Cour d'appel, 4 mars 1986, Société Loews Hôtel c/ P.

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Abstract🔗

Bail commercial

Qualification contestée - Recherche de la commune intention des parties

Résumé🔗

Le juge n'est nullement tenu par la qualification apparemment donnée par les cocontractants à leur convention.

Lorsque la nature juridique de celle-ci donne lieu à discussion en raison du caractère ambigu voire insolite de certaines de ses stipulations, il appartient au juge de rechercher la commune intention des parties.

Les établissements commerciaux situés dans l'enceinte d'un complexe hôtelier ne bénéficient du statut de la propriété commerciale que s'ils ont une clientèle propre.


Motifs🔗

La Cour,

Statuant sur l'appel relevé par la S.A.M. Lœws Hôtel Monaco d'un jugement du Tribunal de première instance de la Principauté de Monaco en date du 18 avril 1985 ;

Référence étant faite, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties au jugement déféré et aux conclusions d'appel, il suffit de rappeler les éléments ci-après énoncés :

Saisi par la S.A.M. Lœws Hôtel Monaco d'une action dirigée contre J.-P. P. à la fois en dénégation de tout droit au bénéfice de la loi n° 490 sur les baux commerciaux, en validation d'un congé à lui délivré le 27 février 1981, en expulsion et en paiement d'une indemnité d'occupation mensuelle de 30 000 francs à compter du 1er septembre 1981 jusqu'à libération effective des locaux mis à sa disposition dans l'établissement à grande surface que la société demanderesse exploite ., et d'une somme de 50 000 francs à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive, le tout avec exécution provisoire de la décision à intervenir, le Tribunal, par le jugement susvisé, ordonnait, avant dire droit au fond, une expertise, après avoir estimé que, pour inusuelles fussent-elles en la matière, certaines clauses contraignantes du bail ne mettaient pas pour autant en cause l'indépendance du preneur dans l'exploitation de son fonds consistant à acheter en vue de leur revente des vêtements et autres marchandises, c'est-à-dire à accomplir à titre habituel sinon exclusif des actes lui conférant la qualité de commerçant au vœu de la loi au demeurant corroborée tant par une inscription au registre du commerce et de l'industrie que par l'existence d'une clientèle attachée à ladite exploitation et dès lors de nature nécessairement commerciale dont il y avait lieu, toutefois, de rechercher au moyen d'une telle mesure d'instruction si elle était personnelle à P. ou si elle appartenait exclusivement à l'Hôtel Lœws, auquel cas le droit au bénéfice de la loi n° 490 ne saurait être reconnu à ce commerçant ;

Approuvant cette décision en ce qu'elle a consacré la compétence, en l'espèce, du juge de droit commun à l'exclusion de celle de la Commission arbitrale des loyers commerciaux, la S.A.M. Lœws lui fait grief en revanche d'avoir méconnu la nature juridique du bail sur laquelle - après avoir constaté que toutes les conventions passées avec ses cocontractants étaient identiques - il appartenait aux premiers juges de se prononcer non point en considérant à tort ainsi qu'ils l'ont fait ces conventions comme procédant d'un contrat-type adéquat aussi bien à une location commerciale qu'à un contrat de prestation de services, mais en déduisant des termes mêmes de la contractation litigieuse la commune intention des parties qui avait été, selon elle, de mettre le local dont s'agit à la disposition du preneur, exploitant par ailleurs une boutique de prêt-à-porter - ., afin d'y exercer une simple activité de prestataire de services dans le cadre de ceux rendus par l'hôtel à sa clientèle, et ce sans qu'il y ait lieu de recourir au préalable à une mesure d'expertise nécessairement sans objet eu égard aux dispositions de l'article 989 du Code civil et à la soumission des parties à la seule convention qui leur tient lieu de loi ;

Elle lui reproche encore d'avoir vidé de sa substance le contrat litigieux en réputant établie l'existence en l'espèce d'éléments constitutifs d'un fonds de commerce alors que la subordination et la dépendance du preneur à l'égard du bailleur telles que découlant de clauses justement qualifiées d'inusuelles en la matière apparaissent rigoureusement inconciliables avec l'autonomie qu'implique l'exploitation d'un tel fonds ;

Elle fait valoir à cet égard que ces subordination et dépendance du preneur, contractuellement acceptées par ce dernier et lui imposant d'exercer son activité sous le seul nom de Lœws et selon une politique commerciale à lui imposée en sa qualité de prestataire de services sont de plano exclusives de toute notion d'exploitation au vœu de la loi d'un fonds de commerce ou d'industrie en sorte que s'avère sans objet la recherche, par voie expertale, de l'existence ou non d'une clientèle propre audit preneur ;

Réitérant en définitive les termes de son exploit introductif d'instance et invoquant la jurisprudence consacrée par un arrêt de la Cour de révision du 2 novembre 1983 (affaire Lœws/A.) et un arrêt de la Cour d'appel devenu irrévocable du 18 décembre 1984 (affaire Lœws c/ P.) et selon elle applicable en l'espèce, elle demande à la Cour de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par P., et, le réformant quant au fond, de valider le congé donné le 27 février 1981 pour le 31 août 1981, d'ordonner l'expulsion dudit P. ainsi que celle de tous occupants de son chef du local dont s'agit, dans le mois de la signification de l'arrêt à intervenir sous astreinte de 5 000 francs par jour de retard, de le condamner à lui payer une indemnité d'occupation mensuelle de 30 000 francs à compter du 1er septembre 1981 à laquelle devra s'ajouter le pourcentage calculé sur le chiffre brut des ventes en application de l'article 4 du contrat et ce jusqu'à la cessation de l'exploitation, ainsi que la somme de 100 000 francs à titre de dommages-intérêts dès lors qu'il n'a pu se méprendre sur la portée de ses droits en l'état des clauses exorbitantes insérées à la convention ;

Elle conclut en outre, en tant que de besoin, à ce que lui soit alloué le bénéfice de son exploit introductif d'instance avec toutes conséquences de droit et à la condamnation de P. aux dépens tant de première instance que d'appel ;

Après avoir rappelé que le bail soumis à sa signature s'intitule « bail commercial », et considéré comme contradictoire l'argumentation de la société appelante dans la mesure où elle tend à démontrer que cette qualification ne correspond pas à la réalité de l'activité par lui exercée dans les lieux, P. objecte que cette activité sous l'enseigne personnelle « R. D. » ne consiste aucunement en une prestation de services mais en des actes d'achat et de revente de marchandises qu'il choisit librement et dont il fixe lui-même le prix de vente, et que le fait de faire figurer le nom de Lœws Hôtel Monaco sur les marchandises vendues s'analyse simplement en une publicité faite au bénéfice du bailleur n'impliquant aucune ingérence de ce dernier dans la gestion du fonds de commerce ;

Faisant valoir en outre son inscription au Répertoire du commerce pour l'activité qu'il exerce dans ce fonds et son assujettissement au paiement de la T.V.A. sur la vente des marchandises qui y sont exposées, il rappelle que les dispositions du contrat le liant à la S.A.M. Lœws Hôtel Monaco excluent expressément la responsabilité de celle-ci en cas de faillite de son cocontractant et par là-même toute prétention de propriété du fonds exploité par ce dernier, et soutient que la clause 19 dudit contrat aux termes de laquelle « la cession ne pourra se faire que pour un commerce tel que défini à l'article IX » constitue une clause habituelle des contrats commerciaux et confirme superfétatoirement la nature commerciale de la location litigieuse ;

Estimant en conséquence mal fondé l'appel de la S.A.M. Lœws Hôtel Monaco et injustement invoquée par elle la jurisprudence A. et P., selon lui spécifique au contrat de prestation de services et partant inapplicable au cas de l'espèce qui relève de la législation des baux commerciaux, il conclut au déboutement de cette société des fins dudit appel ;

Il demande, de surcroît et par voie d'appel incident, qu'il soit dit et jugé que par les constatations contenues dans le jugement déféré le Tribunal a surabondamment reconnu sa qualité de commerçant, et par réformation de cette décision, que soit déclarée en conséquence sans objet l'expertise confiée à Madame Boni dont les investigations lui apparaissent de nature à présenter des difficultés dans la mesure où le règlement tantôt en espèces tantôt par chèques des marchandises par lui vendues dans les lieux litigieux rend pratiquement impossible toute distinction entre clients et visiteurs de passage ;

Sur ce,

Considérant que si le juge n'est nullement tenu par la qualification apparemment donnée par les cocontractants à leur convention et doit, lorsque la nature juridique de celle-ci donne lieu à discussion en raison du caractère ambigu voire insolite de certaines de ses dispositions, rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s'arrêter au sens littéral de ses termes, l'existence, dans l'acte sous seings privés du 19 septembre 1974 souscrit par les parties et qualifié de « bail commercial », de diverses clauses et locutions classiquement employées en matière de baux commerciaux et l'activité du « preneur » telle que définie à la convention dont s'agit apparaissent comme autant d'éléments concordants et révélateurs de la nature effectivement commerciale d'une telle convention, laquelle doit être distinguée d'un simple contrat de prestation de services dont la Cour de révision et la Cour de céans ont, successivement et par référence au caractère civil de l'activité et de la clientèle d'autres cocontractants de la même société en vertu de conventions semblables, consacré l'existence par des arrêts constitutifs d'une jurisprudence à laquelle il ne peut donc être fait référence en l'espèce ;

Que, si tant est qu'à l'image de celles génératrices des litiges sanctionnés par les arrêts susvisés, la convention des parties comporte de manière soit cumulative soit alternative les termes « marchandises vendues » et « prestations de services » - ce qui a pu conduire logiquement les premiers juges à y voir une sorte de contrat-type d'adhésion imposé par la S.A.M. Lœws Hôtel Monaco à ses cocontractants soit locataires commerciaux soit prestataires de services - cette circonstance ne saurait révoquer en doute l'intention commune desdites parties de voir utiliser le « magasin n° 1 sis dans le hall de l'Hôtel (Lobby» à des fins exclusivement commerciales puisqu'aussi bien, telle que définie par l'article IX du contrat litigieux, la destination des lieux à « la seule vente au détail de vêtements et accessoires dames, bijoux de fantaisie, parfum Léonard » confirme le nécessaire et habituel accomplissement par le « preneur » d'actes de commerce au vœu de la loi car consistant à acheter en vue de leur revente lesdites marchandises, et apparaît en contradiction absolue avec les prétentions de la société précitée selon laquelle cette activité revêtirait pour l'essentiel le caractère d'une simple prestation de service au sens de la jurisprudence qu'elle invoque vainement ;

Considérant qu'en dépit de l'assujettissement dudit « preneur » à certaines obligations contraignantes et sans doute inusuelles en matière de baux commerciaux relatifs à des locaux non inclus dans des grandes surfaces mais concevables pour des locaux commerciaux en dépendant en raison de la nécessaire conformité de leur exploitation à certaines normes économiques régissant tout l'ensemble, l'activité ainsi exercée sans discontinuité dans les « lieux loués » depuis le 1er septembre 1975 et l'inscription de son auteur au Répertoire du Commerce et de l'Industrie font, à l'évidence, apparaître P. comme un commerçant exploitant dans ces lieux et sous l'enseigne personnelle « R. D. » un commerce essentiellement de prêt-à-porter femme dont la clientèle revêt partant un caractère commercial et non civil, et ce dans des conditions qui, pour restrictives soient-elles à certains égards de l'autonomie d'exploitation caractérisant tout fonds de commerce, laissent néanmoins au « preneur » une liberté d'action suffisante à ses seuls risques et périls, dans ses rapports avec son personnel, ses fournisseurs et sa clientèle, pour être compatible avec l'existence en l'espèce d'un tel fonds dans la mesure où serait réputée personnelle à son présumé titulaire la clientèle attachée à son exploitation ;

Qu'il est, à cet égard, de jurisprudence constante que les établissements commerciaux situés dans l'enceinte d'autres établissements ne bénéficient du statut de la propriété commerciale que s'ils ont une clientèle propre ;

Qu'il s'ensuit que la S.A.M. Lœws Hôtel Monaco serait mal fondée à dénier à P. tout droit au bénéfice des dispositions de la loi n° 490 si la clientèle de ce dernier apparaissait comme faisant partie, pour l'essentiel, de son patrimoine commercial ;

Considérant qu'il ne saurait, dès lors, être fait grief aux premiers juges d'avoir, avant dire droit et, eu égard à l'insuffisance des éléments soumis à leur appréciation, ordonné de ce chef une mesure d'expertise aux frais avancés de la société précitée pour des motifs pertinemment déduits auxquels il convient de se référer ;

Considérant qu'il échet en conséquence de confirmer le jugement entrepris, sauf à substituer au terme « exclusivement » celui de « essentiellement » dans le libellé de la mission d'expertise confiée à Madame Boni, et de débouter P. de son appel incident tendant à voir dire sans objet cette mesure d'instruction ;

Considérant que les dépens doivent être réservés ;

Dispositif🔗

PAR CES MOTIFS,

Et ceux non contraires des premiers juges,

La Cour d'appel de la Principauté de Monaco,

Confirme le jugement entrepris du 18 avril 1985, sauf à substituer au terme « exclusivement » celui de « essentiellement » dans le libellé de la mission d'expertise confiée à Madame Boni ;

Déboute P. de son appel incident ;

Composition🔗

MM. Merqui, vice-prés. ; Truchi, prem. subst. proc. gén. ; MMes Boéri et Marquilly, av. déf. ; Léandri, av.

Note🔗

Les pourvois formés contre cet arrêt les 10 et 24 avril 1986 ont été rejetés par arrêt de la Cour de révision prononcé le 8 octobre 1986 (voir ce recueil).

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