Cour d'appel, 4 juin 1991, S. c/ SAM Patricia

  • Consulter le PDF

Abstract🔗

Baux commerciaux

Action en nullité du locataire - Clause prétendue contraire à l'ordre public - Irrecevabilité = prescription de 2 ans - Article 31, loi n° 490 - Action en validité du bailleur quant à cette clause - Recevabilité - Adage quae temporalia sunt ad agendum, perpetua sunt ad exipiedum

Résumé🔗

Le locataire de locaux commerciaux ne peut plus demander par voie d'action principale sur le fondement de l'article 28 de la loi n° 490 sur les baux commerciaux la nullité d'une clause d'occupation précaire qui serait contraire à l'ordre public, en ayant pour conséquence de faire échec à la loi susvisée, du fait qu'en application de l'article 31 de celle-ci, son action se trouve prescrite.

Par contre, alors que le bailleur invoque la violation de la clause d'occupation précaire pour solliciter l'expulsion du locataire, en application de l'adage « quae temporalia sunt ad agendum, perpetua sunt ad excipiendum », la prescription de l'article 31 ne peut plus être opposée au locataire.

La convention d'occupation précaire portant sur une partie réduite d'une terrasse, distincte du bail commercial, est valable, quelle que soit sa durée, pourvu qu'elle n'ait pas pour but d'éluder l'application du statut des baux commerciaux, étant relevé qu'elle concerne une surface réduite, qu'elle ne constitue pas un élément essentiel du fonds de commerce et qu'il n'est point établi qu'elle ait été prise en considération pour la fixation du loyer.


Motifs🔗

La Cour,

La Cour statue sur l'appel du jugement rendu le 22 février 1990 par le Tribunal de première instance de Monaco dans le litige opposant E. et D. S. à la société immobilière Patricia ;

Les faits, la procédure, les moyens et les prétentions des parties peuvent être relatés comme suit, étant fait référence pour le surplus à la décision entreprise et aux écritures échangées en appel ;

La société Patricia est propriétaire de l'immeuble « le F. », à Monaco. Par bail en date du 31 mai 1979, elle a donné en location à S. G. un local à usage commercial portant le n. 1, d'une superficie approximative de 89 m2, sis au rez-de-chaussée dudit immeuble ;

Il était précisé que ces locaux devaient être utilisés exclusivement par le preneur à l'exploitation d'un commerce de salon de thé, fabrication et vente de glaces. Ce bail comportait entre autres une clause classique de résiliation de plein droit en cas d'inexécution d'une seule de ces clauses et conditions ;

Par lettre du 20 mai 1981, la société Patricia autorisait Monsieur G. à étendre son activité au service de vins et alcools et de plats froids ;

Courant 1981, S. G. cédait son bail à Messieurs M. et C., lesquels le cédaient à leur tour, courant 1986 à M. R. Par acte du 15 septembre 1986, ce dernier cédait régulièrement son bail à E. et D. S. ;

Par lettre du 16 septembre 1986, la société Patricia manifestait son accord à cette transaction. Elle demandait toutefois aux preneurs de « réduire la terrasse qui doit occuper à titre précaire et révocable uniquement le devant de la Gelateria... ». Le même jour, les frères S. reconnaissaient avoir reçu cette lettre et la revêtaient de leurs signatures et de la mention « bon pour accord » ;

Courant 1987, à l'occasion du renouvellement du bail, un différend surgissait entre les parties sur le montant du loyer ; les parties ne parvenant pas à s'accorder sur ce point, la société Patricia adressait aux frères S. deux lettres recommandées, en date respectivement des 3 août 1987 et 21 avril 1988 les mettant en demeure de cesser le service de plats chauds et de libérer la terrasse ;

Ces lettres étant restées sans effet, la société Patricia, par acte du 7 juillet 1988, a fait assigner les frères S. devant le juge des référés aux fins d'obtenir leur expulsion de la terrasse et la constatation de la résiliation du bail pour infraction à ses clauses ;

Par ordonnance du 29 juillet 1988, le juge des référés a renvoyé les parties à se pourvoir au principal ;

C'est en l'état de cette décision que les frères S., par acte du 22 septembre 1988, ont fait assigner la société Patricia devant le Tribunal de première instance aux fins :

  • d'une part de voir constater que la convention d'occupation précaire de la partie de la terrasse située sous préau ne constitue qu'un arrangement destiné à faire échec à la loi sur les baux commerciaux ; de voir déclarer cette convention nulle conformément à l'article 28 de la loi n° 490 ; de voir dire et juger que la terrasse fait partie intégrante du bail ;

  • d'autre part de voir dire que la vente de plats réchauffés au moyen d'un four à micro-ondes constitue une activité licite, permise par les clauses du bail ;

Par le jugement déféré, le tribunal a :

  • déclaré E. et D. S. irrecevables en leur demande tendant à l'annulation de la convention d'occupation précaire ;

  • ordonné leur expulsion de la terrasse litigieuse ;

  • déclaré la société Patricia irrecevable, en l'état, en sa demande tendant à la résiliation du bail ;

  • condamné les frères S. aux dépens ;

E. et D. S. ont relevé appel de cette décision ;

À l'appui de leur appel, ils soutiennent en premier lieu que le délai de forclusion de deux ans institué par l'article 31 de la loi n° 490 ne peut leur être opposé et qu'ils sont fondés à se prévaloir des dispositions de l'article 28 de ladite loi ;

À cet effet, ils font valoir tout d'abord que la clause d'occupation précaire de la terrasse n'a été introduite que pour frauder les dispositions d'ordre public de la loi n° 490 ;

Ils prétendent en conséquence que cette nullité peut être invoquée à tout moment ;

Ils se prévalent ensuite de leur qualité de « défendeurs » qui leur permettrait de se prévaloir, à titre de moyen de défense, de ce qui pourrait se trouver prescrit à titre principal. Ils exposent sur ce point qu'ils seraient défendeurs tant par le fait qu'ils s'opposent à une demande reconventionnelle tendant à leur expulsion, que du fait que la présente procédure ne serait que la suite naturelle de l'assignation initialement formée à leur encontre devant le juge des référés ;

Ils déduisent de cette situation que, quelle que soit la solution adoptée par la Cour, ils sont recevables à invoquer la nullité de la convention ;

En deuxième lieu, et sur le fond, ils exposent que la terrasse constitue un élément essentiel pour l'exploitation de leurs fonds de commerce et que la convention d'occupation précaire n'est qu'un artifice permettant au propriétaire de tourner les dispositions protectrices de la loi n° 490. Ils font observer que le caractère précaire de cette convention n'a été invoqué par le propriétaire que pour les contraindre à accepter ses exigences sur le montant du loyer. Ils rappellent qu'ils payent un loyer unique pour la salle et pour la terrasse. Ils déduisent de cette situation que la terrasse fait partie intégrante des lieux donnés à bail et que la convention d'occupation précaire doit être déclarée nulle ;

En troisième lieu, ils rappellent que les premiers juges ont déclaré irrecevable la demande de résiliation du bail formée par la société Patricia ; ils déclarent toutefois que, ce faisant, le tribunal n'a pas répondu à leur demande tendant à voir juger qu'ils étaient en droit de servir à leur clientèle des plats réchauffés. Ils font observer que la société Patricia persiste à soutenir que cette activité constituerait une infraction aux clauses du bail et que les deux parties sont donc d'accord pour que la Cour tranche cette question ;

Sur ce point, ils prétendent tout d'abord que le service de plats réchauffés n'entraîne aucune nuisance pour les occupants de l'immeuble et ne porte aucune atteinte au caractère de luxe de cet immeuble ;

Ils font surtout observer que leurs prédécesseurs et eux-mêmes ont servi de tels plats réchauffés pendant plusieurs années sans encourir de reproche de la part de quiconque ;

Ils exposent enfin que la vente de plats réchauffés a été explicitement autorisée par la société Patricia qui, par lettre du 29 novembre 1979, avait permis à Monsieur G. d'adjoindre à son activité celle de « Snack-Bar ». Ils se prétendent, en conséquence fondés à se prévaloir de cette autorisation ;

Ils demandent en définitive à la Cour, outre de dire, juger et constater divers points ne relevant pas du dispositif d'un arrêt, mais en constituant sa motivation ;

  • de prononcer la nullité de la convention de précarité et de dire que la terrasse litigieuse fait partie de la location commerciale ;

  • de débouter la société Patricia de sa demande tendant à leur expulsion de la terrasse ;

  • de confirmer le jugement entrepris sur l'irrecevabilité de la demande de résiliation du bail ;

  • de dire qu'ils sont en droit de servir à leur clientèle des plats réchauffés au four à micro-ondes ;

  • de débouter la société Patricia de ses demandes ;

  • de leur donner acte de ce qu'ils entendent poursuivre devant le tribunal une action tendant à l'obtention de dommages-intérêts ;

  • de condamner la société Patricia aux dépens ;

La société Patricia, pour sa part, rappelle en premier lieu que les frères S. fondent leur action sur l'article 28 de la loi n° 490 et relève que cette action n'a été engagée qu'après l'expiration du délai de deux ans établi par l'article 31 de ladite loi. Elle fait observer que ce délai de prescription n'a pas été interrompu et affirme que les frères S., demandeurs à l'instance ne peuvent se prévaloir de la qualité de défendeurs ;

Elle conclut en conséquence à l'irrecevabilité de leur demande en nullité de la clause d'occupation précaire ;

En deuxième lieu, sur le fond, la société Patricia soutient que la partie de terrasse litigieuse n'a jamais été comprise dans le bail commercial. Elle rappelle à cet effet les termes même du bail, du règlement de l'immeuble et de la lettre du 16 septembre 1986, acceptée par les frères S. Elle précise que la terrasse avait, de la même manière, été concédée à titre précaire aux locataires précédents et qu'aucune redevance ne leur avait jamais été demandée. Elle cite une jurisprudence aux termes de laquelle une convention d'occupation précaire ne pourrait se transformer en bail que par la volonté du propriétaire ;

En troisième lieu, sur le service de plats chauds, la société Patricia rappelle les termes du bail et du contrat de cession du fonds de commerce du 15 septembre 1986 et fait observer que ces documents ne font aucune mention de plats chauds, ou même réchauffés ;

Elle déclare que, dans la mesure où les frères S. entendent faire juger ce point par la Cour, l'infraction au bail devra être constatée et que sa résiliation devra être prononcée ;

Elle demande en conséquence à la Cour :

  • de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré prescrite l'action des frères S. sur la nullité de la convention d'occupation précaire ;

  • d'ordonner en conséquence leur expulsion de ladite terrasse ;

  • subsidiairement, de dire valable la convention d'occupation précaire et de débouter en conséquence les appelants de leur demande sur ce point ;

  • de dire et juger, le cas échéant, que le service de plats chauds constitue une infraction aux obligations locatives des frères S. et une cause de résiliation du bail ;

  • de prononcer en conséquence la résiliation dudit bail et l'expulsion des frères S. des locaux loués ;

  • de condamner les frères S. aux dépens ;

Ceci étant exposé, la Cour :

Sur la recevabilité de l'action en nullité de la clause de précarité :

Considérant que l'article 28 de la loi n° 490 sur les baux commerciaux déclare nuls et de nul effet, « quelle qu'en soit la forme », les clauses, stipulations et arrangements qui auraient pour conséquence directe de faire échec aux dispositions de ladite loi ;

Considérant que l'article 31 dispose que toutes les actions exercées en vertu de ladite loi se prescrivent par deux ans ;

Qu'il est constant que l'action exercée par les frères S. l'a été après l'expiration de ce délai ;

Considérant que l'article 31 susvisé ne comporte aucune distinction, quant à la prescription entre les diverses actions qui peuvent être exercées ;

Qu'aucun sort particulier n'est réservé aux actions en nullité fondées sur l'article 28, et ce quelle que soit la clause prétendue de cette nullité ;

Qu'il s'ensuit que le locataire ne peut plus demander par voie d'action principale la nullité de la clause prétendue contraire à l'ordre public, cette action étant prescrite ;

Considérant toutefois que si les frères S. sont incontestablement demandeurs au principal, sans qu'il y ait lieu d'envisager leur situation procédurale à la lumière d'autres actions passées ou en cours, il demeure que la société Patricia invoque à leur encontre la clause litigieuse d'occupation précaire de la terrasse et sollicite sur la base de ladite clause leur expulsion ;

Que dès lors les frères S., qui excipent de la nullité, pour fraude à la loi, de la clause de précarité, en application de l'adage  « Quae temporalia sunt ad agendum, perpetua sunt ad excipiendum », ne peuvent se voir opposer la prescription tirée de l'article 31 ;

Qu'il y a lieu dans ces conditions d'examiner au fond la validité de la clause litigieuse ;

Sur la clause d'occupation précaire :

Considérant que ni le bail commercial du 31 mai 1979, ni les divers actes de cession de ce bail intervenus ne font la moindre mention de la partie de terrasse litigieuse ;

Qu'il résulte cependant des pièces versées aux débats, et non contestées, que les titulaires successifs du bail ont été autorisés à installer, pour les besoins de leur commerce, des tables en terrasse sur une partie commune de l'immeuble ;

Que l'emprise de cette terrasse a été progressivement réduite par décision du propriétaire et a été en dernier lieu précisée par la lettre du 16 septembre 1986, et le plan annexé, qui a en outre rappelé le caractère précaire et révocable de cette occupation ;

Que les termes de cette lettre ont été expressément acceptés par les frères S. et revêtent donc un caractère contractuel ;

Considérant que les conventions d'occupation précaire, distinctes des baux, sont valables, quelle que soit leur durée, pourvu qu'elles n'aient pas pour but d'éluder l'application du statut des baux commerciaux établi par la loi n° 490 ;

Considérant qu'en l'espèce la terrasse litigieuse ne consiste qu'en quelques mètres carrés situés sous la galerie de l'immeuble et en façade du local donné à bail ;

Qu'elle ne comporte qu'un nombre réduit de tables et ne saurait donc constituer, comme cela est soutenu, l'élément essentiel du fonds de commerce ;

Que le propriétaire n'a perçu aucune redevance du fait de cette occupation et qu'il n'est aucunement établi que la surface de la terrasse pourrait avoir été prise en considération pour la fixation du loyer ;

Qu'en définitive aucune fraude à la loi ne peut être caractérisée ;

Considérant au surplus que les frères S. ont expressément accepté, postérieurement à la conclusion du bail, la clause litigieuse, renonçant par là d'une manière tacite mais certaine et non équivoque, à se prévaloir des dispositions protectrices de la loi n° 490 ;

Considérant que la société Patricia est ainsi en droit de mettre fin à la convention d'occupation précaire de la terrasse litigieuse et qu'il y a lieu de faire droit à sa demande d'expulsion des occupants ;

Sur le service des plats chauds :

Considérant que par lettre du 29 novembre 1979, la société Patricia a autorisé Monsieur G., alors titulaire du bail, à adjoindre à son activité celle de « snack-bar » ;

Que cette activité comporte nécessairement le service de plats qui, sans être cuisinés au sens gastronomique du terme, n'en présentent pas moins la caractéristique d'être chauds, tels que « croque-monsieur », « hot-dogs », etc.

Qu'il n'est pas contesté que les divers titulaires du bail ont fait usage de cette possibilité pour servir à leur clientèle des plats réchauffés à l'aide d'un four à micro-ondes ;

Considérant que l'autorisation donnée à Monsieur G. ne revêt pas un caractère personnel mais constitue une extension contractuelle du bail initial au même titre que celle, ultérieure, concernant le service de vins, alcools et plats froids ;

Que les frères S. sont donc en droit de se prévaloir de cet accord ;

Considérant qu'en servant des plats réchauffés à l'aide d'un four à micro-ondes, les frères S., qui, de ce fait n'ont causé aucun trouble de voisinage ni porté atteinte au caractère de luxe de l'immeuble, n'ont commis aucune infraction aux clauses du bail ;

Qu'aucune résiliation du bail n'est donc encourue de ce fait ;

Sur les autres demandes des parties :

Considérant qu'il n'y a pas lieu de donner aux frères S. l'acte sollicité, s'agissant de l'exercice d'une action distincte ;

Considérant qu'aucune des parties n'obtenant l'adjudication de l'ensemble de ses demandes, il y a lieu de partager entre elles les dépens par moitié ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

Réformant parte in qua le jugement déféré, et statuant à nouveau :

  • dit valablement conclue la convention d'occupation précaire du 16 septembre 1986,

  • ordonne l'expulsion d'E. et D. S. de la partie de terrasse objet de ladite convention, en la forme habituelle et avec toutes ses conséquences ;

  • dit que le service de plats réchauffés au four à micro-ondes ne constitue pas une infraction aux obligations du bail liant les parties et ne constitue pas une cause de résiliation dudit bail ;

  • déboute les parties de toutes leurs autres demandes, fins et conclusions.

Composition🔗

MM. Huertas prem. prés. ; Serdet prem. subst. proc. gén.

Mes Clérissi et Karczag-Mencarelli av. déf. ; Champsauz av. barr. de Nice.

Note🔗

Cet arrêt reforme parte in qua le jugement déféré rendu le 22 février 1990 par le Tribunal de première instance.

  • Consulter le PDF