Mme L.

Les faits, la procédure, les prétentions et moyens des parties peuvent être ainsi résumés, référence étant faite pour le surplus au jugement déféré et aux écritures échangées en appel :

Par exploit du 13 juin 1994, Mme L. assignait les sociétés C. et Sapa en paiement solidaire des sommes de 822 407,32 francs, 50 000 francs et 150 000 francs correspondant à l'indemnisation de ses préjudices matériel et moral.

Elle exposait qu'elle avait déposé en gage le 13 avril 1992, contre un prêt de 80 000 francs, un lot de bijoux auprès de la SCS C., commissionnaire de la Sapa et qu'en septembre 1992, elle avait appris que ses bijoux avaient disparu des coffres de la Sapa à la suite d'un vol.

Par jugement du 3 octobre 1996, les premiers juges ont mis hors de cause la SCS C. en estimant qu'elle n'avait agi qu'en qualité de mandataire de la dame L.

Par ailleurs, ces derniers ont constaté qu'en déposant les bijoux, Mme L. avait accepté la clause relative à la disparition du gage, fixant dans cette hypothèse, l'indemnisation du déposant à la somme de 120 000 francs, correspondant à la valeur assurée des bijoux par la Sapa.

Dans son acte d'appel, Mme L. fait valoir qu'elle n'a eu connaissance de cette clause qu'en cours d'instance et que celle-ci ne lui est donc pas opposable.

En tout état de cause l'appelante indique que cette clause liant un professionnel à un particulier doit être déclarée abusive aux termes des articles 1014, 1017 et 1018 du Code civil.

Elle souligne en outre que la SCS C. ne peut être exonérée de sa responsabilité au seul motif qu'elle a agi en qualité de commissionnaire de la Sapa et rappelle à cet égard qu'elle n'a jamais été en contact avec la Sapa.

L'appelante indique que la SCS C. ne peut valablement soutenir que le prêt de 80 000 francs représente les 4/5 de la valeur des bijoux conformément au cahier des charges du 23 novembre 1977, le critère pris en considération n'étant pas la valeur réelle des bijoux mais correspondant à la seule estimation de l'appréciateur, en l'occurrence la Sapa.

Mme L. soutient, par conséquent, que la SCS C. est de mauvaise foi lorsqu'elle conteste les diverses attestations produites émanant de bijoutiers et de joailliers réputés, aux termes desquels la valeur globale des bijoux a été arrêtée à la somme de 822 407,32 francs ; l'appelante ajoute que si la SCS C. était elle-même convaincue de son argumentation, elle ne manquerait pas de solliciter une expertise des bijoux.

En définitive, l'appelante sollicite la réformation du jugement entrepris et la condamnation solidaire de la SCS C. et de la Sapa à lui payer les sommes de :

  • 822 407,32 francs correspondant à la valeur des bijoux.

  • 50 000 francs en réparation du préjudice moral.

  • 150 000 francs correspondant à la perte de deux années d'intérêts depuis la disparition des bijoux.

Dans ses conclusions du 11 février 1997, la SCS C. souligne qu'en vertu du récépissé n° 31.608 du 13 avril 1992, Mme L. était liée à la Sapa, créancier gagiste dont le mandataire était la SCS C. et que par conséquent sa responsabilité est limitée à celle de son mandat.

Elle sollicite donc la confirmation du jugement attaqué et demande, au titre d'un appel incident, la condamnation de Mme L. à lui payer la somme de 15 000 francs à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive.

Dans ses écritures du 25 mars 1997, La Sapa conclut à l'irrecevabilité de l'appel de Mme L. dans la mesure où celui-ci n'a pas été dirigé contre A. C. ; elle sollicite également la confirmation du jugement déféré et sa mise hors de cause en précisant que la dénomination de la société a changé, le nouveau nom étant désormais Crédit Mobilier de Monaco.

Enfin, l'intimée, dans le cadre d'un appel incident sollicite l'octroi d'une indemnité de 30 000 francs pour procédure abusive et vexatoire.

Par conclusions du 24 avril 1997, la SCS C. soulève l'irrecevabilité de l'appel pour les mêmes raisons que celles soulevées par la Sapa.

Dans ses écritures du 10 juin 1997, Mme L. fait observer que la SCS C. ne peut soulever l'irrecevabilité de l'appel puisqu'elle a déjà conclu au fond et qu'en tout état de cause, A. C. n'a jamais été partie au jugement dans la mesure où il n'apparaissait qu'en qualité de gérant de la SCS C. et Cie.

Sur ce,

Sur la forme :

Considérant que le moyen d'irrecevabilité soulevé par la Sapa puis par la SCS C. est inopérant dans la mesure où A. C. n'a jamais été partie à l'instance à titre personnel, mais en qualité de gérant de la SCS C., étant observé au surplus que cette dernière société ne pouvait soulever ce moyen après avoir déposé des conclusions au fond ;

Qu'il y a lieu, par conséquent, de rejeter ce moyen d'irrecevabilité ;

Sur le fond :

Considérant que, selon le récépissé n° 31608 établi par la SCS C., Mme L. a remis à cette société le 13 avril 1992 un lot de bijoux, en vue de leur engagement par la Sapa, le tout en contrepartie d'une avance de 80 000 francs ;

Que, selon le récépissé n° 1720 établi par la Sapa, la SCS C. a remis à cette dernière, ce même jour, lesdits bijoux, la Sapa intervenant alors en tant qu'établissement de crédit et de créancier gagiste ;

Qu'il est ainsi démontré que la SCS C., débitrice de l'obligation de conserver les bijoux déposés, a chargé la Sapa de l'exécution de ladite obligation ;

Qu'il en résulte d'une part, que la SCS C. n'a manqué à aucune de ses obligations à l'égard de Mme L. et d'autre part, que cette dernière dispose d'une action directe nécessairement contractuelle à rencontre de la Sapa ;

Considérant, par ailleurs, que la clause litigieuse insérée dans les deux récépissés ci-dessus mentionnés, constitue une clause limitative de responsabilité en ce qu'elle fixe le montant de l'indemnité due à l'emprunteur, en cas de perte du gage, à la valeur déclarée dudit gage par la Sapa à son assureur ;

Considérant qu'aux termes de l'article 1005 du Code civil, la Sapa ne peut opposer cette clause à Mme L. dans la mesure où l'inexécution par la Sapa de son obligation de conserver les bijoux remis en gage lui est imputable ;

Qu'en outre le fait pour un établissement de crédit, au surplus créancier gagiste, de manquer à cette obligation essentielle, constitue une faute lourde ;

Qu'en effet, la circonstance que l'auteur du vol des bijoux n'a pu être identifié est inopérante dans la mesure où, comme l'ont constaté les premiers juges, lesdits bijoux ont disparu des propres coffres de la Sapa ;

Qu'il est, à cet égard, significatif de constater que cette dernière, dans la présente instance, n'a donné aucune explication sur les circonstances de ce vol, et n'a fourni aucune précision sur l'existence éventuelle d'une ou plusieurs procédures de contrôle d'accès aux coffres et sur leur fiabilité ;

Considérant en outre que la Sapa a critiqué l'évaluation produite aux débats par Mme L. de ses bijoux, sans toutefois, même à titre subsidiaire, solliciter une mesure d'expertise ;

Que, dans ces conditions et dans la mesure où cette évaluation résulte d'attestations et de factures émanant, pour la plupart d'entre elles, de bijoutiers ou joailliers réputés, il y a lieu de la prendre en considération ;

Que, néanmoins, compte tenu de la dépréciation des bijoux qui n'étaient plus neufs au moment de leur engagement, une indemnité de 450 000 francs réparera intégralement le préjudice matériel subi par Mme L., eu égard aux éléments d'appréciation dont dispose la Cour, sans qu'il y ait lieu de faire droit à la demande concernant la perte d'intérêts, la réparation étant déterminée par la présente décision ;

Considérant enfin que la demande en réparation du préjudice moral n'est aucunement justifiée ;

Que l'appelante sera déboutée de ce chef ;

Considérant, dans ces conditions, que le jugement du 3 octobre 1996 doit être réformé, sauf en ce qu'il a mis hors de cause la SCS C., les appels incidents de la SCS C. et de la Sapa devenue Crédit Mobilier de Monaco étant non fondés dans la mesure où ils visaient l'octroi d'une indemnité pour appel abusif et dilatoire, Mme L. ayant pu de bonne foi se méprendre sur la portée de ses droits quant à l'appel dirigé contre la SCS C. ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

  • reçoit Mme L. en son appel,

  • réforme le jugement du Tribunal de première instance du 3 octobre 1996, sauf en ce qu'il a mis hors de cause la SCS C.

Statuant à nouveau,

  • condamne la Sapa devenue Crédit Mobilier de Monaco à payer à Mme L. la somme de 450 000 francs.

  • déboute la SCS C. et la Sapa devenue Crédit Mobilier de Monaco de leur appel incident.

Composition🔗

MM. François, v. prés, ff prés. ; Serdet prem. subst. proc. gén. ; Mes Brugnetti, Escaut, Pastor, av. déf. ; Rey, av.

Note🔗

Cet arrêt réforme le jugement du 3 octobre 1996.

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