Cour d'appel, 20 février 1990, Société Anonyme Entreprise Spada c/ Copropriété « Villa R. », Hoirs G., O. es-qualités, N.

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Abstract🔗

Procédure civile

Compensation de plein droit - Exception invoquée par un codébiteur

Action oblique - Conditions - Inaction du débiteur - Extinction des droits du débiteur

Résumé🔗

La compensation valablement opposée par un débiteur (architecte) à l'encontre de son créancier (maître de l'ouvrage) qu'il a été condamné à relever et garantir du paiement à une indemnité prononcée contre celui-ci au profit d'un tiers (copropriété voisine), apparaît comme un mode de paiement, qui opère l'extinction de la dette, comme de celle de son codébiteur (entrepreneur), condamné également (par une autre décision) au paiement de la même dette à laquelle chacun d'eux était tenu pour le tout.

Dès lors que cette compensation est intervenue, le créancier originaire (copropriété) ne pourrait postérieurement exercer l'action oblique contre le tiers (constructeur), lequel a la possibilité d'opposer toute exception, dont la compensation, établissant que le droit invoqué n'existe pas, est éteint ou entaché d'une cause quelconque d'inefficacité, étant précisé que le propre de l'action oblique est de permettre au créancier d'exercer les droits de son débiteur, si celui-ci refuse ou néglige d'exercer lui-même ses droits, sauf au créancier poursuivant à n'avoir plus de droit que celui à la place duquel il agit.


Motifs🔗

La Cour,

La Cour statue sur l'appel du jugement rendu le 16 février 1989 par le Tribunal de Première Instance de Monaco dans un litige opposant, d'une part la Société Entreprise Spada et, d'autre part, la copropriété de l'immeuble Villa R., R. G., tant en son nom propre, qu'en qualité de seul ayant-droit de son épouse, P. G., décédée en cours d'instance, R. O., ès-qualité d'administrateur judiciaire et J. N. ;

Les faits, la procédure, les moyens et les prétentions des parties peuvent être relatés comme suit, étant fait référence pour le surplus à la décision déférée et aux écritures échangées en appel ;

A la suite de la construction de l'immeuble « L. A. » pour le compte des époux G. par la Société Spada, sous la direction et le contrôle de l'architecte J. N., divers troubles apparurent dans l'immeuble voisin dit « Villa R. » situé .. Une longue procédure, initiée en 1972, devait aboutir à une série de décisions fragmentaires, mais complémentaires, la situation étant aujourd'hui fixée comme suit ;

Par arrêt de cette Cour en date du 28 octobre 1986, confirmant sur ce point un jugement du Tribunal de Première Instance du 26 février 1981, les époux G. ont été déclarés entièrement responsables des troubles causés à la Villa R. et ont été condamnés, avec R. O. ès qualité d'administrateur judiciaire de l'immeuble « L. A. », à indemniser ladite copropriété ;

Par jugement du Tribunal de Première Instance du 23 mai 1985, devenu définitif sur ce point, l'architecte J. N., à l'encontre duquel étaient retenus une faute de conception et un manquement à son devoir de conseil, a été condamné à relever et garantir les époux G. et R. O. des condamnations prononcées à leur encontre par le jugement du 26 février 1981 (confirmé par la suite comme rappelé ci-dessus). Par son arrêt susvisé du 28 octobre 1986, la Cour, réformant sur ce point le jugement du 23 mai 1985, a condamné la Société Spada à relever et garantir les époux G. et R. O. des condamnations susmentionnées ;

Agissant en vertu de l'arrêt du 28 octobre 1986, devenu définitif, la copropriété Villa R. a fait délivrer, par acte du 6 avril 1987, commandement à la Société Spada de payer le montant des condamnations prononcées à l'encontre des époux G. et de R. O., au motif que la Société Spada devait les relever et garantir en vertu de l'arrêt précité ;

Par acte du 29 septembre 1987, la Société Spada a fait assigner la copropriété Villa R., les époux G., R. O. et J. N. devant le Tribunal de Première Instance de Monaco, en nullité de ce commandement ;

Par le jugement déféré, le Tribunal de Première Instance a débouté la Société Spada de son opposition audit commandement ;

La Société Spada a relevé appel de cette décision ;

A l'appui de son appel, Spada expose à titre liminaire que la Villa R. ne détient aucun titre exécutoire contre elle ni contre J. N. Elle rappelle que Spada et N. ont été condamnés par deux décisions différentes au paiement de la même somme pour les mêmes causes en faveur des époux G. et de R. O. qui sont eux-mêmes débiteurs de la Villa R. Elle déduit de cette situation que l'action exercée à son encontre par la Villa R. ne peut être qu'une action oblique ;

En conséquence, elle rappelle qu'une telle action ne peut être exercée que dans la mesure où les débiteurs du créancier principal s'abstiennent volontairement d'agir ;

Elle soutient qu'en l'espèce, les époux G. et R. O. ne se sont pas abstenus d'agir, mais ne pourraient plus le faire, dans la mesure où leur action serait éteinte à la suite du paiement de la totalité de la dette par J. N. ;

Elle expose, en effet, sur ce point que J. N., après avoir acquiescé au jugement du 23 mai 1985 le condamnant, a fait valoir la compensation de sa dette avec une créance dont il était titulaire à l'encontre des époux G. ;

Contestant la motivation des premiers juges, Spada soutient que cette compensation, qui revêtirait un caractère légal et non conventionnel, a produit ses effets à l'égard de tous dès l'acquiescement de J. N. au jugement précité, soit le 15 janvier 1987. Elle précise qu'à cette date, la Villa R. n'avait aucun droit acquis à l'encontre de Spada ou de N. ;

Elle soutient également que la compensation constitue un mode de paiement et qu'il n'est nullement nécessaire que les dettes et créances réciproques soient nées d'un même litige ;

Elle soutient encore que la dette de N. et la dette de Spada sont indivisibles, chacun étant tenu pour le tout, et qu'en conséquence, la compensation intervenue ne constitue pas une exception personnelle à N., mais un paiement de la dette ;

Elle demande en conséquence, à la Cour, outre de dire et juger divers points relevant de la motivation et non du dispositif d'un arrêt de réformer le jugement entrepris ; de mettre à néant le commandement délivré à son encontre ; de condamner la copropriété « Villa R. » aux entiers dépens ;

La Copropriété « Villa R. », pour sa part, rappelle en premier lieu qu'elle est créancière des époux G. en vertu de l'arrêt du 28 octobre 1986 ;

Elle déclare que, n'ayant pu obtenir le paiement de sa créance par les époux G., elle est fondée à exercer par voie oblique l'action dont ceux-ci disposent à l'encontre de leurs garants et qu'ils se sont abstenus d'exercer eux-mêmes ;

En deuxième lieu, elle soutient que la « compensation conventionnelle » intervenue entre J. N. et les époux G. est dépourvue d'effet à son égard dans la mesure où elle n'y a pas été partie ;

En troisième lieu, elle soutient que la « convention » ne vise pas la procédure en indemnisation des préjudices subis par elle et que la compensation invoquée mettait fin à un litige étranger et antérieur à la présente instance. Elle affirme qu'une convention intervenue entre des tiers ne peut pas par avance faire échec à l'exécution d'un arrêt de la Cour d'appel non encore rendu ;

En quatrième lieu, elle fait valoir que la compensation qui s'est produite au profit de J. N. constitue une exception personnelle à celui-ci et dont Spada ne peut se prévaloir ;

En cinquième lieu, et enfin, elle déclare que les droits qu'elle entend faire valoir par la voie oblique à l'encontre de la Société Spada ne sont pas ceux découlant de la convention passée en 1970 ou en 1987, mais ceux découlant de l'arrêt du 28 octobre 1986 ;

Elle demande, en conséquence à la Cour :

  • de débouter la Société Spada des fins de son appel ;

  • de confirmer le jugement entrepris ;

R. G., tant en son nom propre qu'en qualité de seul ayant droit de son épouse décédée, et R. O., ès-qualité, demandent à la Cour :

  • de confirmer le jugement entrepris,

  • de débouter la Société Spada des fins de son appel,

  • de la condamner, ainsi que tout autre contestant, aux entiers dépens ;

J. N., enfin, rappelle qu'il se trouvait tenu avec l'entreprise Spada au paiement d'une dette unique ;

Il déclare s'être acquitté de la totalité de cette dette par compensation partielle avec une dette que les époux G. et R. O., ès-qualité, restaient eux-mêmes lui devoir en l'état d'un procès-verbal de conciliation établi le 26 octobre 1970 dans le cadre d'une expertise judiciaire ;

Il se considère dès lors comme subrogé, du fait de son paiement, dans les droits du créancier originaire à l'encontre de la Société Spada ;

Il déclare en définitive, s'en rapporter à justice sur le mérite de l'appel formé par la Société Spada et demande la condamnation aux dépens de toute partie succombante ;

Ceci étant exposé, la Cour :

Considérant qu'il est constant, et reconnu par toutes les parties, qu'en faisant délivrer à la Société Spada le commandement contesté, la copropriété Villa R. a entendu exercer par voie oblique l'action dont, selon elle, disposeraient les époux G. et R. O. à l'encontre de ladite Société Spada en vertu de l'arrêt de cette cour du 28 octobre 1986 ;

Considérant que le propre de l'action oblique est de permettre au créancier d'exercer les droits de son débiteur ;

Que l'exercice de cette action n'est possible que si le débiteur refuse ou néglige d'exercer lui-même ses droits ;

Qu'en toute hypothèse, le créancier poursuivant ne saurait avoir plus de droit que celui à la place duquel il agit ;

Que le tiers poursuivi a la possibilité d'opposer au poursuivant toute exception dont il découle que le droit invoqué n'existe pas, est éteint ou entaché d'une cause quelconque d'inefficacité ;

Considérant qu'en l'espèce, la dette dont le paiement est demandé par la copropriété Villa R. est celle mise à la charge des époux G. et de R. O., par l'arrêt de la Cour du 28 octobre 1986 ;

Que si J. N. et la Société Spada ont été déclarés tenus de relever et garantir les époux G. et R. O. de cette condamnation par deux décisions de justice différentes, il n'en demeure pas moins qu'il n'existe qu'une seule dette ayant la même cause et au paiement de laquelle chaque codébiteur était tenu pour le tout ;

Considérant que la compensation est un mode de paiement d'une dette ;

Considérant qu'il résulte des éléments versés aux débats, et notamment d'un procès-verbal de conciliation en date du 26 octobre 1970, que les époux G. et R. O., es-qualité, reconnaissaient devoir à J. N., la somme de 591 320 F. ;

Que, contrairement aux allégations des intimés, ce document ne constitue pas une « compensation conventionnelle », mais simplement la fixation dans le cadre d'une transaction judiciaire, du montant d'une créance de J. N. sur les époux G. et R. O. ;

Que la date et les causes de cette créance sont sans conséquence pour la solution du présent litige, seule important en effet, la réalité de ladite créance ;

Que le fait que ni Spada, ni la Villa R. n'aient été parties à ladite transaction est également dénué de toute pertinence, l'existence de cette créance constituant un fait juridique opposable à tous ;

Considérant que la compensation invoquée résulte de plein droit de l'intervention du jugement du 23 mai 1985, condamnant notamment J. N. à relever et garantir les époux G. et R. O. des condamnations prononcées contre eux au bénéfice de la Villa R. ;

Que cette compensation, notifiée à tous les intéressés le 21 janvier 1987, ne constitue en aucune façon une « compensation conventionnelle » ;

Que la seule coexistence des deux dettes suffit pour qu'elles soient, par l'effet de la loi, immédiatement éteintes jusqu'à concurrence de leur quotité respective ;

Qu'il importe peu que les dettes ainsi éteintes soient ou non connexes ou soient nées d'un même litige ;

Considérant que si la compensation n'a pas lieu au préjudice des droits acquis à un tiers, encore faut-il que ce tiers ait eu, lors de la réalisation de cette compensation, un droit acquis ;

Qu'en l'espèce, la Villa R. n'a délivré commandement que le 6 avril 1987, soit postérieurement à la compensation intervenue ;

Considérant que la compensation intervenue a ainsi éteint la dette dont J. N. et la Société Spada étaient redevables, chacun pour le tout, envers les époux G. et R. O. ;

Qu'il ne peut être reproché aux époux G., ou à R. O. une quelconque inaction pour ne pas avoir tenté de recouvrer une créance dont ils avaient déjà obtenu le paiement ;

Qu'en tout état de cause, ainsi que rappelé ci-avant, celui qui exerce l'action oblique ne peut avoir plus de droit que celui à la place duquel il agit ;

Qu'enfin, le paiement d'une même dette par l'un des codébiteurs tenu pour le tout ne constitue pas une exception personnelle, mais peut être invoqué par l'autre codébiteur à charge pour lui d'avoir à régler ultérieurement ses comptes avec celui qui a payé ;

Considérant qu'il y a lieu de donner acte à R. G. de ce qu'il est le seul ayant droit de son épouse décédée en cours d'instance ; que les dépens doivent suivre la succombance ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

Infirme le jugement entrepris,

Donne à R. G. l'acte sollicité,

Prononce la nullité du commandement délivré le 25 juin 1987,

Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, fins et conclusions ;

Composition🔗

MM. Huertas, prem. prés. ; Serdet, prem. subst. proc. gén. ; Mes Marquet, Sanita et Clérissi, av. déf. ; Escoffier, av. bar. de Nice

Note🔗

Cet arrêt infirme un jugement du 16 février 1989.

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