Cour d'appel, 5 juillet 1996, B., B.-L. c/ G., en présence du Ministère public

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Abstract🔗

Diffamation

Envers particulier - Livre : passages contenant des allégations de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération d'un particulier (oui) - Bonne foi de l'auteur : preuve établie : relaxe - But poursuivi : absence d'animosité, d'intention polémique, enquête sérieuse aux fins de dénoncer le phénomène mafieux sur la Côte d'Azur

Résumé🔗

C'est à juste titre que le Tribunal correctionnel a estimé que les allégations contenues dans un ouvrage selon lesquelles une personne nommément désignée a une réputation qui serait discutable et entretient « des liens supposés avec les frères X... nommés, camorristes grand teint » sont de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne mise en cause.

Si l'ordonnance du 3 juin 1910 sur la presse ne permet pas à l'auteur de rapporter la preuve de la véracité des faits qu'il allègue, il demeure toutefois possible à celui-ci d'établir sa bonne foi.

Il résulte des débats et des pièces versées au dossier que l'auteur en écrivant son livre n'a été mu par aucune animosité à l'égard de la personne impliquée mais à poursuivi le but légitime d'attirer l'attention du public sur le danger particulier que constitue l'implantation dans le Midi de la France d'une organisation criminelle ; il doit être observé que ce but, affirmé dans l'ouvrage lui-même, est également poursuivi par les plus hautes autorités judiciaires, policières et même par le législateur français qui a édité et rendu public le rapport de la commission d'enquête rédigé à ce sujet par M. François d'Aubert ; que l'ouvrage de l'auteur et spécialement dans les deux passages incriminés, est rédigé en termes mesurés, que les faits y sont présentés de manière impartiale et sans intention polémique, que l'auteur a même édulcoré les affirmations contenues dans les documents sur lesquels s'appuie une partie de ses explications ; qu'il ne s'est pas contenté de reproduire servilement des documents fournis par d'autres mais a lui-même procédé à un travail d'enquête sérieux et de vérification, auprès des personnes mises en cause et de la question traitée relative au phénomène mafieux sur la Côte d'Azur.


Motifs🔗

La Cour

La Cour statue sur l'appel d'un jugement rendu le 16 avril 1996 par le Tribunal Correctionnel de Monaco à l'encontre de M. L. et R.-L. B.

Considérant que les faits peuvent être relatés comme suit :

R.-L. B., journaliste, a écrit un livre intitulé « Mafia, argent et politique » et sous-titré « Enquête sur des liaisons dangereuses dans le Midi ».

Cet ouvrage a été publié aux Éditions du Seuil, dans une collection dite « L'épreuve des faits ».

Le livre de R.-L. B., édité en France, a été diffusé et vendu dans plusieurs librairies de la Principauté.

Estimant que certains passages de cet ouvrage comportaient des allégations de faits diffamatoires à son égard et portant gravement atteinte à son honneur et à sa réputation, G. G., homme d'affaires italien résidant à Monaco, a régulièrement fait assigner, par acte du 28 décembre 1995, par voie de citation directe, devant le Tribunal correctionnel de Monaco :

1° comme auteurs principaux du délit de diffamation publique envers un particulier, en leur qualité de représentants de l'éditeur :

  • J. D., Président du Conseil de Surveillance de la société Éditions du Seuil,

  • M. L., présentée comme ayant édité l'ouvrage ;

2° comme complice de ce délit, R.-L. B., en sa qualité d'auteur du livre ;

3° comme civilement responsable : la société Éditions du Seuil.

G. G. demandait au Tribunal correctionnel :

  • de condamner pénalement les prévenus pour diffamation sur le fondement des articles 31 et 34 de l'ordonnance du 3 juin 1910 sur la liberté de la presse ;

  • de condamner solidairement les prévenus et la société Éditions du Seuil à lui payer la somme de 1 000 000 de francs à titre de dommages-intérêts ;

  • d'ordonner la publication, à leurs frais, de la décision à intervenir dans le journal Nice-Matin ;

  • d'ordonner la saisie et la destruction de tous les exemplaires du livre mis en vente.

Par son jugement du 16 avril 1996, le Tribunal correctionnel a :

  • relaxé J. D. des fins de la poursuite, estimant qu'il n'avait pas la qualité d'éditeur au sens de l'article 45 de l'ordonnance de 1910 ;

  • déclaré M. L., assimilée à un gérant au sens de ce même article, coupable du délit de diffamation ;

  • déclaré R.-L. B., auteur de l'ouvrage, complice du délit susvisé ;

  • en répression, condamné M. L. et R.-L. B., chacun à la peine de 10 000 francs d'amende ;

  • déclaré M. L. et R.-L. B. responsables de leurs agissements et tenus de les réparer ;

  • condamné M. L. et R.-L. B. solidairement à payer à G. G. 1 franc à titre de dommages-intérêts ;

  • ordonné la publication d'un extrait du jugement dans le quotidien Nice-Matin ;

  • dit que la responsabilité civile de la société Éditions du Seuil n'était pas engagée en la cause ;

  • débouté la partie civile du surplus de ses demandes.

Considérant que M. L. et R.-L. B. ont, seuls, relevé appel de cette décision ;

Considérant que G. G., partie civile poursuivante, mais non appelant, fait plaider, sur la base de conclusions déposées devant la Cour :

En premier lieu, que le délit de diffamation est constitué dès lors que les imputations selon lesquelles « sa réputation est discutable » qu'il serait un « homme en odeur de mafia » ou qu'il entretiendrait des liens avec les frères G. qualifiés de « camorristes grand teint » sont de nature à porter atteinte à son honneur et à sa réputation ;

Qu'il affirme sur ce point jouir d'une réputation sans tache et excipe d'un « certificat anti-mafia » délivré par les autorités italiennes ;

Qu'il expose que pour des allégations identiques publiées dans l'hebdomadaire l'Express, un journaliste a été condamné par le Tribunal correctionnel de Paris ;

En deuxième lieu, que la Loi interdit aux prévenus de rapporter la preuve de la vérité des faits qu'ils invoquent et que leur mauvaise foi est présumée ;

En troisième lieu, que les documents auxquels se réfère R.-L. B. sont, par nature, secrets, ce qui lui interdirait de s'en prévaloir ;

En quatrième lieu qu'il ne s'est livré à aucune enquête sérieuse, n'ayant même pas cru devoir rencontrer celui qu'il mettait en cause ;

En cinquième lieu que le délit constitué est imputable aux deux prévenus, M. L. étant pour sa part gérante de la publication au sens de la Loi ;

Considérant que G. G. demande en conséquence à la cour de confirmer le jugement entrepris ;

Considérant que le Ministère public, non appelant, déclare s'en rapporter à la Justice ;

Considérant que M. L. fait plaider à l'appui de son appel, et sur la base d'un mémoire déposé devant la Cour :

En premier lieu, qu'aux termes des contrats la liant à la société Éditions du Seuil, elle n'est que « directeur de collection » ce qui ne lui confère aucun pouvoir de décision dans la publication des ouvrages, ni aucune qualité pour représenter l'éditeur ;

Qu'elle précise sur ce point que le seul représentant légal de la société éditrice est M. C. C. ;

En second lieu, et subsidiairement, que, si la preuve de la vérité des faits et des allégations n'est pas autorisée, en l'espèce, par la Loi, elle est toutefois admissible, ainsi que l'auteur du livre, à rapporter la preuve de sa bonne foi ;

Qu'elle expose sur ce point que cette bonne foi est établie par :

  • la légitimité du but poursuivi, consistant à dénoncer l'implantation de la mafia dans le Midi de la France ;

  • l'absence de volonté de nuire à G. G. ;

  • le sérieux de l'enquête à laquelle s'est livré l'auteur ;

  • la prudence dans les propos de l'auteur, resté très en deçà des termes employés dans certains documents officiels publiés sur le sujet ;

Considérant que M. L. demande en définitive à la Cour :

  • de prononcer sa relaxe pure et simple en raison de l'absence de la qualité de gérante de la publication ou, subsidiairement, en raison de sa bonne foi ;

Considérant que R.-L. B. fait observer en premier lieu qu'il est poursuivi en qualité de complice alors que l'auteur principal à savoir le responsable de la publication n'est pas inquiété, ce qui le priverait d'une garantie ;

Que, reprenant ensuite à son compte les moyens développés par M. L., il invoque sa bonne foi, faisant valoir en particulier qu'il a effectué une enquête sérieuse et complète, s'appuyant sur le rapport d'une commission d'enquête parlementaire présidée par M. François d'Aubert, sur des informations fournies par des magistrats et des policiers et étayées par des documents irréfutables ;

Qu'il précise que, s'il n'a pas rencontré personnellement G. G., il a interrogé de nombreuses personnes dont certaines proches de lui ;

Qu'il indique que le sérieux de son travail est confirmé par le fait qu'il a été à plusieurs reprises invité par les autorités françaises à intervenir sur le sujet dans le cadre de réunions d'information ou de formation ;

Qu'il affirme enfin qu'aucun des documents sur lesquels il s'est appuyé n'a été obtenu de façon illégale ;

Considérant que R.-L. B. demande en définitive à la Cour de prononcer sa relaxe pure et simple ;

Sur ce,

  • Sur la qualité de M. L. :

Considérant que M. L. est liée à la société Éditions du Seuil par deux conventions successives intitulées « contrat de directeur de collection » en dates respectivement des 7 janvier 1992 et 2 janvier 1995 ;

Qu'aux termes mêmes de leur préambule, ces contrats sont conclus entre M. L., dénommée « le directeur » et la société anonyme Les Éditions du Seuil, représentée par son directeur général, en dernier lieu C. C., dénommée « l'Éditeur » ;

Qu'il résulte des articles 2 et 3 de ces contrats que si le directeur de collection participe au choix, à la conception et à la rédaction de l'ouvrage de la collection qu'il dirige, c'est l'éditeur qui conserve le pouvoir final de décider des titres et des auteurs à publier et qui assure seul la charge et la responsabilité des opérations postérieures à la décision de publier ;

Considérant que le seul fait que le verso de la page de garde de l'ouvrage incriminé porte la mention « ce livre est édité par M. L. » ne saurait conférer à celle-ci une qualité qu'elle n'a pas, alors surtout que Les Éditions du Seuil apparaissent en gros caractères tant sur la couverture qu'en première page de garde, ce qui interdit toute confusion ;

Considérant qu'ainsi M. L. ne peut être retenue dans les liens de la prévention en qualité d'éditeur ou de gérant de la publication au sens de l'article 45 de l'ordonnance du 3 juin 1910 ;

Qu'elle doit être, en conséquence, relaxée des fins de la poursuite ;

  • Sur la responsabilité de R.-L. B. :

Considérant qu'il est constant que R.-L. B. est l'auteur de l'ouvrage incriminé ;

Considérant que sur l'ensemble de cet ouvrage, le Tribunal correctionnel, pour entrer en voie de condamnation, n'a retenu comme portant atteinte à l'honneur ou à la considération de G. G. que les passages suivants :

  • page 149, l'affirmation selon laquelle la réputation de G. G. serait « discutable » ;

  • page 205, l'affirmation selon laquelle G. G. entretient « des liens - supposés - avec les frères G., camorristes grand teint » ;

Considérant qu'à défaut d'appel de G. G. ou du Ministère public, seuls ces deux passages sont soumis à l'appréciation de la Cour ; tous les autres ayant été définitivement écartés par les premiers juges ;

Considérant que c'est à juste titre que le Tribunal correctionnel a estimé que les allégations contenues dans les deux passages susvisés étaient de nature à porter atteinte à l'honneur et à la réputation de G. G. ;

Considérant que la simple conscience que les imputations sont de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne mise en cause fait présumer la mauvaise foi de leur auteur ;

Considérant que si la loi ne permet pas à l'auteur d'apporter la preuve de la véracité des faits qu'il allègue, il demeure toutefois possible à celui-ci d'établir sa bonne foi ;

Considérant qu'il résulte des débats et des pièces versées au dossier que R.-L. B., en écrivant son livre n'a été mu par aucune animosité à l'égard de G. G. mais a poursuivi le but légitime d'attirer l'attention du public sur le danger particulier que constitue l'implantation dans le Midi de la France d'une organisation criminelle ;

Qu'il doit être ici observé que ce but, affirmé dans l'ouvrage lui-même, est également poursuivi par les plus hautes autorités judiciaires, policières et même par le législateur français qui a édité et rendu public le rapport de la Commission d'enquête rédigé sur ce sujet par M. François d'Aubert ;

Considérant que l'ouvrage de R.-L. B., et spécialement dans les deux passages incriminés, est rédigé en termes mesurés ;

Que les faits y sont présentés de manière impartiale et sans intention polémique ;

Qu'il doit être ici observé que l'auteur a même édulcoré les affirmations contenues dans les documents sur lesquels s'appuie une partie de ses explications ;

Considérant que, pour rédiger son œuvre, R.-L. B. ne s'est pas contenté de reproduire servilement des documents fournis par d'autres, mais a lui-même procédé à un travail sérieux d'enquête et de vérification ;

Qu'il doit être ici observé que si R.-L. B. admet n'avoir jamais rencontré G. G., il a interrogé un certain nombre d'autres personnes mises en cause, ainsi que des magistrats, fonctionnaires et autres spécialistes de la question traitée ;

Que si la manière dont certains documents qu'il cite lui sont parvenus n'est pas établie avec certitude, rien ne permet, en l'absence de toute poursuite de ce chef, de leur attribuer une origine frauduleuse ;

Qu'au surplus la « contribution pour une monographie du phénomène mafieux sur la Côte d'Azur », ayant entre autres servi à l'auteur révèle, de par son titre même, sa destination d'être publiée ;

Que le rapport de la Commission d'Aubert, contrairement aux allégations de G. G., est un document officiel, vendu au public pour le prix de 18 francs ;

Considérant que ces faits sont suffisants pour établir la bonne foi de R.-L. B. et l'absence de sa part de toute intention de nuire à G. G. ;

Considérant en conséquence que le délit de diffamation n'est pas constitué à l'encontre de R.-L. B. qui sera relaxé de ce chef ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

Réformant le jugement du Tribunal correctionnel du 16 avril 1996,

  • Relaxe M. L. et R.-L. B. des faits qui leur sont reprochés.

  • Déboute G. G. de l'ensemble de ses demandes.

  • Le condamne aux frais de première instance et d'appel.

Composition🔗

M.M. Sacotte, prem. prés. ; Serdet, prem. subst. proc. gén. ; Mes Blot, Leandri, av. déf. ; De Leusse, av. bar. de Paris, Fassoul, av. bar. de Nice.

Note🔗

Cet arrêt réforme le jugement du Tribunal correctionnel du 16 avril 1996.

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